Créé le: 15.04.2023
275 0 1
Je sais que c’est toi

Amour, NouvelleMémoires 2023

a a a

© 2023-2024 J. L. Martin

Mémoire [n.f] : Nichée dans une fragile boite d’os aux parois poreuses et aux ressorts mystérieux, elle se manipule, nous manipule, gardienne de nos espoirs, de nos peurs, de nos plus grands et terribles secrets, sombres rémanences d’un passé, aux replis tourmentés.
Reprendre la lecture

Première séance post-commotion

— De quoi te souviens-tu ?

— Des lumières aveuglantes, des visages penchés sur moi. J’ai froid.

— Et puis ?

— Rien. Je me suis réveillé dans une chambre d’hôpital, le cul offert à tous les vents.

Derrière un large bureau, une femme, la trentaine, fixe son attention sur un homme, lui aussi dans la trentaine. Elle mordille un stylo. Il fuit son regard en portant son attention sur les cadres accrochés au mur, des gravures, photos et autres diplômes – un résumé de vie réconfortant, offert par la psychiatre à ses patients.

— Pas de flash, de vertige ou d’impression de déjà-vu depuis ton malaise ?

L’homme se redressa maladroitement sur sa chaise.

— Non, juste quelques migraines. Allez… c’était une petite perte de connaissance pendant le trail, rien de grave.

— On s’était bien préparé à cette course tous les deux – six mois d’entraînement. Regarde-toi, tu es sec comme un coup de trique.

Il gloussa, se reprit.

— Ouais ben, le coup de trique, je l’ai senti passer. Tu as fini cette course ?

— Non, je t’ai suivi dans l’ambulance. J’en ai profité pour m’arranger un rencard avec le beau pompier, tu sais celui avec la grosse moustache.

L’homme esquissa un sourire.

— Vilaine fille.

— J’ai aussi profité de la situation pour reluquer ton joli petit cul, offert à tous les vents.

— C’est pas comme si tu ne l’avais jamais vu. Entre potes, il n’y a pas de gêne !

La femme soupira à son tour, se leva.

— Allez, va t’allonger. Je prends le pendule.

 

Seconde séance, 1 semaine plus tard

L’homme se tenait devant les cadres du mur. Dans l’un deux, deux hommes, visiblement de la même famille, prennent la pause devant une fontaine magistrale. Ils sourient.

Claquement de porte.

— Que devient ton frangin, depuis le temps… Toujours au Brésil et toujours fâché avec le monde entier ? interroge-t-il de dos.

La femme se glissa derrière son bureau.

— Oui et oui. On commence ?

— Quand tu veux, Princesse.

— Depuis notre dernière séance, des maux de tête, des nuits agitées ?

L’homme fit la moue puis sourit pleinement.

— Avec ce que tu me donnes, je dors comme un bébé, mais seul… Tu n’aurais pas une copine célibataire, branchée plan à trois ?

— Je suis ta pote et ta psy, pas ta maquerelle. Pour calmer tes fantasmes, j’ai des pilules.

L’homme sourit, tourna les talons, marcha jusqu’à l’angle du cabinet puis s’allongea sur un confortable divan. Il se débarrassa de ses chaussures de deux rapides pichenettes, soupirant d’aise.

— Bon, on s’y met ? Ramène tes fesses, toi et ton sex-toy.

La femme se leva lentement, réajustant mécaniquement son chemisier. Quelques pas sur l’épaisse moquette, un siège en bois. Elle tient au bout des doigts un objet en laiton, qu’elle agite en ondoyant le poignet.

— Je commence le décompte… Tu descends cet escalier et au bout, une porte. La vois-tu ?

— Mmmm… oui. Fichue porte, répondit l’homme d’une voix pâteuse.

— Tu ouvres cette porte, dont tu franchis le pas. Elle se referme. Tu es en sécurité.

— …

La femme récupéra son pendule, claqua rapidement des doigts devant son patient. Aucune réaction. L’homme respirait profondément.

— Nous allons revenir à ta première rencontre avec Lui. C’est la rentrée. Tu es dans l’amphi, il s’assied à tes côtés. Par manque de place, il se serre contre toi. Que ressens-tu ?

