L'une des nouvelles de mon recueil, publié le 1er juillet.
"...douze nouvelles de grande tenue. Avec imagination, poésie, tendresse, une touche de mélancolie et une note d’humour, Marie Vallaury évoque ces épreuves qui nous transforment ou nous anéantissent, mais auxquelles on n'échappe pas.
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Mon premier recueil de nouvelles fantastiques publié, Dans l’ombre de la faille. En voici l’une des nouvelles :
Morgane
En entrant dans le café, le premier sentiment qui nous effleure est celui d’une absence, d’un vide. Pourtant toutes les tables sont occupées, et un joyeux brouhaha rivalise avec le fond musical, une de ces balades irlandaises chères au patron. La lumière tamisée est chaleureuse, dans un premier temps. Puis on se retrouve à plisser légèrement les yeux, parce qu’après réflexion, la clarté est à peine suffisante. Les lampes, de simples abat-jour de toile écrue, sont allumées, accrochées à intervalles réguliers le long du mur en lambris, mais elles semblent manquer de la volonté d’éclairer. Elles diffusent avec réticence.
La décoration est à l’avenant. Bois brut, sol en béton gris, aucun tableau au mur, un mobilier disparate sorti d’une brocante, des nappes défraîchies. Non pas défraîchies par une longue existence, le café est un bâtiment relativement récent. Plutôt délavées, comme des brouillons à peine esquissés. D’ailleurs, tout le décor donne cette même impression d’ébauche : les murs semblent manquer de fermeté, les perspectives sont confuses, les finitions inachevées.
Malgré cela, le bistrot est plein, et ce n’est pas seulement parce qu’il est le seul du village. La cuisine est délicieuse, et Armand, le patron, compense en chaleur humaine et en générosité tout ce qui fait défaut au décor. Avec lui aux fourneaux, l’expression « cuisine du monde » prend tout son sens. Il manie les épices en virtuose, et si un plat n’existe pas, il l’invente. Sa présence flamboyante maintient la cohésion du bâtiment et l’empêche de se déliter. Tant qu’il y aura de la vie, un maximum de vie, l’endroit existera, envers et contre tout.
Bien que nous en soyons friands, ce n’est pas la cuisine d’Armand qui nous attire ici chaque soir. Ce sont ses cocktails. Suaves, intenses, piquants, euphorisants, des petits bonheurs liquides, bariolés, portant des noms improbables et évocateurs. Adaptés à toutes les circonstances et à tous les états d’âme. Il faut bien cela pour vivre dans cette bourgade au lourd secret.
Ce soir, Luc en est à son troisième « Ensorceleuse », et son œil pétillant témoigne de son ébriété. J’adore cet homme posé, d’une gentillesse infinie. Il parle peu, mais son visage dit tout. Ses émotions s’y impriment sans fard, et c’est sa manière de participer à la conversation. La quarantaine bien sonnée, un corps trapu, présent, imprégné d’une force accueillante. Le gars rassurant, sur qui on peut compter, et il le démontre tous les jours. Il est le bricoleur attitré du village, et un des rares habitants à avoir accepté la situation avec sagesse. Même avec soulagement, si j’ai bien compris les maigres informations qu’il nous a données sur sa vie d’avant. Un divorce douloureux dont il ne voyait pas le bout, la perte d’un emploi. En arrivant à Foyer, Luc n’a vu que l’opportunité d’une nouvelle vie, et son intégration a été exemplaire. Sans son côté taiseux, il aurait été parfait dans le rôle d’intégrateur.
– Flora, tu rêves ?
Antoine caresse le dessus de ma main de son pouce. Je lui souris, tout en retirant mon bras. J’essaie de ne pas trop l’encourager. C’est un garçon charmant, beau comme un cœur. Il est craquant, avec ses grands yeux noisette et naïfs, sa silhouette d’adolescent. Il ne fait pas ses vingt-six ans, et ça ne m’aide pas à accepter nos dix années de différence. Mais la raison principale de mon hésitation, c’est que j’espère toujours que nous parviendrons à quitter Foyer, et je ne veux pas m’attacher à quelqu’un d’ici. Antoine ne paraît pas fâché de mon geste.
– Tu penses à l’organisation de la fête de demain ?
– Non, tout est prêt. Tu me connais, j’aime que tout soit parfait, et je n’aime pas être prise au dépourvu.
– C’est toujours parfait ! Je me souviendrai toute ma vie de ton feu d’artifice sensoriel. Et pour demain, tu ne veux toujours pas nous dire ce que tu as inventé ?
– Eh non, surprise ! Modère ton impatience, jeune homme.
– Dis-moi au moins si Morgane a validé ton projet ? Tu avais l’air tellement enthousiasmée par ton idée.
– Oui, elle l’a accepté, elle a déjà commencé à le dessiner. On verra demain matin si tout est là.
– Génial, je me réjouis trop. Je vais me recommander un cocktail, tu en veux un autre ?
– Allez, envoie un « Frénétique », ils sont trop bons. Merci, Antoine.
Je me tourne vers Luc, mais son air ahuri me dissuade de lui en commander un. Pour lui, ça suffit pour aujourd’hui.
– Et Balti, il ne vient pas ce soir ?
