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© 2017-2024 Aydan

Depuis ma tendre enfance, les marchés et moi sommes en amour. Je n’avais même pas quatre ans lorsque je demandais aux poissonnières de m’offrir un cornet de crevettes cuites et ne sachant pas comment résister à ma bouille, elles me tendaient de leurs mains l’objet de mon désir gourmand.
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Un décor doux et sage annonce le soleil levant. Sur la Plaine, il n’est pas encore huit heures que le marché rit déjà tumultueusement. L’aurore et ses tous premiers rayons viennent dévoiler au grand jour un panel multicolore qui sait se parer, merveilleusement bien, de toutes les fragrances qui lui correspondent.

 

Les voix des primeurs aux divers accents qui parfois rappellent le sud, teintées de romarin, d’ail et d’olives, s’immiscent en clameurs chantantes dès les premières lueurs. Les étals du marché déplient, sans ménagement, leurs jambes et offrent, petit à petit, un spectacle digne d’une toile de grand maître.

 

Les passants voguent en surface et s’agitent entre les paniers de fruits et légumes. Ils vont et viennent valsant entre les tréteaux en soupesant les marchandises afin d’en discuter leur prix. On a du mal à s’y frayer un chemin !

Ah que la vie est belle au marché ! Les cris joyeux, les couleurs, les parfums des fleurs et des épices, des fraises gariguettes et du melon fraîchement coupé s’acoquinent à tant de discussions animées. Quel joli pêle-mêle !

 

L’éveil des sens mesure le poids de notre appétit. Déguster avec luxure les échantillons sucrés qui palpitent sur les assiettes en plastic du désir. Ça me rappelle l’amour comme le goût d’un baiser aux états de fruits verts et mûrs. Dévêtir une mandarine comme on dénude un corps. Jus citrique d’une chair qui s’écoule entre mes lèvres.

Les paniers se balancent, cadencés, au rythme des corps. Les odeurs, tels des mensonges, rallongent les nez qui flirtent et dansent des slows salés et sucrés jusqu’à dix-huit heures, instant où le marché se meurt et ne se donne plus.

 

En attendant, achats et galettes aux falafels s’épousent en flânant. Les maraîchers se hèlent, se saluent et se racontent leurs peines et joies, de weekend en weekend car ils sont voisins. Les clientes apostrophent les vendeurs pour un morceau de ceci, un bout de cela. Au pied d’un arbre, il y a un enfant qui contemple un chien qui regarde les saucisses du boucher en bavant.

 

Il fait bon chaud. Le jet cristallin de la fontaine désaltère les rêves d’eau douce. Le vent frais des allées marchandes chatouille les narines de ses senteurs de pastèque, de miel et de thym. Dans les rôtissoires, de belles brochettes de poulets qui se dorent la panse, les volailles tournicotent tandis que les patates dans le bac se bécotent.
Au loin, sur le gravier rougeâtre, se dresse une terrasse estivale qui ne désemplit pas. L’ambiance y est conviviale et le jus de pomme-gingembre donne du peps aux papilles.

 

« – T’as pris les sacs amour ? »

« – Oui, ils sont dans le filet sous la poussette. On a besoin de quoi ? On fait comme d’hab. et on prend un peu de tout ? »

« – C’est toi le chef et tu sais très bien que peu importe ce que tu me cuisines, je me régale à chaque fois ! Mais avant on peut faire un détour pour se taper une galette ? »

« – Oui, on y va de suite, laisse-moi juste finir ma bibine et on va chercher nos sandwichs falafels. Mais on doit activer parce qu’après Tristan va se réveiller et faudra lui donner le bibi dans un endroit tranquille et à l’ombre. »

« – Ok. C’est bon t’as fini ton verre ? J’ai faim moi ! »

« – He he he… Ouiiiii on y va ! Moi aussi j’ai la dalle. »

 