— Curiosité, gêne… Il sent bon, comme un gâteau de fête.

— Vois-tu son visage ?

L’homme grimace sous l’effort.

— Je… non, il n’en a pas. Je ne vois que ses mains, longues et douces – des mains de pianiste.

— Le cours est terminé, vous vous levez et vous ramassez vos affaires. Tu te colles à Lui pour sortir de l’amphi.

— Oui. J’ai le cœur qui bat fort et j’ai la bouche tellement sèche. C’est étrange, je… j’ai envie de le prendre dans mes bras.

La femme inspire puis expire longuement.

— Fais-le et ne le lâche plus. Jamais.

 

Troisième séance, 1 autre semaine plus tard

Il contemplait avec attention cette gravure passée, cadre naïf. Une femme, de trois-quarts, reçoit le baiser chaste d’un homme, de profil. Au-dessus d’elle, à peine visible, un papillon.

Claquement de porte.

— Dis-moi, on se connait depuis combien de temps ? lança-t-il sans se retourner.

La femme se planta dans le dos de l’homme. Odeur de cannelle.

— La fac.

— Ah, oui. Tu faisais quoi ?

— Médecine et psycho. Double licence.

L’homme sourit, toujours face au cadre.

— Je ne garde aucun souvenir de notre première rencontre… Et puis tu as arrêté médecine. Pourquoi ?

— J’étais dans le bloc quand tu t’es fait charcuter par une armée de blouses bleues, le cœur ablaté par un fer à souder fumant. Sans parler de la panique à bord quand tu as fait ton attaque cérébrale en live. Ça change un homme.

— En effet.

— Il ne me restait que ta cervelle à sauver. Bon, l’heure tourne, je te facture même si on se contente de parler de nos potacheries de l’époque.

L’homme se retourna et, chemin faisant vers le divan, retira ses chaussures, ses chaussettes puis s’attaqua à sa chemise, son pantalon et enfin son caleçon. Il se retourna, face à elle, le sourire triomphant.

— On s’y met ?

La femme, d’abord amusée, détourna le regard, tira un objet d’un tiroir de son bureau, puis se leva.

— Allonge toi et je te préviens, si tu fais un geste vers moi, je crie au viol.

— Ooooh, on est potes, tu l’as déjà vu mon engin. Tiens d’ailleurs, toi par contre…

— Encore un mot comme ça et je sors mon taser.

L’homme leva les yeux au plafond, soupirant théâtralement.

— Je peux te poser une question avant que tu ne bricoles mon cerveau ?

— Je t’écoute. Et je te facture.

— Pourquoi tu ne m’as jamais présenté qui que ce soit, un petit ami, un amant, que sais-je…

— Tu crois que j’ai le temps, entre nos vacances entre potes, nos séances de sport entre potes et nos séances de psy entre potes ? Tu bouffes ma vie.

L’homme croisa ses mains derrière sa nuque, satisfait.

— Je te plais ?

La femme tendit son pendule.

— Mange ça, Crapaud.

 

1 mois plus tard

Footing dominical, au parc des Buttes-Chaumont. Ils s’étiraient à quelques pas du chalet des gaufres. Odeur de vanille, de confiture et d’épices. Elle écoutait sa respiration, inquiète. Il le remarqua.

— Princesse, ne te tracasse pas. Le cœur va bien.

— Tu cours comme une tortue souffreteuse et tu es blanc comme un linge.

L’homme partit d’un grand éclat de rire.

— C’était une sacrée sauterie hier soir, et je n’ai plus vingt ans ! Ah… tiens, ta copine, elle s’appelait comment déjà ? Marie, Marlaine, Madelaine…

— Nadine.

— Voilà, comme la vierge. Et bien, elle, je m’en souviens très bien. Rousse ?

— Blonde, ravie pour elle. Tu comptes la revoir ?

— Non… je suis l’homme d’une seule conquête. Mars !

— Je ne vois ni casque ni fusée.

— Je te montrerai tout ça le jour où je contemplerai ta face cachée, face de pet ! fit-il en lui claquant les fesses.

