Ce pourrait-il qu’une simple boite à biscuits puisse contenir la mémoire d’une vie ?
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Ce matin-là, inquiet, le médecin m’avait appelée. Il m’avait affirmé que les propos de ma mère étaient incohérents, qu’elle avait des visions à la Bernadette Soubirou, qu’elle était agitée et que ses phrases étaient certes formées de mots, mais que la syntaxe ne suivait aucune règle.
Ma mère avait 90 ans et vivait dans une maison de retraite depuis six mois. Ensemble, nous avions rempli ses directives anticipées, et, outre le fait d’avoir précisé qu’elle attendait avec impatience le repos éternel, elle avait ajouté qu’elle refuserait catégoriquement de perdre la mémoire (ou la boule selon ses termes) et que dans cette éventualité, il fallait l’aider à inscrire un point final à sa déjà trop longue vie. Quelle idée ! Que voulait-elle ? Que je l’étouffe sous un coussin ou que je lui administre un médicament puissant et définitif ? Il était hors de question je prenne un jour le rôle d’un lugubre Père-Noël pour honorer cette requête farfelue. Je m’étais bien gardée de le lui dire. De toute façon, si elle perdait la mémoire, elle ne le saurait pas.
Le médecin m’avait demandé si j’acceptais qu’elle bénéficie d’une IRM afin de vérifier qu’elle n’ait pas fait un AVC. J’avais donné mon accord et attendu. Sans nouvelle en fin de journée, j’avais fini par appeler pour entendre que les résultats se faisaient attendre, mais que Valentina était retournée dans son lieu de vie. Valentina Natalina, Tina pour ses proches ou Titine pour mon père – lorsqu’il prononçait ce surnom, je me disais qu’il aimait quand même un peu ma mère – était une femme haute en couleur, parfois incohérente. Cependant, j’en étais sûre, ce n’était pas le moment pour elle de passer l’arme à droite (à nouveau selon ses termes). Pas possible ! Pas déjà !
Ce soir-là, j’avais pris mon scooter pour aller la trouver, une petite crainte au creux du ventre tout de même. On m’avait rapporté qu’elle n’avait rien mangé de la journée, qu’elle avait déliré, ouvert et fermé des armoires pour y chercher une soi-disant boite à biscuits, puis qu’elle s’était endormie, sans doute lassée de sa propre confusion. En entrant dans sa chambre, je l’avais découverte assise au bord du lit, la tête penchée en avant, son déambulateur aligné à ses pieds. Elle était habillée et visiblement prête à descendre au réfectoire pour le repas du soir. Elle avait mis quelques secondes à me reconnaitre et m’avait enfin souri.
– Tu es là !
– Comment tu vas?
– Comme tous les jours, j’attends la nuit pour m’endormir en espérant ne pas revoir le jour se lever derrière les barreaux.
– Derrière les rideaux, maman.
– C’est pareil !
Ma mère allait très bien ! Je ne voyais aucune différence avec les autres jours si ce n’est que les mots qu’elle employait habituellement. En principe, elle déclarait : « Je ne sais pas compter jusqu’à 100 » ; « On ne peut pas vivre plus vieux que vieux » ; « Laissons la place aux jeunes ». Outre le fait que sa mémoire à très court terme faisait défaut (les repas, les visites, les activités du jour ne s’imprimaient plus dans sa tête), elle ne prenait plaisir à rien. Même la nourriture n’était plus un sujet : chose curieuse pour une femme qui avait confectionné des petits plats raffinés à la reine d’Italie lorsqu’elle œuvrait comme gouvernante dans une riche famille genevoise.
Ma mère cuisinait bien, mais dans mon enfance, elle rechignait toujours à saler notre nourriture du quotidien.
– Ils ont dit à la télé que le sel n’était pas bon pour la santé !
– Qui a dit ça ? Et pourquoi ?
– Je te l’ai dit : le sel, c’est pas bon pour la santé.