Luc me répond d’un haussement d’épaule, mais il a quand même le tact d’imprimer une moue interrogative sur son visage. Voilà bien le seul homme qui parle encore moins que d’habitude quand il a bu. Je vais donc faire la conversation toute seule en attendant le retour d’Antoine.
– Il ne va pas tarder, sûrement… il sait qu’on doit discuter de son numéro de clown pour demain. Mais je trouve ça bizarre, il n’est jamais en retard, plutôt du genre à être le premier installé. Il paraît qu’il a réécrit tout son spectacle ? Oui, il te l’a dit aussi. Ça ne m’étonne pas, ce mec a des milliers d’idées qui se télescopent sous son crâne chauve. C’est peut-être ça qui lui bousille les follicules capillaires, si ça se trouve. Tu te souviens de son show à l’anniversaire de Paula ? J’en ai eu des courbatures aux zygomatiques pendant deux jours ! Et ses parodies de Morgane ? À mourir de rire ! Heureusement qu’elle ne vient pas aux fêtes, elle aurait pu mal le prendre…
Luc hoche la tête au rythme de mes questions, l’air d’approuver sans réserve tout ce que je dis. Je soupire. Il me plaît bien, mais la vie ne doit pas être simple avec lui. Surtout pour une foldingue extravertie comme moi.
Balti, c’est Balthazar, le comique du groupe. Pour lui, la vie n’est que jeux de mots et vannes désopilantes. Mimes, illusionnisme, acrobaties, tout est bon pour arracher rires et sourires à son public. Il est le pilier incontournable de tous les spectacles que j’organise, mais en réalité, il est en représentation toute la journée. Face à un tsunami, Balthazar trouverait encore le moyen de plaisanter et de positiver – « Attention, dernier programme de rinçage ! ». Il imprime et distribue un mini journal d’histoires drôles, qu’il a appelé avec humour l’Embrasement de Foyer. Les villageois l’adorent pour sa bonne humeur constante, ce qui lui vaut de multiples invitations. Il est aussi le célibataire le plus en vue, quelle femme n’aimerait pas avoir un joyeux luron à ses côtés pour illuminer son quotidien ? Sans lui, la vie au village serait beaucoup plus difficile, il est à la fois la source et le gardien de la joie. Antoine, Luc et moi sommes les seuls à savoir que sa gaieté permanente n’est qu’un remède à l’immense chagrin d’avoir laissé sa fiancée de l’autre côté.
Justement, j’aperçois Balti de l’autre côté de la salle. Il vient vers nous, et sa mine est grave. Mon ventre se noue, j’ai un mauvais pressentiment. Dans son regard sombre, je lis la justification de ma crainte. Autour de nous, les contours commencent déjà à s’estomper, les couleurs se ternissent.
– Mon Dieu, non !
La main sur la bouche, je me lève d’un bond et pivote pour appeler Antoine. Celui-ci est debout, les deux verres de cocktail à la main, il devait se tenir juste devant le comptoir qui a maintenant disparu. Armand, en grande discussion avec lui, les coudes appuyés sur le bar, s’est reculé précipitamment pour ne pas tomber lorsque le meuble s’est effacé.
– Vite, Antoine, il faut y aller. Dépêche-toi, bon Dieu, ne reste pas planté là !
Le jeune homme pose les cocktails sur une table et se rue vers nous. Luc a déjà enfilé sa veste, j’attrape mon sac. Les lumières tremblotent, comme des chandelles prêtes à s’éteindre. Arrivé près de moi, Antoine m’attrape la main, et nous nous tournons tous les trois vers Balti qui lâche d’un ton accablé :
– C’est Morgane, elle repart en vrille.
Je me tiens dans l’embrasure de la porte de l’Atelier. Essoufflée par ma course, je tente de me détendre. Mieux vaut être calme pour m’adresser à elle. Je sens la présence rassurante de mes trois compagnons, dans mon dos. De toute façon, il n’y a plus d’urgence, Morgane a posé sa gomme. Je murmure sans me retourner :
– Laissez-moi seule avec elle, je vais lui parler. Mais ne vous éloignez pas, si j’ai besoin de vous, je vous appelle.
L’Atelier est plongé dans la pénombre. Morgane se tient près de la baie vitrée, je distingue à peine sa silhouette en contre-nuit. Je laisse filer le silence encore quelques minutes. Une ombre bouge, furtive. J’entends le grattement d’une allumette, et trois bougies s’allument, révélant Morgane assise dans son petit fauteuil de velours mauve. Les larmes me montent aux yeux, elle est si pâle. Je m’approche avec douceur et m’installe sur une chaise, en face d’elle.
Elle a pleuré. Ses yeux sont rouges et bouffis, sa bouche crispée, ses longues mains blanches tremblent, posées sur ses genoux. J’attends, pour ne pas la brusquer, pour ne pas la blesser. Cette femme est une porcelaine, belle et fragile. Ses épaules se relâchent, son souffle ralentit, ma présence discrète lui fait du bien. Avec elle, il faut trouver la bonne distance, l’indifférence la tue, trop d’empathie l’étouffe.
