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© 2023-2024 André Birse

Ne soyez pas rebutés par le mot sport, de toute façon, c'est toujours bien plus que ça ...
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Nous regardions ces hommes en mouvement, attentifs à leurs gestes épiques accomplis dans la facilité des balancements de tous les gardes du corpus terrestre. Le ciel sous lequel ils évoluaient était un autre ciel, celui d’un ailleurs en attente. Nous y étions dans une distante immédiateté qui me frappe encore. Tout était rendu possible par le regard apaisé du temps sur les meilleurs d’entre nous. Lumière naturelle que nous transmettait la télévision en bois sombre plaqué. C’était pour nous l’époque encore du noir et blanc. Je devinais les couleurs habillant le stade et les hommes comme l’on croit deviner le sens des textes d’un Bob Dylan que l’on met une vie à comprendre et que l’on ne comprend plus le soir venu. Rendre noir et blanc tout ce qui persiste. Mexico, quand on a douze ans est une ville pleine de promesses. Un nom qui viendra et vers lequel on se projettera. Puis plus rien tout au cours de la vie. Quelques nouvelles infamantes, une terrible violence et les voies du possible qui se rétrécissent. Une distance sur les cartes calculée, un autre espace par les années mesuré. Mexico demeure telle qu’en elle-même, immense, profonde, illustre, avec cette marque indélébile mais cachée de la victoire, essentielle et dérisoire, de Kipchoge Keino devant Jim Ryun, sur 1500 m, en 1968. Trois tours et demi. Le souffle coupé. Tous les champions, ils n’ont pas le choix, aiment à se couper le souffle sans jamais nous permettre de le reprendre. Pour la galerie, ne pas oublier. C’est toujours ainsi. Vallée du Rift, hommes au souffle inextinguible, l’espace d’un instant parcouru. Première victoire d’un africain en demi-fond annonciatrice de nouveaux entrelacs liant d’âge en âge les uns aux autres. Peuples et individus, tous ambres confondus. Le mythe a perdu de son sel sur Wikipedia alors que les images transpercent les voûtes du temps individualisé. Les champions de Mexico retournent à la poussière, la vibration de l’espace s’est tue dans la magie ancienne des instants sacrifiés. Aucun roulement. Substitution perpétuelle du tout en tout. Ciels, eaux, fluctuations et continents Je ne sais plus rien en ce moment, me souviens de vains espoirs et d’une irréelle et communiante unisson. Les espaces vides, l’instantanéité du mouvement, voilà tout le concept qu’on laisse choir en chemin que d’autres font à notre place. Je ne me plains de rien et fait mine de ne pas savoir, de n’avoir jamais su, d’être privé, définitivement de la connaissance. Agir serait une farce, subir une outrance. Participer non plus n’a pas de sens. Déconvenues des jours sans inconscience. Les Beatles, la guerre, déjà, des six jours, comme un fait culturel, comme si ce devait être la dernière, et ce ne le fut pas, la lune, les derniers coups du minuit des années soixante, l’avenir en grand, les siècles passés laissés à l’avenant, une insolence, j’avais douze ans en 1970, quand le football vint à Mexico.

Cet instant au milieu du stade Aztèque, le jour de la finale ou Tostao, venu de derrière, subtilise le ballon à un joueur italien, « azzuro », avec une facilité qui, une vie plus tard, vient me saisir encore. L’évidence du pouvoir et celle de ce qui est dû. Il le remet à un coéquipier qui le laisse à Clodoaldo. Celui-ci s’aventure dans une série de dribbles, pied gauche, pied droit, courbé avec intelligence vers l’avant. Le gris clair du gazon. Terrain de jeu préservé pour quelques minutes encore. On oublie les bras qui font tout le reste et la tête qui déploie d’infinies ressources d’évidence, efficacement, sans savoir les noms, trois puis quatre adversaires, des millions de gens sont en possession du ballon. C’est le talent inhérent à sa personne et à son pays. A ses couleurs, bleu en bas et jaune en haut, qui signifiaient beaucoup et c’est encore le cas. Peut-être moins désormais pour mes yeux délavés. Nous sommes en Europe, ils sont à Mexico. Le football avait un avenir de feu et de furie, mais nous ne le savions pas. C’est encore le cas, différemment comme tout ce qui jamais ne revient. Seule s’impose l’idéalité de l’instant, celle qui se passe en chacun de nos esprits, le mien n’y aura pas échappé. S’est-il figé ? J’étais Clodoaldo, j’avais ses jambes et sa technique. Nous devions nous revoir bientôt. Les maillots bleu d’Italie parlaient à tous et l’on s’attendait les uns les autres, pour gagner ensemble, rire et peut-être s’aimer. La défaite à venir avait un avenir à démentir. Ce fut bien le cas, considération rétrospective. Ce jour-là est intangible, il le fut de tout temps, y compris, justement, sur le moment qui diverge de l’instant. L’un fuit, l’autre reste. Le ballon arrive à Jairzhino. Tout un potentiel, acquis pour qui regarde, le corps vivant, la vie du corps filant. Lui penché légèrement poursuit sur son aile, comme les autres et différemment. Certains coins de pays sont perdus. Les forêts n’ont pas toute la même dimension. Il existe des lieux que ravivent les instants disparus. Aller courir dans les bois avec Jairzhino. Bientôt, j’allais traverser aussi l’adolescence. La ligne directrice, comme la ligne de touche, qu’il longeait avec un tel talent sous les yeux d’autrui. Présence inaltérable de cet autrui que l’on peine à louer sinon par la gloire. Mériter l’admiration était dans la question. Ces couleurs vives et puis ces bleus, du Mexique ou de la forêt européenne figuraient l’avant du décor. Jairzhino aussi se débarrassa d’un adversaire puis obliqua vers le centre. Il a levé la tête je crois et vu Pelé, fier, juste et beau, à l’universelle renommée justifiée jusqu’en ses a posteriori. Nous sommes surpris à chaque fois de revoir ces gestes et parmi eux celui-là. Le lendemain, dans la foule des amis commentateurs l’un d’eux insista, « Pelé n’a pas eu besoin de regarder, il savait ». Je revois parfois la scène de ce qui ne fut pas un crime à laquelle nous avons désormais plus facilement accès que ce ne fut le cas devant le poste noir et blanc de jadis, et jadis c’était sur le moment. Un demi-siècle plus tard Pelé regarde encore sans le voir – ou voit sans regarder, cela dépend de qui en parle – Carlos Alberto jaillir à l’aile droite pour marquer en force. Edson Arantes Do Nascimento (il) aura à peine tourné la tête en ayant eu le pressentiment de la présence de son coéquipier, son arrivée tout en puissance. C’était si important aux yeux de tous et ça l’est plus encore. Dans la profusion du réel, toutefois, cette importance s’est mise à décroître, essentielle autant qu’anecdotique, Nous sommes constitués par nos souvenirs vivants bien que nos yeux n’aient pas tout capté ni même tout pressenti et moins encore compris. Cette action était parfaite, efficace et joyeuse. Elle rayonne encore dans quelques esprits de ce temps, fierté revenue des souvenirs intacts. Il suffit de le dire, réalités du Brésil, d’Italie aussi et les autres nations, zoom et flash-back sur les spectateurs réitérant. Sièges vides depuis et pour longtemps. Le stade Aztèque vit encore et Mexico ne cesse de rugir intérieurement. Dissipation de l’évènement. On peut repasser l’action. Tostao toujours aussi facilement, c’est à jamais. Ce qui est éternel s’éteint en se confirmant, trouve refuge dans la précarité des esprits. Le réel est plus ample et plus sourd. Ce n’était que nous et ça l’est encore. Il faut revenir à l’action. C’était à coup sûr, comme la tête de Pelé auparavant de la joie et de l’admiration. On pouvait choisir, exister ou ne pas exister. La lumière de Mexico dans les yeux de qui le voulait et l’extinction, faible, à contre-courant des vies les unes et les autres se singularisant. Les lendemains de finales, il n’y y que d’anciens vainqueurs pour l’éternité de la fête. Toute reconnaissance bue. Le contrôle, le jaillissement, la vista et l’éclair de génie pour que les filets tremblent. J’avais pressenti, comme Pelé, mais à l’inverse, que quelqu’un ne viendrait pas. Le ballon n’est pas arrivé jusqu’à moi. Moins encore dans les rêves. L’usage délicat de la communion, comme celui du « monde » quand on n’en revient pas de ce tout dégingandé. Tous ces émerveillements prometteurs. Quatre buts à un. Le football limite l’action. C’est pour cela qu’il est roi, quand il est roi. Je me demande encore, bien au-delà de mon adolescence comment on en vient à l’indépassable, si le jaune est aussi un fruit, qui est « on » dans de qui se moque-t-on. Plaisir partagé des personnes disparues. Tout s’est joué sur l’instant, nous le savons bien. Je regrette d’avoir osé demander le ballon et, ne le voyant pas arriver, de l’avoir subtilisé à l’imaginaire collectif qui se fait discret en certaines occasions. Je vais me résoudre à le rendre aux joueurs vrais, qui ne se seront pas aperçu de mon abstraite forfaiture. Nul besoin ici d’humilité. On en boit à la mi-temps avec le thé citron. Après avoir regardé l’action, vécu, écouté, tenté, oser rêver, je vis ainsi plus ou moins mal dans un ailleurs précaire, avec oxygène, mais sans ballon et sans véritable adversaire, ni capacité de dire, de l’un et de l’autre, ce qu’il faut en faire dans l’hypothèse d’une réactivation. Regarder encore cette finale d’il y a plus de cinquante ans, être spectateur attentif et désemparé – il faut bien l’avouer – de l’action au parfait déroulement qui se poursuit dans son abstractif en-deçà. Le téléviseur n’a pas implosé, le cours du temps sans que l’on puisse dire ce qu’il en est, pour tous les intéressés, dans les flux des sorts individuels et du temps comptant, de son véritable dénouement…

 

Octobre / novembre 2023

 

 

 

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