La télévision parlait toute seule, une intelligence artificielle avant l’heure. Une pensée propre. Il n’y avait pas à se soucier de qui avait dit quoi. « Ils » l’avaient dit, « on » l’avait dit, c’était suffisant. Cela tenait lieu de vérité. J’avais donc attendu l’âge de 10 ans pour découvrir avec délice qu’un œuf au plat pouvait être divin lorsqu’on le saupoudrait d’un peu de sel. À la maison, la télévision faisait office de référence. J’avais remarqué plus tard, en côtoyant la famille de mon premier amoureux, que la mienne était peu encline à l’analyse et à l’échange d’opinions. Elle était peu encline à l’échange tout court d’ailleurs. Mon père et ma mère s’aboyaient dessus en permanence, sauf lorsqu’ils étaient assis devant leur fameuse télé, chacun avec son objet fétiche à la main : ma mère, son tricot, et mon père, sa cigarette.
Ce jour-là, à l’EMS, Valentina avait déliré et ses voisines ne l’avaient pas reconnue, je l’avais accompagnée à sa table et ces dernières l’avaient immédiatement assailli de questions. Ma mère avait souri sans joie, affirmant ne se souvenir de rien, surtout pas d’une prétendue IRM.
– Mais de quoi elles me parlent ? Elles sont folles ?
Pas de filtre, c’était habituel.
Ma mère avait l’art de cacher sous des remarques anodines des piques que je prenais en plein cœur, mais face auxquelles je restais de marbre. À l’époque, je ne savais pas si elle avait tort ou raison, mais je comprenais que ça faisait mal. Je lui avais caressé le dos un moment, comme elle le faisait si souvent avec moi quand j’étais enfant. Je l’avais laissée avec ses voisines et à son repas. Elle m’avait juste chuchoté à l’oreille avant que je ne parte :
– N’ouvre pas la boite de Petit-Beurre.
De quoi parlait-elle ? À ma connaissance, elle n’avait jamais mangé de Petit-Beurre. Elle n’aimait pas les biscuits qui étaient trop sucrés. Peu importe. Je m’étais retirée, rassurée, j’avais un bon sentiment.
Le lendemain, je revins avec Mathilde, sa petite fille, pour la soirée annuelle qui avait été organisée depuis longtemps pour les familles des bénéficiaires. Lorsque nous étions arrivées, j’avais tout de suite compris que ma mère avait retrouvé toutes ses facultés, notamment à sa manière de me dire bonjour :
– Tu as grossi !
Je lui avais répondu par l’affirmative, sans m’en offusquer, traduisant cette plaisante entrée en matière comme un signe positif et évolutif. Ma fille m’avait toutefois regardée du coin de l’œil ; nous savions l’une et l’autre que le scanner maternel pouvait être offensant. Par bonheur, ses menues remarques s’étaient arrêtées à ma génération et Mathilde n’avait jamais souffert de critiques. Ma mère adorait sa petite-fille, qui le lui rendait bien. Elles avaient une belle relation et cela me remplissait de bonheur. Une mère blessante par moment, menteuse souvent, aimante tout le temps. C’était bien le paradoxe de sa personnalité. Elle avait effectivement menti « de petits riens et de grands touts » durant toute sa vie ; je le savais et l’avais vérifié à maintes reprises. J’avais aussi traduit que c’était pour rendre son quotidien plus praticable. Elle m’avait entre autres caché l’existence d’une demi-sœur, la fille de mon père, sans que je n’aie jamais su si l’idée venait d’elle ou de son mari. J’avais tendance à penser qu’elle venait d’elle, mon paternel étant peu empreint à une réflexion s’inscrivant sur le long terme. Elle avait sans doute dû le convaincre qu’il était préférable pour le bien-être et la bonne réputation de la famille que personne n’en sache rien. Le mystère avait été dévoilé à l’aube de mes 40 ans, quand cette demi-sœur avait refait surface de manière inattendue et soudaine, cherchant depuis son enfance ce père qui lui avait été arraché. Ma mère avait alors affirmé qu’elle ne voulait rien savoir, et moi, j’avais annoncé tristement à l’enfant blessée que notre géniteur était décédé depuis déjà presque 20 ans et qu’elle n’aurait pas d’explication. Nous avions gardé depuis, elle et moi, un échange épistolaire qui nous convenait à toutes les deux.