Les bruits du café nous parviennent, étouffés. L’éternelle musique celtique, entrecoupée de cris et de rires. Est-ce cela qui a heurté Morgane aujourd’hui ? Elle a un rapport complexe avec la fête, les réunions joyeuses. Plus que tout autre, elle comprend le besoin de compagnie, l’importance de se relier, d’être ensemble. Mais elle a du mal à y trouver sa place, à se sentir acceptée. Paradoxalement, la joie des autres la ramène à sa propre solitude. Nous avons dû insister longtemps pour obtenir notre bistrot. Elle était tiraillée entre l’envie de nous faire plaisir et sa défiance face aux débordements festifs qui ne manqueraient pas de se produire. Elle a cédé et a esquissé un compromis, un café à peine matérialisé, que nous remplissons de vie pour qu’il continue à exister.
Morgane a relevé la tête et me regarde. Elle semble calmée. Ses traits fins sont plus détendus, ses yeux plus sereins. Je retrouve sa beauté de madone, cette expression si douce qui ferait fondre les cœurs les plus durs. Elle ne sourit pas souvent, mais son sourire est une île dans la tempête. Bien sûr, ses accès de rage sont fulgurants, et ses crises de désespoir abyssales. Elle a la compassion de ceux qui ont souffert, la tolérance de ceux qui ont trop vécu. J’aime cette femme plus qu’une amie, plus qu’une sœur. Elle est mon contraire, et elle est moi.
Je me souviens de la première fois que je l’ai vue. Elle était assise sur un banc de pierre, adossée à la façade d’une chaumière. J’emploie le mot chaumière, mais entendez ce que je veux dire : il n’est pas question de l’antre d’une sorcière, ni d’une misérable masure tombant en ruine. Non, je vous parle de la petite maison idéale de la petite famille parfaite. Son toit de chaume doré étincelait au soleil, et au milieu du faîte, une cheminée fumait (au mois d’août !). Volets en bois percés d’un cœur, rideaux à carreaux rouge et blanc, clochette à la porte d’entrée. Des arceaux de bois recouverts de rosiers, autour d’une mare avec des poissons rouges. Une cabane à oiseaux. Toute la panoplie, vous dis-je.
Morgane se tenait très droite, les mains croisées sur son ventre, et nous regardait arriver. Son expression était indéchiffrable. Elle nous avait vus de loin, mais ne se leva pas pour nous accueillir. Il faut la comprendre, nous étions les premiers arrivants.
De notre côté, nous étions ravis. Cela faisait plus de deux heures que nous marchions dans la rase campagne, à la recherche d’un gîte pourtant indiqué sur la carte. Notre guide pour cette randonnée de trois jours, Thomas, semblait perdu, et pas seulement géographiquement. Je crois que c’était la première fois qu’il accompagnait un groupe. Sûrement la dernière. Luc et Balthazar étaient là, eux aussi. Des compagnons de la première heure.
Au loin, au pied des collines, nous avons vu un reflet, et Thomas a repris du poil de la bête. La direction était donnée. Nous avons traversé des champs foisonnants d’herbes hautes qui dansaient dans le vent. C’est en arrivant devant un petit pont de pierre que nous avons franchi le bord de la feuille. Des années après, j’aimerais pouvoir vous dire que nous avions senti le passage, un frémissement, un vide, un éclair dans la tête, n’importe quoi. Mais non, nous avons traversé le pont en chantant, et nous sommes entrés dans le domaine de Morgane.
Assoiffés, épuisés, nous nous sommes arrêtés à quelques pas de la femme assise sur son banc. Je ne sais pas si c’est sa beauté qui nous a soudain intimidés, ou si nous avons perçu que cet endroit idyllique détonnait étrangement dans le paysage, comme une pièce rapportée. Nous sommes restés silencieux, un peu empruntés d’un côté comme de l’autre, à nous observer. Je détaillais la silhouette fine, les longs cheveux noirs qui descendaient sur sa poitrine, les grands yeux d’un bleu océanien, posés comme des joyaux sur sa peau blanche.
Puis Morgane a souri, et tout s’est éclairé. Elle nous a accueilli avec simplicité, sans grandes effusions, comme s’il était naturel de dépanner quatre randonneurs égarés. Nous avons pu étendre nos matelas gonflables dans un appentis situé derrière la maison. Après un repas délicieux, mais très frugal – bien sûr, elle n’attendait personne – nous nous sommes effondrés de fatigue et avons dormi d’une traite jusqu’au lendemain.
Je m’étais réveillée dans une forme éblouissante. Le soleil taquinait mes compagnons encore endormis à travers les planches disjointes, l’air sentait bon, et j’avais pris le temps d’apprécier la douceur matinale.
Morgane nous avait préparé un petit-déjeuner somptueux. Je m’attardais quelques secondes à me demander où elle avait trouvé ces montagnes de fruits, ces confitures. Une énorme brioche trônait au milieu de la table, mais on ne sentait aucune odeur dans la cuisine. Puis la faim avait pris le dessus et j’avais fait honneur au repas, et mes compagnons de même.
Les jours suivants sont flous dans ma mémoire. Des siestes dans le jardin, des promenades, une partie de pêche, de la nourriture à profusion, des soirées au coin du feu. Et du soleil. Pas un nuage, pas de vent, pas de pluie. Un temps magnifique, estival sans être caniculaire. Le paradis.