Le stand libanais semble bizarre au loin. Petit à petit le ciel s’assombrit mais Aydan met cet événement sur le compte d’une météo plutôt capricieuse. Le couple commande donc leurs deux galettes et repartent à la recherche d’un banc afin de dévorer ces dernières. Tandis qu’il mordait à pleines dents dans le sandwich, il senti quelque chose grouiller dans sa bouche. Il s’arrête net, regarde son contenu et découvre avec dégoût qu’il était rempli de vers. Le pain était parsemé de taches verdâtres, la salade ressemblait davantage à des algues poisseuses, tout n’était que pure immondice. Il lève ses yeux vers son épouse qui jette à son tour sa galette. Elle était dans le même état. Prise de nausées, ses larmes lui montaient dans les mirettes.

 

Tout était devenu lugubre, malsain, sombre, infecté.
Un décor rude et perturbant annonce une lune de sang. Sur la Plaine, il n’est pas encore seize heures que le marché crie déjà effroyablement.
Le crépuscule et ses toutes premières ombres viennent agresser le jour d’un monochrome noir qui sait se vêtir, horriblement bien, de toutes les puanteurs qui lui correspondent.

 

Les voix des faucheurs aux divers accents démoniaques, teintées de souffre et d’haleine fétide, pénètrent en son strident dès les premières noirceurs. Les étals du bazar, avec férocité, déploient leurs tentacules et imposent, sans répit, une fantasmagorie digne d’une oeuvre gothique.

 

Les âmes flottent en surface et s’agitent entre les paniers de déchets. Elles vont et viennent convulsant entre les tréteaux en traînant leurs pacotilles et payant le fort prix. On aurait tort de s’y frayer un chemin !
Ah que la fin est douce au souk ! Les sanglots douloureux, les couleurs qui se fanent, les parfums des cendres et des spores, des fraises garnies de mouches et du melon aigre qui a tourné se collent à tant de plaintes saccadées. Quelle belle décharge !

 

La torture des sens est égale au poids de notre effroi. Vomir jusqu’à la bile les échantillons rassis qui courent sur les assiettes en plastic du dégoût. Ça me rappelle la mort comme le goût d’une viande avariée aux états de gris-verts impurs. Désosser une bête comme on écorche un corps. Jus rougeâtre de ferritine, fémorale qui goutte entre mes lèvres.
Les cadavres se balancent rythmés aux grognements des démons. Les effluves, tels des trahisons, perforent les poumons qui se noient; coagulent du sang au fiel  jusqu’à minuit, instant où le bazar se mue en épouvante et ne se prive plus.

 

En attendant, cache-cache, chuchotements et errance  s’épousent en silence. Les marcheurs se croisent, se bousculent et se cognent, de minute en minute, déambulant jusqu’à leur chute. Les victimes agglutinent les insectes pour un morceau de ceci, un bout de cela. En haut d’un arbre mort, il y a un corbeau qui contemple une dépouille qui régale les lombrics luisants.

 

Il fait si froid. Le jet dormant de la fontaine assèche encore plus ce cauchemar. Le vent coupant des halles moribondes envahit les narines de ses émanations de gangrène, de putridité et de destruction. Dans les rôtissoires, des tournebroches de mains, de cuisses, de côtes qui croustillent et tournicotent tandis que les joues dans le bac se dorent.
Au loin, sur le gravier grisâtre, se dresse un cimetière qui ne désemplit pas. L’atmosphère y est glaciale et les tombes profanées. Dans un caveau, confinés, le couple et leur fils s’y sont mis à l’abri, faute de mieux.

 

« – Non mais c’est quoi ce bordel ? L’instant d’avant nous sommes en plein soleil dans un marché paradisiaque et d’un coup tout disparaît pour laisser place à un putain de scénario de film d’horreur ! »

« – J’ai peur bébé ! Qu’est-ce qu’on va faire ? Et le petit ? S’il se réveille et qu’il pleure ? Il va tous les attirer ici ! »

« – Non pis c’est quoi ces machins ? Des monstres ? Des fantômes ? Des zombis ? En tous cas, vu les brochettes, ils ne sont pas végétariens ! Il va bien falloir qu’on sorte en plus. Nous n’avons pas de vivres, on ne va pas tenir bien longtemps. »

 

Soudain, à l’intérieur du caveau, des écritures apparaissent sur la paroi. Des mots surgissent, ici et là, et laissent apparaître une phrase : “L’enfant doit mourir”. Les parents frissonnent d’effroi. Pourquoi cette phrase ? Et pourquoi leur bébé ? Quelle importance a-t-il dans ce cauchemar ? Une triste farandole de questions les submerge. Quoi faire ? Comment se protéger ? Comment “le” protéger.

 

« – Qu’est-ce que tu fais ? »

« – Je casse ce vieux fémur avec une pierre afin d’en éclater une partie. Les os deviennent pointus et tranchants. C’est comme ça que faisaient nos ancêtres pour créer de quoi se défendre. Pour autant que ça marche… »

« – Je peux t’aider ? »

« -Oui. Donne-moi ce bout de bois là. Je vais arracher un bout de mon t-shirt pour attacher solidement la pointe d’os avec le bâton. C’est toujours mieux que rien. »

 

Aydan entre-ouvre la porte du caveau afin d’examiner le périmètre et s’il y a danger ou pas. Des cris jaillissent derrière son dos. Son fils vient de se réveiller et hurle de façon incontrôlable. Il regarde à nouveau dehors et perçoit des centaines de regards rouges, injectés de sang, qui semblent maintenant se diriger vers lui. Il referme la porte en toute hâte, la respiration haletante et saccadée.

 

« – Ils arrivent. Je ne sais pas quoi faire. Ils arrivent tous. Je les ai vu. Ils ont entendu le petit et ils viennent. Ils sont trop nombreux ! »

« – Il faut barricader la porte ! Avec les cercueils, les stèles, les dalles ! Tout ce qu’on peut trouver ! Vite !!! »

« – Oui, aide-moi amour ! À deux on ira plus vite. »

 

Après avoir entassé sur la porte tout ce qu’ils ont pu trouver dans le caveau, ils s’éloignent le plus possible de l’entrée et s’entassent, à leur tour, contre le mur du fond. Aydan tient contre lui sa femme qui tient elle-même Tristan dans ses bras. Le brou-ara extérieur se rapproche. Les râlements deviennent de plus en plus forts et distincts. Puis silence. Silence total. Plus rien.
Aydan se lève. Sa femme le retient par la manche en lui faisant un geste négatif de sa tête. Il y va quand même. Il marche en direction de la porte, doucement, sans à peine respirer. Il s’arrête à mi-chemin. Et contemple l’entrée.

 

« – Chéri ? Qu’est-ce qui se passe ? Aydan ? Pourquoi tu ne me réponds pas ? »

 

Au four et à mesure qu’Aydan se retourne, sa femme hurle de terreur. Il a le teint grisâtre, le regard sanguinolent. Il s’avance vers elle et le petit, le corps craquant de sa rigor mortis. La bouche béante laissant dévoiler une dentition acérée et prête à dévorer tout sur son passage…

 

« – Groooooaaaaaaaaar »

« – Aaaaaaaaaaaaaaaaaaaah ! Aaaaaaargl… »

« – Bébé ! Bébé ! Réveille-toi ! Tu hurles depuis une minute. T’as fait un cauchemar ? »

« – Ooooh quelle horreur…  Regarde ! J’ai le t-shirt trempe tellement j’ai transpiré ! Touche mon cœur comme il bat vite. »

« – Ah carrément ouais ! Mais t’as rêvé quoi ? Attends… Viens dans mes bras et raconte-moi. »

« – On était au marché et après c’était tout sombre et il y avait des sortes de monstres et toi aussi et… »

« – Hehehe… C’est parce que demain c’est dimanche et qu’on y va et t’as dû mélanger avec le film d’horreur qu’on a vu tout à l’heure, ce n’est pas grave amour ! Aller… Respire profondément, reprend ton calme, détend-toi comme il faut et rendort-toi. Demain on ne doit pas se lever trop tard sinon après il ne restera pas grand-chose dans le stand. »

« – Oui tu as raison. Bonne nuit mon cœur… »

 

Un décor doux et sage annonce le soleil levant. Sur la Plaine, il n’est pas encore huit heures que le marché rit déjà tumultueusement. L’aurore et ses tous premiers rayons viennent dévoiler au grand jour un panel multicolore qui sait se parer, merveilleusement bien, de toutes les fragrances qui lui correspondent.

