Créé le: 09.04.2022
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L’ombre qui attendait

Amour, Fiction

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Yvette referme le poing sur les clefs qui cessent leur mélodie. Le métal, frais contre sa peau sèche, lui donne soudainement soif. Elle hésite à aller se servir un verre au petit robinet de sa chambre mais renonce. Le temps presse désormais. Il n’y a plus une seconde à perdre.
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Yvette s’était préparée avec tant de soin que lorsque sa main trembla, elle en fut la première surprise. Sur son lit, la valise légère dans laquelle s’entassent les chemises fleuries de circonstance. Sur ses épaules, une cape de coton finement tissée, qui lui servira contre le chaud, le froid ou les regards indiscrets. Dans sa main, la clef de la porte d’entrée et celle de sa vieille voiture.

Les clefs carillonnent doucement en s’entrechoquant. Yvette regarde sa main trembler. A qui appartiennent ces doigts faibles à la peau craquelée ?

Elle secoue la tête pour repousser le frisson qu’elle sent naître dans ses reins. Une volée de boucles blanches et cotonneuses lui passe devant les yeux.
Marco avait dit : « retrouve-moi au bout de la route, quand tu seras prête. Je t’attendrai. »

Elle avait été lente à se décider, elle le savait. Mais tout quitter pour un homme à la peau basanée, ce n’était pas à prendre à la légère. Alors elle avait attendu. Réfléchi. Médité.

Ce soir, Yvette se sent prête. Enfin.

Bien sûr, son père sera fou de rage. Sa mère pleurera et son chien lui manquera. Mais Marco lui avait promis le sable chaud d’une plage ensoleillée. Des jours insouciants et un amour éternel. Elle est décidée à ne pas laisser passer cette chance.

Yvette referme le poing sur les clefs qui cessent leur mélodie. Le métal, frais contre sa peau sèche, lui donne soudainement soif. Elle hésite à aller se servir un verre au petit robinet de sa chambre mais renonce. Le temps presse désormais. Il n’y a plus une seconde à perdre.

Elle avance un pas qu’elle veut ferme sur le tapis, mais ne parvient qu’à trébucher et se rattrape de justesse à la commode qui se dresse entre le lit et la porte. Ses doigts, ses coudes, ses genoux lui font mal. Elle aimerait saisir sa valise et s’enfuir rejoindre Marco en dansant. Le serrer dans ses bras. Danser encore. Sous le soleil. Sur la plage. Dans les vagues. Danser et aimer son amant.

Dans le miroir accroché au-dessus du petit meuble, une veille femme sourit, les yeux dans le vague.

—Qui êtes-vous ? demande Yvette.

Sa voix tremble, elle aussi. L’inconnue ne répond pas. Pourquoi perdre son temps ? se dit Yvette. Marco l’attend, c’est tout ce qui compte. Au diable cette vieille au teint blafard !

Elle reprend son cheminement vers la porte, oubliant même la valise tant de fois préparée. Elle ne trébuche pas cette fois. Ses pas menus atteignent la frontière du tapis en laine, le carrelage froid en dessous et, enfin, le paillasson. Elle s’immobilise, ses yeux passent du sol au cadre en bois vernis puis s’arrêtent sur la poignée en cuivre, ronde et luisante.

Yvette la saisit à pleine main et tente de la faire tourner. Rien. Elle s’agrippe d’une deuxième main et bande ses muscles chétifs. Toujours rien.

Elle est prise un instant de panique. Et si son père, découvrant son projet, l’avait enfermée ? Et si jamais elle ne revoyait ces yeux sombres cachés derrière de longs cils brillants ?

— Marco ! Marco, j’arrive !

Elle se met à parcourir la porte d’un œil affolé et ne peut éviter de tomber sur le petit mot qui est punaisé à même le bois.

 

Chère Mamie, ne soit pas triste si nous t’avons enfermée. C’est pour ton bien. Souviens-toi que tu as quatre-vingt-trois ans et que ta mémoire vagabonde. Ce Marco donc tu parles sans cesse n’existe pas. Ou plus. Quoi qu’il en soit, il ne t’attend plus au bout de la route. Défais ta valise et retourne te coucher. Demain, tout ira mieux.

 

Alors Yvette, inévitablement, se souvient. Le rendez-vous auquel elle n’a jamais été.  La rencontre de Louis. La naissance de ses enfants, puis de ses petits-enfants. Une vie dans une maisonnette de campagne. Les kilomètres insouciants, cheveux au vent, au volant de sa voiture rouillée. Une existence heureuse. Et pourtant, en arrière-plan une ombre tenace plane. Marco et ses yeux sombres lui promettant :

— Je t’attendrai.

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