Créé le: 19.11.2017
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Ma différence

Nouvelle

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© 2017-2024 Thierry Villon

Rencontres autour de la guitare
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Moi, ma différence, je la cultive depuis toujours. Je dois bien admettre que je n’ai pas eu le choix. J’espère seulement que je ne vais pas avoir d’histoire, en attendant d’entrer dans cette salle de cours. Tiens, en parlant d’histoire, voici Kevin Charles. Il traverse le préau avec la démarche assurée qu’affichent ceux qui ont très confiance en eux et qui veulent le faire savoir. Son air ravi le quitte à l’instant précis où il m’aperçoit. Pas moyen de s’éviter, puisque nous fréquentons le même cours de guitare. Il me lance :

– Alors, l’avorton, on ose encore se pointer!

– L’inscription est libre et gratuite, que je sache. Il n’y en a pas que pour les parvenus.

Le visage de Kevin vire au rouge violacé, comme à chaque fois qu’il lui prend une colère :

– Pourquoi faut-il toujours que tu me cherches ?

– C’est à quel sujet ?

– Ton récent commentaire sur mon compte YouTube, tu vois peut-être à quoi je fais allusion ?

– Au nom de quoi, voudrais-tu m’empêcher de dire ce que je pense de tes petites vidéos prétentieuses dans lesquelles tu te vantes d’être un influenceur de mode pour les jeunes.

Kevin me coupe en pointant un doigt rageur dans ma direction :

– Oui, j’influence ma génération. Je leur montre ce qui est bien de porter pour être ultra mode. Quand je vois les vieilles Converses qui pourrissent à tes pieds depuis le siècle passé, je me dis que ta cause est désespérée.

– Bien sûr, elles ont fait leur temps, excuse-moi de ne pas porter, j’ouvre les guillemets en te citant : « la version 2 de la Yeezy Boost 350, dernière sneaker basse de Kanye West à 220 euros, l’un des Graals de la basket, sortie prévue pour le 24 septembre… »

– Tu aurais de la peine à les trouver, tout d’abord.

– Ton problème Kevin, je vais te dire ce que c’est. Tu ne supportes pas que les gens soient différents, non conformes à tes idées, hors des normes fixées et acceptées par les gourous de la mode.

– Que tu dis !

 

Une main se pose sur mon épaule. Je devine qu’il s’agit de notre prof de guitare qui se contente de nous dire que son cours va commencer. Nous entrons dans la salle où d’autres élèves sont déjà en train d’accorder leur instrument.

J’ai à peine le temps de sortir le mien de son étui que déjà le professeur commence une de ses introductions dont il a le secret. Nimbé des sonorités qu’il nous distille, un sourire de contentement sur les lèvres, il nous balance plusieurs pièces de concertos qu’il mélange à souhait, puis se permet même d’enchaîner avec un petit solo de blues. Bien qu’il nous ait déjà habitués à ses facéties, nous l’écoutons bouche bée, conscients du chemin qui nous sépare d’une telle virtuosité.

Il s’interrompt soudain au beau milieu d’un adagio et nous apostrophe, Kevin et moi-même, nous regardant alternativement :

– Si j’en crois les dires du styliste italien Andrea Pompilio, « l’obsession de se fondre dans la masse était plus importante dans le passé qu’aujourd’hui. Les hommes se voyaient obligés de se plier à un modèle et se soumettre aux normes. Les générations actuelles sont plus enclines à se voir comme le centre de l’univers et à recréer leurs propres personnalités, à travers notamment la façon dont elles s’habillent.»

 

Pris par son propre discours, le petit homme s’agite maintenant, ce qui lui donne l’impression de flotter au-dessus de la classe. Nous tendons l’oreille, tandis qu’il poursuit :

– Pour ma part, je sais que je suis un petit rigolo, que mon humour est parfois un peu limite, que mes sentiments sont un peu volatiles, mais n’est-ce pas le propre d’une nature artistique ? En tant qu’artiste, je suis sans cesse en train d’inventer de nouveaux concepts, de créer de nouvelles connections entre des milliards déjà existantes. Une couleur n’est finalement que l’addition d’autres couleurs différentes, jamais une couleur n’est pareille pour moi, aucun réglage de luminosité ne ressemble à l’autre, les paramètres sont si sensibles qu’on n’obtient jamais deux fois la même chose, la symbiose a beau être parfaite entre les éléments chimiques, ils ne sont que des éléments de la couleur qui va briller sous nos yeux.

Laissez-moi parler de mes couleurs, de celles qui produisent une musique à l’intérieur du cerveau, une musique “spirituelle” faite de longues notes inspirantes, coupées de courts rythmes frappés dans leur profondeur par des résonances inconnues, donnant de nouveaux sons jamais entendus, ni jamais produits, puisque de même que les couleurs, les sons sont uniques suivant le moment où ils sont produits et ceux infiniment variés où ils sont entendus.