Une sorte de léthargie aussi. À peine l’envie de repartir, de retrouver nos vies, de reprendre notre randonnée interrompue, nous titillait, qu’aussitôt elle se volatilisait. Nous étions gavés de bien-être. C’est à ce moment-là que l’attitude de Morgane avait commencé à nous paraître étrange. Dès que nous évoquions l’idée d’un départ, elle se taisait et paraissait gênée. Nous sommes restés plusieurs jours, sans que je puisse dire combien. Et malgré l’abondance de nourriture, pas une seule fois je n’ai vu Morgane cuisiner ou sortir pour faire des courses.
Le jour où Thomas est venu me chercher, j’étais à la rivière, assise sur une pierre, les pieds dans l’eau. J’avais découvert cette rivière le matin même, et je m’étais étonnée de ne pas l’avoir vue avant. Thomas portait ses chaussures de marche et son sac à dos.
– Flora ! Je te cherche depuis une bonne heure. On a parlé avec Balthazar et Luc, on trouve qu’il y a quelque chose de bizarre dans cet endroit. Tu ne le sens pas ?
– Oui, je le sens, mais l’impression m’échappe quand je porte mon attention dessus. C’est qu’on est tellement bien ici, on pourrait rester encore un peu…
– On doit partir, Flora, maintenant !
– Mais il faut que j’aille dire au revoir à Morgane…
– Non ! Si on retourne là-bas, on ne pourra plus s’en aller. J’ai pris tes affaires, viens. Les gars nous attendent vers le petit pont.
J’étais déchirée. Je m’étais attachée à Morgane, à sa grâce, à son regard d’océan. À sa douceur de nymphe qui désarmait mon tempérament de feu. Mais je savais que Thomas avait raison, et qu’il fallait que nous nous arrachions à l’attraction du lieu. Je me suis habillée et nous avons rejoint les garçons à l’autre bout de la propriété. Je leur trouvais l’air grave. Ce départ ressemblait bel et bien à une fuite.
Savions-nous déjà que notre échappée serait vouée à l’échec ? Avec le recul, je dirais que oui. Nos mouvements étaient ralentis, hésitants. Pendant un moment qui m’a semblé une éternité, personne ne s’est avancé en direction du pont et de l’horizon qui s’ouvrait de l’autre côté. Personne ne voulait savoir.
Alors j’ai fait un pas, puis un autre.
Mon corps m’a donné l’impression de s’alléger, et c’était plutôt agréable. Je me suis surprise à espérer, un court instant, et mon cœur a bondi de soulagement. Puis ça a commencé. Une sensation atroce de désintégration, comme si mes molécules se dispersaient dans le vent. Je me décomposais de l’intérieur. Au bord de l’anéantissement, je me suis arrêtée et j’ai regardé mes trois compagnons restés en arrière. Ils me fixaient avec des yeux fous, et je crois que Luc criait, je voyais sa bouche grande ouverte, mais je n’entendais rien. Thomas s’est précipité, ses mains ont battu l’air autour de moi, sans rien saisir. L’horreur lui pétrifiait le visage, il gesticulait, on aurait dit qu’il cherchait à sortir une noyée de l’eau. Dans un effort de volonté, je me suis tendue vers lui, je me suis densifiée juste assez pour qu’il parvienne à attraper mon bras. Il m’a tirée loin du pont, et nous nous sommes laissé tomber dans l’herbe, haletants et terrifiés.
Nous sommes retournés lentement vers la chaumière. Confus, incrédules. Des centaines de questions vrillant nos cerveaux, mais trop en état de choc pour les formuler. Thomas n’avait pas lâché ma main, et je lui en étais reconnaissante. La sensation de quasi-désintégration était encore très présente dans mon corps.
Morgane était assise sur le banc de pierre, comme le jour de notre arrivée. À la différence que cette fois-ci, son visage était empreint d’une indicible tristesse. Elle n’a pas baissé les yeux, assumant sa souffrance et ses remords. Sans un mot, sans nous concerter, nous nous sommes assis devant elle, en demi-cercle, et nous avons attendu ses explications.
– Je suis désolée. Tellement désolée…
Nous sommes restés muets. Nous n’allions certainement pas lui faciliter la tâche.
– Je ne savais pas si vous alliez pouvoir repartir. Vraiment, je vous assure, je n’en avais aucune idée. C’est la première fois que quelqu’un arrive jusqu’ici. Je ne pensais même pas que ce soit possible. Je croyais que j’allais rester seule jusqu’à la fin de mes jours.
Morgane s’est tue un instant, les yeux vitrifiés de larmes. Son émotion était réelle, d’une intensité écrasante. Si authentique, si touchante, que je crois qu’inconsciemment, nous lui avions déjà pardonné.