***

Son appartement était un piège à filles, une garçonnière. Il y ramenait ses conquêtes d’un soir, leur montrait sa vilaine cicatrice, une magnifique sternotomie, un rift de dix bons centimètres le long du sternum. Il guidait leurs caresses, de haut en bas.

Imparable, pensa-t-elle tristement.

Elle le regardait préparer deux grands verres de vin depuis le fond d’un vieux fauteuil club tout défoncé. Elle l’aimait, cette relique de sa vie d’étudiant, en caressait le cuir craquelé. Et cette odeur, mélange animal de testostérone et de sueur.

Les pieds de verre claquèrent sur la tablette. L’homme se posa au fond d’un ridicule pouf, maugréant et se rattrapant maladroitement. Ils levèrent leur verre, s’envoyèrent une grande lampée.

Claquement de langue.

— J’ai fait un drôle de rêve. Je t’en parle sans passer à la caisse ? demanda-t-il.

Assentiment.

— Je te préviens, c’est salé. Alors… j’y faisais l’amour avec un homme, tu vois le genre ! Mais le plus beau, c’est qu’il avait ta tête, en plus viril. Du coup, j’ai pensé à ton frère, le brésilien exilé. Mais je ne l’ai jamais vu qu’en photo, dans ton cabinet. Alors, je me suis dit: bim! transfert ! la photo, les séances, ton sex-toy, et mes désirs d’ado attardé. Non ?

— Désopilant. C’est un rêve récurrent ?

— Ouais, et je deviens accro ! Je dois avouer qu’au réveil je me sens tout chose. Tu crois que je la fais ?

— Fais quoi ?

— Ben, ma crise d’ado, le réveil à la sexualité, les trucs refoulés, le moi, le surmoi, les tabous. Enfin, tout ton bazar! dit-il avec un large sourire.

Elle regarda le fond de son verre, déjà vide.

Oups.

— Et bien, c’est pas trop tôt, fit-elle laconiquement en tendant son verre.

***

Ils avaient bu comme des trous et les cadavres de bouteilles s’amoncelaient en cuisine dans des relents de pizza froide. Elle avait la tête farcie de toutes ses histoires de débauche, de coucheries au boulot et de ses rêves érotiques. Son cœur cognait fort, elle buvait rarement autant. Le plafond bas de la garçonnière l’étouffait et elle avait chaud, sa peau la démangeait – elle se sentait irritée et en colère. Une curieuse boule s’était nichée dans son estomac et une vague nausée cadenassait sa gorge. Pourtant elle était bien placée pour savoir que l’alcool ne fait pas bon ménage avec les thérapies hormonales.

Oups.

— Cherche pas Crapaud, c’est moi ta Princesse que tu veux baiser. Ça tombe bien, j’en rêve depuis longtemps. Fini le conte de fées mon pote, on passe à la pratique ?

Et c’est donc ainsi que tout bascule, pensa-t-elle, surprise par les mots qu’elles venaient de laisser échapper. Car elle en avait sa claque. Dix ans d’analyse, à jouer au bon pote, à l’écouter bavasser sans attention pour elle, dix longues années à tenter de reconstruire, brique à brique, sa mémoire tronquée suite à l’opération du cœur et l’attaque cérébrale – une décennie à tout sacrifier pour lui, et autant d’épreuves. Tout ceci n’avait que trop durer. Il devait revenir à lui, à elle, et à tout ce qui s’était passé avant.

Sur son pouf, l’homme passa rapidement de l’éclat de rire à la stupéfaction. Les yeux de Princesse, humides, menaçaient l’air d’un orage sans égal.

— Tu veux baiser mon front et transformer Crapaud en prince charmant ?

Elle se leva, tangua légèrement – un pas puis un second, gardant en point de repère ses lèvres pulpeuses et son regard clair.

— Non, ça c’est l’interprétation pour enfant. Après dix ans d’analyse, on peut passer au niveau adulte.

Elle colla ses lèvres contre les siennes et y passa sa langue.