Après ce préambule de théorie, prenez donc une corde de votre guitare, pincez-la sur chaque centimètre de sa longueur, le son produit est à chaque fois différent, approchez votre oreille de la caisse de résonance, le son sera encore différent suivant l’angle de votre écoute, orientez votre guitare vers un mur, jouez dans une salle de bain, dans un salon recouvert de tapis, dans la nature, dans la voiture, ce sera chaque fois une nouvelle découverte, sans que vous ayez besoin de changer, ni de corde, ni de tonalité.

Alors, imaginons maintenant toutes les possibilités que cela offre dans votre village, agrandissons et imaginons le département, le pays, le continent, prenons aussi toutes les notes de l’instrument, tous les guitaristes du monde, toutes les guitares différentes, tous les différents bois utilisés, tous les luthiers qui les ont construites, toutes les sortes de cordes qui existent, les milliards de doigts qui pincent ces cordes avec des doigts différents, avec une force différente, avec un rythme propre. Chaque son qui sort un jour d’une guitare a une existence unique, fréquence de vibration unique, longueur de vibration unique.

Mon avis d’artiste, c’est que depuis la création de la première guitare, il n’existe pas plus deux sons identiques que d’êtres humains identiques. Ouf sauvé, on ne peut pas vraiment cloner les sons, pas plus que les hommes. Un scientifique pourra objecter quelques remarques, mais dans la pratique, c’est bien ce que je dis qui se passe. Allez-y, essayez maintenant, travail pratique, grattez-moi un peu ces cordes, faites-moi un peu vibrer ces instruments.

 

La classe s’exécute. S’ensuit une cacophonie majestueuse qu’il laisse se manifester durant un long moment et qu’il finit par interrompre pour reprendre son discours :

– Jamais deux sons de la guitare pareils ! Que faut-il en conclure? Ça, ce n’est pas mon affaire! Moi-même, pas plus que ce cours, n’existe pour donner de la raison, mais pour créer des concepts, pour imaginer des visions artistiques, les lancer telle une balle dans le cosmos où elles produiront ce qu’elles doivent produire, à cette seconde-ci, dans un siècle ou deux, dans un mois, une semaine, une année, peu importe ! J’ai exprimé ce concept et il vit maintenant son existence propre. Il sera soit repris, soit abandonné, ou bien encore mixé, ou volé, peut-être transformé, puis reconstitué, qu’importe ! Il a été jeté à l’humanité par mon intermédiaire, bonne chance et bon voyage, autour de la terre, dans la galaxie, dans l’univers entier, dans les cieux du haut, ceux du bas, partout. »

 

Quelque part, un élève commence à frapper dans ses mains et toute la classe suit. Notre professeur semble ravi de l’effet produit par ses paroles. Et notre cours se poursuit sans incident notable : exercices de gammes, d’accords, etc.

A la sortie, je vois de loin que Kevin fait de sérieux efforts pour abréger une conversation commencée avec quelques-uns de ses plus fidèles admirateurs et admiratrices, jamais avares d’un compliment sur sa dernière apparition sur YouTube.

Je ralentis. Kevin est maintenant derrière moi. Je sais qu’il veut me parler, mais de quoi ? Sa voix s’est faite plus conciliante que tout-à-l’heure.

– Contrairement à ce que tu crois, je suis plutôt du genre hors-normes. J’aime détonner, habillé en smoking au-milieu des baigneurs. Ce que je cherche dans la mode, c’est plus l’originalité que la conformité à un style qu’on dirait actuel. Qu’est-ce qui te déplaît tant dans ma démarche ?

– Cela n’a rien à voir avec ton désir d’influencer les autres par tes vidéos.

– Alors, quoi ?

– Plus simplement, j’aimerais que tu respectes ma différence, non pas la marque de mes chaussures. Si je pouvais véritablement marcher avec, crois-tu que je n’en serais pas heureux ?

– J’imagine, tu ne dois pas être à la fête tous les jours.

– Donc, si tu peux éviter de squatter avec tes admirateurs la rampe sur laquelle je suis bien obligé de passer avec mon fauteuil roulant. C’est gonflant d’avoir à demander le passage à chaque fois que j’arrive et de supporter vos sarcasmes pas toujours avenants.

– D’accord, je ferai attention. Si de ton côté tu peux t’abstenir de faire des commentaires sur mes vidéos, merci d’avance.

– Oui, c’est d’accord.

Je commence à descendre la rampe, tandis que Kevin me suit en empruntant l’escalier.

 

Le petit prof de guitare sourit de loin, toujours aussi convaincu que la musique adoucit les mœurs.

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