– Je vais tout vous raconter, même si je sais que vous aurez du mal à me croire. Le début de l’histoire est banal, et triste, mais je ne veux pas avoir l’air de m’apitoyer sur mon sort. Mon passé n’est sans doute pas une excuse. Un père qui n’a existé que le temps d’une étreinte, une mère trop jeune, dépassée, qui a choisi d’abdiquer plutôt que de m’infliger ses incapacités. J’ai connu l’orphelinat, et ce n’était pas la pire expérience. Dans ce genre d’endroit, on apprend très vite que l’amour n’est pas compris dans le séjour. Mais il y a une forme de communauté, de lien, et nous sommes toutes à égalité face à la souffrance. Puis vient le temps des familles d’accueil, et là commence le désenchantement. Parce que le mot famille laisse entrevoir un espoir de tendresse, ou au moins d’affection. Parce que le mot accueil sonne comme acceptation. La désillusion est d’autant plus forte que l’attente est élevée. Je vous passe les détails, vous les imaginez sans peine. Ils n’ont de valeur que pour mieux comprendre ce lieu, son pourquoi et son comment. À quinze ans, j’ai décidé que j’en avais assez supporté. J’ai cessé d’attendre de mon entourage, j’ai compris que je devais créer mon propre monde, un monde à la hauteur de mes désirs. J’ai fugué, et j’ai vécu quelques mois dans la rue. Ce n’était pas si difficile, parce qu’au moins, j’étais libre.
Morgane semblait apaisée par son récit. J’étais suspendue à ses lèvres, comme les autres, et ma mésaventure près du pont était oubliée, du moins pour le moment.
– Un jour, sur le trottoir, j’ai ramassé un crayon gris. Il était petit et très usé, mais il m’a fait l’effet d’un trésor. Il m’a rappelé la joie que j’avais à dessiner, quand j’étais petite. Tout le monde me disait que j’étais douée, mais ce n’était pas important pour moi. Ce qui comptait, c’était ce sentiment de vie qui m’habitait quand je dessinais, ce sentiment d’avoir le monde entier au bout de mes doigts. Je me suis débrouillée pour dénicher du papier, et à partir de ce jour, mon destin a changé. J’ai eu quelques temps heureux, accaparée par le dessin. Mais rien ne dure. Une nuit, je me suis fait agresser alors que je dormais dans la rue. On m’a volé le peu de choses que je possédais, quelques vêtements, un sac de couchage, une brosse à dents. Dans un accès de rage, j’ai décidé de quitter la ville et j’ai marché, pendant des heures, jusqu’à m’effondrer dans un fossé. Au réveil, j’ai grignoté quelques pommes dans un verger et j’ai continué ma route, à travers une campagne si verte qu’elle en était réconfortante, magnifique pour une enfant de la ville comme moi. Ce périple m’a littéralement nettoyée de mes mauvaises humeurs et de mes idées noires. Vers la fin de l’après-midi, éreintée de kilomètres, l’estomac vide, je me suis posée au pied d’un arbre. Je me sentais en même temps apaisée et incapable d’aller plus loin. Je suis restée là, contemplant ce paysage splendide, à imaginer une vie différente, plus belle, plus douce, plus chaude. Dans mes poches, j’ai retrouvé mon bout de crayon et quelques feuilles de papier pliées en quatre. Sur la première feuille, j’ai dessiné la maison de mes rêves. Sur la deuxième, le jardin tout autour. Puis l’intérieur de la maison, le mobilier, la vaisselle, des livres, un vase rempli de fleurs. Tout, dans les moindres détails. Et sur la dernière feuille, probablement poussée par la faim qui me dévorait le ventre, j’ai dessiné une table recouverte de victuailles. Puis je me suis endormie.
Plongée dans ses souvenirs, la jeune femme a laissé planer un long silence. D’un coup, elle s’est levée et a disparu à l’intérieur de la maison, nous abandonnant à la surprise de cette pause inattendue. Elle est revenue avec un pichet d’eau fraîche et nous a servi. Elle a avalé son verre comme une désespérée. Puis elle a dû sentir notre impatience et s’est rassise pour continuer son histoire.
– Le lendemain, la maison était là, devant moi. Je sais que cela paraît impossible, et pourtant c’est la vérité. La maison que j’avais dessinée la veille, au détail près. J’ai pris du temps avant de m’approcher, pour voir si elle était vraiment réelle. Elle l’était. Solide comme si elle avait toujours existé. À l’intérieur aussi, tout était semblable à mon dessin. La table de la cuisine était surchargée de nourriture, et j’avais tellement faim que je ne me suis pas posé plus de questions. J’ai mangé jusqu’à exploser, et c’était merveilleux. J’ai passé la journée à découvrir mon nouveau domaine. J’aurais voulu me laisser aller à l’euphorie, mais je devais d’abord vérifier si la maison tiendrait au-delà d’une journée. Je me suis couché la peur au ventre. Mais tout était là le lendemain, comme cela l’est encore aujourd’hui. Voilà comment j’ai découvert mon don…
J’avais mille questions à lui poser, sans savoir par où commencer. Le plus simple était de la laisser poursuivre. Si j’avais bien compris, nous étions coincés ici, nous allions avoir tout le temps nécessaire pour les hypothèses et les réponses, pour les peurs et les regrets.
– Dès le moment où j’ai accepté que cet endroit était ma création, et qu’il ne s’en irait pas, j’ai laissé exploser ma joie et ma créativité. La maison était splendide, mais les tons que j’avais imaginé en dessinant apparaissaient un peu délavés, comme dans un rêve. J’ai commencé par matérialiser des crayons de couleur, en me concentrant intensément. À partir de là, ma créativité a été sans limites. J’ai créé des mondes extraordinaires, des châteaux, des propriétés somptueuses, des cabanes dans les arbres, des paillotes sur une plage. J’ai habité des lieux de beauté, des lieux de paix, sans haine, sans disputes, sans cris, et je me suis libérée de la violence et du mépris. Je n’avais qu’à effacer ces mondes quand j’en étais lassée. Finalement, je suis revenue à ma petite maison du début, celle qui était la plus proche de ce dont j’avais rêvé, dans mes longues nuits d’orpheline. La vie était belle et douce, malgré cela, j’ai commencé à ressentir le poids de la solitude. J’ai bien essayé de dessiner des êtres humains, mais, heureusement, mon pouvoir ne va pas jusque-là.
Cette fois-ci, je n’ai pas pu me retenir d’intervenir :
– Mais, Morgane, tu nous as dit que tu avais fugué à 15 ans, et aujourd’hui, tu as quoi, 24-25 ans ? Cela voudrait dire que tu es restée seule pendant près de dix ans ?
– Je ne sais pas exactement, j’ai perdu toute notion du temps. Mais je dirais que c’est possible, oui.
– Je trouve ça terrible, de vivre seule aussi longtemps !
– Pendant des années, j’ai été très occupée à dessiner et à créer, je ne me préoccupais pas du temps qui passait. J’avais l’impression d’avoir l’éternité devant moi, et j’avais vécu tellement d’horreurs que la compagnie d’autres personnes ne me manquait pas. J’étais beaucoup mieux seule. Dans les premiers temps en tous cas. Mais je pense que cela doit bien faire deux ou trois ans que la solitude me pèse vraiment.
– Comment expliques-tu notre présence alors ? l’a interrogée Thomas.
– Je ne me l’explique pas. Je crois qu’au fil du temps, je me suis adoucie, j’ai calmé la rage qui m’habitait, j’ai pardonné aussi. Mon désir de compagnie est devenu très intense, très présent. Et je vous ai vus arriver… je ne savais pas quoi penser. Je craignais d’être responsable de vous avoir attirés ici, et en même temps, j’étais folle de joie ! Ces quelques jours avec vous ont été les plus heureux de mon existence. Quand vous avez commencé à évoquer votre départ, j’ai été terrifiée.
– Je comprends mieux pourquoi tu avais l’air si gênée, tu devais te demander si nous réussirions à repasser de l’autre côté.
– Oui, je l’espérais pour vous, et je le redoutais, de peur d’être à nouveau seule.
– Bon Dieu, tu es quand même consciente que nous ne pouvons pas rester ici ! a explosé Balthazar, qui se retenait depuis trop longtemps. Nous avons une vie, une famille, un boulot, des amis qui nous attendent. Ton histoire est très touchante, et extraordinaire, c’est sûr. Mais je veux me tirer d’ici, et vite ! J’ai une fiancée, je dois me marier le mois prochain, elle doit être morte d’inquiétude !
Morgane a eu un haut-le-corps, giflée par la violence de la tirade. Puis elle s’est effondrée comme un tas de chiffons. Nous n’avons pas pu continuer la conversation.
Le repas du soir a été déprimant. Morgane était absente, à elle-même et aux autres. Balthazar a mangé très vite, le regard sombre, et s’est retiré dans l’appentis. Thomas nageait en pleine confusion, il fixait Morgane d’un air éperdu, espérant une parole rassurante, un sourire. Seul Luc était calme. Je me suis rendu compte qu’il n’avait pas prononcé une parole depuis le pont. Quant à moi, j’étais très agitée, incapable de réfléchir aux conséquences de ce que je venais d’entendre.
Le lendemain, les garçons ont malgré tout voulu retenter la traversée. Ils m’avaient pourtant vue devenir transparente à l’approche du pont, mais ils avaient besoin d’une confirmation. Leur expérience a été aussi traumatisante que la mienne.
À notre retour, nous avons trouvé Morgane penchée sur sa table à dessin. Elle nous a fait signe d’approcher. Trois feuilles étaient posées côte à côte, trois esquisses de maison. Pour chacun de nous, la jeune femme avait su saisir l’essence de notre personnalité, et l’avait transposée dans chaque projet. Je crois que c’est à ce moment que la vérité nous a frappés de plein fouet : nous allions devenir les nouveaux voisins de Morgane.
Voilà comment est né Foyer.
La nuit nous protège, Morgane et moi. La fragile lueur des bougies crée une intimité sublime, précieuse. Au fil des années passées ensemble, notre lien est devenu indéfectible. Je la comprends, je la soutiens dans ses moments de crise, ma joie de vivre nourrit son feu intérieur. Et elle, elle est l’onguent de mes brûlures. Je chuchote, pour ne pas briser la complicité qui s’est installée :
– Qu’est-ce qui s’est passé, Morgane ? C’est à cause du café ?
– Non, ce n’est pas ça, je me suis habituée à vos rires et à vos chants, j’y trouve même un certain réconfort. D’ailleurs, je voulais vous dire que je vais améliorer le dessin du café, pour que le lieu soit plus confortable.
– Tout le monde va apprécier, c’est sûr. Tu sais à quel point ce bistrot est important pour nous.
– Oui, je sais, et je regrette d’avoir mis si longtemps à le comprendre. Je… j’ai vu quelque chose aujourd’hui… ça m’a brisé le cœur. Je me promenais vers l’étang, et j’ai vu Balthazar assis sur une souche. Il pleurait. Ça m’a fait un choc, lui qui est toujours tellement joyeux. Nous avons parlé, il m’a dit qu’il ne parvenait pas à oublier sa fiancée. Oh, Flora ! Je ne savais pas qu’il était si malheureux, je suis tellement triste. J’ai brisé la vie de tous ces gens, je m’en veux tellement…
– Tu ne l’as pas fait volontairement, arracher les gens à leur vie d’avant. Ton don est inexplicable. Je me suis souvent dit que peut-être, nous avions été attirés ici. Pourquoi, je ne sais pas. Cela fait des années que de nouveaux habitants arrivent régulièrement, et que le village s’agrandit. Cela ne peut pas être seulement du hasard, il y a une force là-dessous, qui les a poussés à entrer dans la feuille. Tu sais, Morgane, il y a beaucoup de gens heureux ici. Bien sûr, il faut faire le deuil de notre vie de l’autre côté, et c’est difficile, voire impossible pour certains, comme Balthazar. Mais beaucoup y sont arrivés, et aiment leur nouvelle vie. Et notre nouvel intégrateur, Antoine, fait des merveilles. Il a trouvé une utilité à ses études de psychologie interrompues, il aide énormément les gens à passer les différentes étapes d’acceptation et à prendre un nouveau départ à Foyer.
– Il y a vraiment des gens heureux ici ? Je n’arrive pas à m’en convaincre.
– Je t’assure, Morgane, la grande majorité aime vivre à Foyer. Nous formons une communauté soudée, et tu pourvois à tous nos besoins. Et je vais te dire quelque chose : les quelques personnes qui seraient susceptibles de causer du grabuge n’osent pas le faire, elles ont peur que tu te mettes en colère et que tu effaces leurs maisons ! C’est très dissuasif.
– Je ne l’ai fait qu’une fois ! Et c’était mérité, ce voleur avait cambriolé la maison de Justine. Alors qu’il suffisait de me demander de lui dessiner ce dont il avait besoin.
– Il n’a jamais recommencé, d’ailleurs, il a bien compris la leçon. Je me souviens aussi de ces jours où tu étais tellement triste qu’il a plu sans arrêt pendant près d’une semaine. Tout le monde défilait chez toi pour essayer de te changer les idées et de te remonter le moral ! Je crois que nous aurions accepté n’importe quoi pour que tu nous redonnes un beau ciel bleu. Et tu te rappelles le jour où tu as emmuré la vieille Lucienne ? Tu étais dans une colère noire, je ne t’avais jamais vue comme ça.
– Elle avait promis de s’occuper des fillettes, ce jour-là. Anna et Lisa l’ont attendue pendant des heures, toutes seules chez elles. Tout ça parce que la vieille Lucienne jouait tranquillement aux cartes chez Jojo ! Tu sais à quel point je suis sensible à l’abandon, je n’ai pas pu me maîtriser. C’était tellement facile, de remplacer la porte de sa maison par un mur de briques.
– Je ne te donne pas tort, les fillettes ne doivent jamais être seules, elles sont trop petites pour ça. Tout le village s’est organisé pour les garder à tour de rôle, et ça se passe très bien. Tu vois, c’est aussi cela qui est magnifique, cette notion de communauté, cette solidarité qui s’est créée entre les habitants. Je crois que les gens règlent quelque chose ici, même si pour cela, ils ont dû abandonner beaucoup de choses. Et dans un sens, c’est grâce à toi.
Je vois que mes paroles la touchent. Morgane semble illuminée de soulagement, de reconnaissance. Elle est aussi épuisée par toutes ces vagues d’émotions. Je la raccompagne jusqu’à sa chambre et l’aide à se mettre au lit. Sa voix n’est qu’un filet, voilée de sommeil :
– Merci Flora…
Et elle s’endort.
Le lendemain, Morgane a disparu. Je m’étais levée d’excellente humeur, impatiente de voir si la jeune femme avait créé la piscine qui devait servir de décor à l’organisation de ma soirée « Atlantes et sirènes ». Ne voyant rien, je fonce chez elle. Je suis inquiète, même si elle m’avait parue calmée après sa crise d’hier.
La chaumière est vide. Le lit est défait, la table du petit-déjeuner n’est pas débarrassée. C’est étonnant, Morgane n’a pas pour habitude de se lever tôt, et ne se rend à son Atelier qu’en début d’après-midi. Je ressors et contourne la maison. La porte de l’Atelier est grande ouverte, et mon estomac se contracte. Il s’est passé quelque chose.
J’ai du mal à saisir la signification de ce que je vois. Morgane aime l’ordre, et son Atelier offre toujours un aspect épuré. Elle ne travaille que sur un dessin à la fois, pour y mettre toute sa concentration, et le range soigneusement dans des armoires à dossiers suspendus. Chaque croquis est précieux, son contenu peut être important, voire essentiel pour quelqu’un.
Aujourd’hui, tous les dessins sont sortis des armoires, et étalés partout dans la pièce. Sur l’immense table à dessin, sur le sol, le canapé, les chaises. Scotchés sur les murs, les fenêtres. La tête me tourne, et je me raccroche au chambranle. J’appelle, et le son est absorbé par cette multitude de papier. Je n’ose pas pénétrer dans l’Atelier, de crainte de marcher sur une feuille.