 

Dans quelque heures, Carine, le petit Tristan et Aydan se rendront faire leurs courses au marché. Ils se baladeront ensemble, Aydan conduisant la poussette du petit et sa femme lui prenant le bras. Ils s’arrêteront pour acheter des shiitakes frais et un mélange de champignons puis iront s’acheter leur sacro-sainte galette au falafels.

 

Au fil de la promenade, une scène vient harponner notre jeune couple.
Une poussette vide, un homme les mains ouvertes, paumes tournées vers le ciel dans un geste d’impuissance, dit à sa femme :

« – Puisque je te dis qu’il était là il y a deux minutes ! ».

 

Carine regarde Aydan avec un mélange de stupeur et inquiétude dans ses yeux et lui demande de bien surveiller le petit. Son mari la rassure en lui disant que leur petit ne craignait plus rien maintenant.

 

« – Comment ça il ne craint rien maintenant ? »

 

Aydan regarde alors sa femme avec un sourire en coin et, quelques millièmes de seconde après, un léger reflet rouge vif vient survoler l’iris de son regard.

 

« – Tes yeux ! »

« – Quoi mes yeux ? Qu’est-ce qu’ils ont mes yeux ? »

« – Ils étaient… Enfin… Je ne sais plus… Rouges ? »

« – Chérie t’es un peu fatiguée non ? Avec ton cauchemar de cette nuit, tu n’as pas dû dormir correctement. »

« – Tu as sûrement raison. Oh ! Regarde le stand du boucher, la belle viande ! Tu veux qu’on en prenne ? »

« – Hummm… Oui ! Mais il faut qu’elle soit bien tendre et persillée car tu sais que je la mange presque crue… »

« – Tu as faim ? »

« – Non, j’ai copieusement déjeuné. »

« – Ah bon ? D’habitude tu ne manges pas grand-chose ? »

« – La semaine amour. Le weekend j’aime bien me faire un petit quelque chose. »

 

Aydan ne put s’empêcher de rire en coin en disant ces quelques mots alors qu’ils repassaient devant cet autre couple désespéré d’avoir perdu leur enfant, là, dans ce marché.

 

« – Le ciel s’assombrit. Rentrons-vite avant qu’il ne fasse trop sombre. »

« – C’est bizarre, il n’est que seize heures ! »

« – Crois-moi, ici le temps et l’atmosphère changent plus vite qu’on le pense… On a des cure-dents à la maison ? »

« – Oui, ils sont sur l’étagère du haut dans l’armoire à épices. »

« – Merci, j’ai un bout de viande coincé dans la canine, ça me fait un mal de chien à la gencive ! »

« – Mais… Aujourd’hui on n’a pas mangé de viande ? »

 

Dans le marché de la Plaine, chacun peut y trouver ce dont il a toujours rêvé pour un prix dérisoire. Mais ces acquisitions sont possédées et déclenchent mal-être et angoisse. Des détails insignifiants tournent à l’apocalypse. Seule Carine et Tristan échappent à la rage de celui qui pourrait bien être le Diable…

 

Méfiez-vous des apparences…
La ruse est si vicieuse, elle se déguise bien souvent sous les traits de la décence et la moralité pour arriver à ses fins, qu’on ne saurait critiquer l’attitude de ceux qui ne se font plus berner.

 

Diaboliquement votre, Aydan. Grand amateur de viande.

 

© 2017 Aydan

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