Créé le: 17.11.2021
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Mise au point
Pour fêter la prochaine, l'éminente remise des Prix, je vous livre une autre lettre à mon ennemi, une histoire fictive cette fois-ci.
Reprendre la lecture
Bonjour à toi qui te prétends moi.
Voilà quelque temps que j’hésite à t’écrire. Je commence un message, l’efface, recommence et l’efface à nouveau.
Mais aujourd’hui, la coupe est pleine, tu as commis une grosse erreur alors que jusqu’ici tu avais tout juste, à quelques détails près.
Le voyage en Écosse par exemple. J’avais bien planifié de visiter la distillerie McGillian, sauf que ce jour-là, un mal de tête m’a clouée dans ma chambre d’hôtel. Mais la photo de l’alambic historique que tu as postée était jolie et mes amis l’ont aimée. Alors je n’ai rien dit. Après tout, ce n’était pas trop grave.
Je ne sais pas comment tu es parvenu à pirater mon compte, à plusieurs reprises. Quelque part la prouesse mérite mes félicitations. J’ai eu beau changer de mot de passe encore et encore, à chaque fois, je retrouvais tes interventions sur mon profil. J’ai fini par rendre les armes. La seule solution aurait été de fermer définitivement mon compte. Mais qu’est-ce qui t’aurait empêché d’en rouvrir un? Rien que pour toi? Au moins, comme ça, j’ai un regard sur ce que tu publies en mon nom. D’autant que je ne serais sans doute pas parvenue à me sevrer des réseaux sociaux. J’ai peut-être un léger problème d’addiction de ce côté-là. Donc je m’applique à considérer le positif de la situation et pousse sous le tapis ses aspects dérangeants.
D’une façon générale, je ne peux pas trop me plaindre: tu partages les mêmes types d’articles que moi. Seulement parfois, tu ajoutes une thématique, que je soutiens certes, mais je préférerais la garder pour moi. Comme mon engagement dans la grève des femmes ou mon intérêt pour le langage inclusif. Les retrouver étalées au grand jour sur mon mur m’a valu une brouille avec un collègue. J’ai essayé de lui expliquer que ce n’était pas moi, qu’on avait piraté mon compte, mais tu excelles tellement à te faire passer pour moi qu’il ne m’a pas crue. Et surtout, quand il m’a demandé: «Donc tu ne penses pas que c’est important?», mon bafouillement éloquent a mis un terme définitif à la conversation, ainsi qu’à notre relation amicale de travail.
Autre point positif: je ne suis pas fan des selfies, et ça, tu l’as bien compris. Malgré ta vie nocturne plus active que la mienne (moi je me couche avec le soleil, à cause des médicaments), tu n’as jamais fauté de ce côté-là. Quelque part, le côté noctambule de ta personnalité me rend bien service. La réalité des réseaux sociaux est souvent une vie rêvée, idéalisée par une succession d’événements heureux, les moins bons soigneusement omis. Tes interventions nocturnes amènent un piment que la mienne ne possède pas. Non pas que j’en souffre, ça fait du bien à mon image.
J’imagine que tu te réveilles tout autant fatiguée que moi, à cause de tes escapades? Si ce n’est que moi, je les ai passées au chaud sous la couette. Le médecin qui me suit est en train d’ajuster mes médicaments pour que mes nuits soient plus reposantes. Car parfois j’ai le sentiment de les avoir vécues avec toi, tellement le réveil s’avère pénible.
Pour en revenir à la raison qui m’a incitée à enfin t’écrire, c’est que tu as clairement franchi la ligne qui séparait nos vies. J’ai souvent eu des doutes quand il manquait un ou deux billets dans mon porte-monnaie ou qu’une robe était au sale plutôt que dans la penderie. Ça n’aurait pu être que des oublis, après tout, ça m’arrive fréquemment. Sauf que cette fois, tu as interféré directement avec ma réalité.
Ce matin, quand j’ai répondu à la sonnerie de la porte, j’ai trouvé un immense bouquet de fleurs. Il ne se tenait pas par magie sur mon seuil, un jeune homme se cachait derrière. Il m’a souri, timidement, et m’a avoué qu’il n’arrêtait pas de penser à moi depuis notre rencontre. Devant mon mutisme intrigué, il a poursuivi ses explications de plus en plus confuses en l’absence de réaction de ma part. D’après lui, nous nous serions abordés en boîte, trois jours plus tôt et le «courant aurait passé» (je cite ses mots). Après plusieurs verres, quelques danses «toujours plus rapprochées», nous aurions terminé la soirée à «flirter» sur un canapé dans un coin sombre. Il parait que j’ai prétexté un besoin urgent pour m’éclipser discrètement. Sans laisser mes coordonnées. Ce qui expliquerait qu’il lui ait fallu si longtemps pour me retrouver.
Je lui ai bien évidemment répondu qu’il faisait erreur, qu’il devait me prendre pour une autre. C’est là qu’il a attrapé mon poignet, l’a retourné et a exhibé comme preuve flagrante ce tampon de boîte de nuit que j’avais découvert un matin en me réveillant. Je tentais de le faire disparaitre depuis trois jours, durée qui correspond insidieusement à notre soi-disant rencontre. Mais ces cochonneries ne s’effacent pas facilement.
Je l’ai fixé bêtement, incapable de trouver une réponse qui ne me ferait pas passer pour folle, comme si j’avais besoin qu’un inconnu se mette à imaginer des trucs sur moi. Son regard m’a troublé. Il était franc et rempli d’attente, limite suppliant comme le chat poté de Shrek. Et puis je dois reconnaitre qu’il ne me laissait pas indifférente, de prime abord. On a vraiment les mêmes goûts toi et moi, question mecs. Mais je me suis ressaisie et je lui ai claqué la porte au nez. Pour qui il se prenait !
La sonnerie a retenti à nouveau. J’ai rouvert et il m’a tendu le bouquet en m’expliquant, penaud, qu’il ne savait pas quoi en faire, qu’il l’avait acheté pour moi de toute façon et qu’il y avait glissé ses coordonnées au cas où…
Cette intrusion directe de ta vie privée dans la mienne, comme si elles pouvaient se mélanger, se confondre, c’est vraiment aller trop loin.
Qu’est-ce que tu me veux? Tu cherches à prendre ma place physiquement alors que tu possèdes déjà une bonne part de mon espace virtuel? Tu te crois meilleure parce qu’aucun docteur ne te suit depuis ta plus tendre enfance?
Je lui ai parlé de toi, tu sais. Il m’a dit que tu ne représentais pas un danger pour moi et m’a proposé un nouveau médicament, un de plus, mais qui devrait me faire du bien, a-t-il ajouté, confiant. Des fois je ne comprends pas tous ces sous-entendus, mais il a toujours été de bon conseil et il prend bien soin de moi.
Tu sais ce qui te ferait du bien à toi? C’est de rencontrer mon docteur. Je suis certaine qu’il pourrait t’aider aussi. Car, vu comme tu usurpes ma vie, tu dois avoir un sacré problème.
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