J’ai peur de comprendre.
Un regard sur le dessin le plus proche de moi me confirme mon intuition. Le trait est délavé, les couleurs ternes. Les dessins de Morgane ont toujours eu une présence très forte, ils irradiaient comme s’ils étaient vivants. Celui que je regarde est mort. La magie s’en est allée.
Morgane est partie.
Cela fait trois ans maintenant que j’ai quitté Foyer. Mes amis me manquent, mais leur souvenir reste ensoleillé. L’absence de Morgane, elle, est un gouffre qui me saisit de vertige si je m’en approche.
Le jour de son départ de Foyer, tout s’est passé très vite. J’ai couru au village annoncer la nouvelle. J’étais en larmes, mais l’onde de choc n’avait pas encore atteint ma conscience. J’ai eu le temps de prévenir tout le monde, d’expliquer l’état de l’Atelier, la perte de substance des dessins.
Puis la vague m’a frappée, et j’ai coulé. C’est Luc qui m’a raconté la suite. Je me souviens encore de son accablement, alors qu’il me décrivait le chaos engendré par mon annonce. Jamais il n’avait aligné autant de mots, il fallait que ça sorte, toute cette amertume, cette déception.
– Tu vois, Flora, je croyais vraiment qu’on était unis, comme une grande famille dont Morgane aurait été la mère, la sœur, ou la fille… Et là, dès qu’ils ont entendus qu’elle était partie, tout a explosé. Quelques-uns ont été choqués, attristés, et je comprenais leurs réactions. Même moi, qui avait accepté si facilement notre isolement à Foyer, je ressentais l’immensité de cette perte. Mais les autres, Flora, la grande majorité des autres… j’ai encore du mal à admettre qu’ils aient pu être aussi … heureux. J’ai entendu des cris de joie, des gens se sont embrassés. Certains sont partis en courant, sans même dire adieu. Ils étaient persuadés que le passage pouvait être franchi, et ils avaient raison, puisqu’on ne les a jamais revus. D’autres ont imaginé pouvoir emporter toutes leurs possessions, et on les a vus remplir des sacs jusqu’à ras bord, se charger de tant de choses inutiles, de choses qui n’avaient plus aucun sens une fois sorties de Foyer. J’ai su après coup que tous ces objets sont tombés en poussière quelques kilomètres plus loin. Un petit groupe est resté, et nous nous sommes réunis dans le café. Balti était là, malgré l’impatience qu’il devait ressentir. Ou peut-être était-il conscient qu’avec les années, sa fiancée ne l’avait probablement pas attendu. Tu faisais peine à voir, Flora, tu étais comme un automate brisé. Nous devions être une quinzaine, pas plus. Armand nous a préparé un repas, et nous avons passé une dernière soirée ensemble. C’était un peu comme à ces enterrements, où la tristesse se mélange à la joie. Personne ne se sentait pressé de partir, nous voulions prolonger ces instants fusionnels, parce que ce que nous avions vécu n’appartiendrait jamais qu’à nous seuls. Notre histoire était inracontable, et cela créait un lien puissant entre nous, tout à la fois acteurs et témoins d’une parenthèse de pure magie. Ça avait été une aventure fantastique, étrange et unique.
Luc ne m’a plus quittée, il m’a accompagnée lors de mon retour en ville, m’a soutenue dans mes efforts pour reprendre une vie normale. Ça n’a pas été facile, mais nous sommes restés accrochés l’un à l’autre, comme deux désespérés dans la tempête. Plus jamais je ne me suis inquiétée de son côté taciturne. Il parle peu, mais il sait écouter. Et c’est tout ce dont j’ai besoin.
Nous avons eu de rares nouvelles concernant des habitants de Foyer, et nous n’en avons pas cherchées. Nous avons revu les personnes qui comptaient pour nous, le reste importe peu. Balti n’a jamais retrouvé sa fiancée, mais il a rencontré une jeune femme adorable. Il a gardé son merveilleux sens de l’humour. Antoine a entrepris une formation de médiateur, fort de son expérience d’intégrateur à Foyer. Il donne aussi de son temps comme bénévole dans une association d’aide aux personnes migrantes. Thomas n’a jamais voulu reprendre son métier de guide de randonnée.
Ce soir, Luc est rentré avec une lueur pétillante dans le regard. Il a posé un journal devant moi, et mon cœur a bondi dans ma poitrine.
La photo de Morgane s’affiche en première page. Elle est resplendissante. Elle est en représentation au théâtre du Contretemps, où elle propose le « Spectacle Impossible ». Un chien en équilibre sur une bulle de savon, une minuscule tempête de neige, une rose aux pétales dorés. Sa créativité n’a pas perdu de sa fulgurance ni de son originalité.
Je l’imagine dessiner ses numéros, tous plus loufoques les uns que les autres, et une vague de tendresse m’envahit. Je suis si fière d’elle. Elle a trouvé sa voie. Luc sourit, aussi heureux que moi. Les retrouvailles promettent d’être extraordinaires.
Commentaires (1)
Marie Vallaury
05.09.2024
Vous pouvez trouver le recueil "Dans l'ombre de la faille" à La Librerit, une librairie indépendante.
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