La soirée festive à l’EMS avait commencé. Nos trois générations réunies (25 ans, 54 ans, 90 ans) s’étaient assises autour d’une table, un chapeau de paille (mis à disposition pas les animateurs) ornait chacune de nos têtes pour affronter le soleil de l’été naissant. Le repas avait été délicieux. Les deux violonistes engagés pour l’événement avaient pris place non loin de nous et joué avec talent et délicatesse. Ils avaient instauré une ambiance douce et relaxante, permettant aux anges qui passaient parfois de trouver leur place sans que cela ne gêne personne ; dialoguer avec les personnes âgées n’était pas toujours aisé et certaines familles semblaient rencontrer quelques difficultés à faire parler leurs ainés, souvent prostrés, la tête pendante et le regard dans le vide. La soirée avait été à la hauteur de nos attentes et surtout : Valentina avait retrouvé toutes ses facultés. En la raccompagnant dans sa chambre, elle nous avait priés de la laisser, n’ayant pas besoin de notre aide. Elle m’avait juste demandé de prendre son pyjama dans la commode. C’est en ouvrant le tiroir que, pour la première fois, j’avais découvert la boite à Petit-Beurre déposée au milieu de ses vêtements. Cette fameuse boite dont elle m’avait parlé la veille alors qu’elle avait la mémoire dans le coltar.
– N’ouvre pas la boite de Petit-Beurre !
Était-ce au contraire un appel à l’ouvrir ? Comment se faisait-il que je ne l’eusse jamais aperçue auparavant ? J’avais tendu le pyjama à ma mère et pendant que ma fille l’embrassait pour les au revoir, j’avais glissé la boite dans mon sac. Je l’avais embrassée à mon tour et nous nous étions retirées en lui souhaitant une bonne nuit et en lui faisant un dernier signe de la main.
De retour à la maison et assise sur mon lit, seule, j’avais déposé mon butin devant moi et l’avais regardé longuement et intensément. Une boite de biscuits ordinaire. D’époque ? Difficile à dire. On faisait facilement du vieux avec du neuf (et inversement). Aucun moyen pour moi de savoir si cet objet était ancien ni pour quelle raison il s’était retrouvé dans le tiroir de la commode de ma mère. Je m’en moquais bien d’ailleurs. Ce qui m’importait, c’était de connaitre son contenu. J’avais fini par l’ouvrir, afin de mettre fin au suspense que je m’infligeais toute seule. À l’intérieur, j’avais découvert deux très vieilles photos. L’une représentait l’ « Orphelinat catholique de Lausanne » et l’autre une nurse qui tenait dans ses bras un joli bébé. Au dos de cette dernière, il y avait une inscription : Valentina, 16 septembre 1932 (date de naissance de ma mère). Jamais elle ne m’avait confié avoir été placée dans un orphelinat. Le nonno Mili et la nonna Angelina l’avaient donc adoptée. Encore un secret gardé. Ma mère qui allait bientôt avoir 91 ans m’informait avec une présumée perte de mémoire de son début de parcours de vie. Elle avait toujours prétendu être née prématurément et la métaphore de son discours ne m’avait jamais mis la puce à l’oreille. Je découvrais que la peur de l’abandon qui avait alimenté les angoisses de mon enfance sans que je ne comprenne pourquoi trouvait sans doute sa source dans cette boite à biscuits. Il avait fallu attendre tout ce temps pour que le voile soit enfin levé.
Mais une boite de gâteaux secs ne pouvait transformer le passé. La vie allait se poursuivre. Je continuerais d’aller visiter ma mère à l’EMS, et je savais que je ne lui parlerais jamais de ce message qu’elle m’avait transmis sans les mots, sans aucun doute pour m’aider à guérir des miens.
L’amour maladroit et imparfait reste de l’amour. Je t’aime maman.
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Webstory
02.08.2023
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