 

Le Baiser, dans la tête de l’homme

Depuis son dépucelage à l’arrière d’une voiture, il portait sa virilité éclatante en étendard. En démarrant la fac, il avait déjà un beau tableau de chasse. Les filles passaient dans son lit, anonymes et très temporaires. Il incarnait l’amour, un cadeau fait aux femmes, et se montrait généreux, sans exclusivité.

Son irruption sonna comme un coup de tonnerre, un coup mortel portée à sa construction phallocentrique assumée. C’était la rentrée, premier cours; l’amphi était bondé, Il s’était frayé un chemin jusqu’à lui. Il sentait la cannelle.

Il lui avait fallu un bon mois pour se remettre de cette rencontre ou nul mot n’avait été échangé – et une soirée carnaval, pour qu’il l’aborde enfin et succombe. Et ce premier baiser, le goût de l’interdit, de l’inconcevable, du fantasme coupable.

L’amour n’est pas une passion, mais une maladie, dont ils se repurent, dans son petit meublé, dans les toilettes de la fac. Et les vacances d’hiver, cloitrés dans un petit hôtel.

Il était Eros, Lui sa Psyché.

Sa liaison avait fini par être connue. La honte, la faute, le tabou, sa famille faisant pression. A la fac, les femmes le regardaient avec un mélange de curiosité malsaine, de déception voire de répugnance.

Mais Psyché le protégeait, le couvait, le rassurait. Tout passerait, un jour, tous comprendraient. Son bel amant était prêt à tout pour son Eros, tous les sacrifices. De chrysalide, Psyché se transformerait en papillon pour vivre leur amour normalisé.

Mais le dieu de l’amour se sentait lacéré, au-dedans. Cet amour ne pouvait pas faire si mal. Et pourtant son cœur lâcha, un soir de beuverie, seul dans son meublé, avachi dans le fauteuil club, là où ils s’étaient donnés l’un à l’autre.

Flash. Les pompiers le réanimant.

Flash. Le couloir menant au bloc.

Flash, des blouses bleues s’agitant tout autour de lui.

Puis, plus rien – un voile pudique avait glissé sur toute cette folie.

Une année pour s’en remettre, loin de Paris, puis le retour, la fac, les nouveaux amis. Et sa lente reconstruction. Il avait secrètement démarré une thérapie avec la seule femme qu’il n’avait – apparemment – jamais voulu mettre dans son lit, une étudiante double cycle psycho et médecine, abordée lors d’une soirée, et qui ne l’avait pas jugé, lui, le tordu amnésique au cœur amputé. Elle était devenue sa meilleure pote, sa confidente, sa psy.

Elle, qui Lui ressemblait tant.

Lui, Psyché, qui s’était transformée par amour, enfermant Mars dans une coque de Vénus.

 

Orphelinat de Lawang, Indonésie. Un an plus tard

— Attention à la tête, alerta doucement la femme.

L’homme fit une légère moue.

— Je parle des portes qui sont taillées basses ici, mon chéri, ajouta-t-elle.

Il passa sa main dans le dos de la femme.

— Après toi, Princesse.

La pièce était blanche du sol au plafond, sentait le lait et le talc. Des infirmières, blouses mauves, virevoltaient autour de dizaines de couveuses. On entendait le cliquetis régulier des appareils électroniques, le babillage javanais des femmes allaitant.

Le temple de l’amour. Krishna et sa flûte en moins.

— Her name is Kese. It means Pleasure, in javanese.

L’enfant tout emmailloté ouvrait de grands yeux noirs. Sa minuscule bouche rose formait de petites bulles.

— She’s two-month-old. Please, fit l’infirmière en dodelinant de la tête, invitant les nouveaux parents à prendre l’enfant dans leurs bras.

La femme se pencha, saisit le petit cocon et le porta dans les bras de son homme, qui se mit automatiquement à bercer l’enfant. L’infirmière sourit et fit quelques pas en arrière.

Sur le mur derrière la couveuse, un miroir.

Dans ce miroir, un homme, une femme, une nymphe.

Les dieux leur souriaient enfin.

 

FIN

Commentaires (0)

Cette histoire ne comporte aucun commentaire.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire