Chapitre 1

1

Lolotte et Sylviane se rendent en Irlande où elles retrouvent la trace de Nesto. Lolotte peut même parler avec son frère mais qu'au téléphone pour le moment. mais C'est par une lettre, remise par des amis de son frère, qu'elle en apprendra un peu plus, sur l'absence de son frère et sur l'attentat.
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Chapitre 7

 

La nuit a été réparatrice même si je l’ai volontairement écourtée par une gymnastique conjugale dont j’avais vraiment besoin, ce qui a ravi et étonné Pierre qui sait que je n’aime pas tellement prendre l’initiative dans ce domaine. Mais c’était nécessaire et bienfaiteur même si mon dos va me le faire payer un ou deux jours. Je déteste ces maux de dos : c’est un peu humiliant de se sentir fragile, provisoirement vieille et dépendante. Mais qu’à cela ne tienne et au diable la fierté : je demanderai à mon cher et tendre de m’enfiler les chaussettes et opterai pour une jupe qui demande moins de contorsions que les jeans et, autre avantage, qui vous rappelle moins que des pantalons que votre ventre n’est plus aussi plat qu’avant la naissance des petits.

 

J’émerge de mon sommeil vers 8 heures et me rappelle que nous sommes samedi. J’entends les enfants babiller avec Pierre et papa dans la cuisine. Une odeur de café et de cacao chaud me chatouille les narines. Je me lève et me dirige à pas lents vers la cuisine où Montse et Maxence quittent leurs tabourets pour me sauter au coup. Les pâtisseries valdotaines sont bien entamées et la table de cuisine est un vrai champ de bataille jonché de tasses, d’assiettes, de miettes, de pots de confitures, de papiers d’emballage et de traces de beurre. Pierre me sert un thé et je m’assois au milieu de ce petit monde qui constitue mon bonheur tranquille. Papa me pose quelques questions sur mon voyage à Turin et ce que j’ai pu y apprendre. Je résume en disant que j’ai une piste en Irlande mais occulte volontairement l’épisode syrien de Nesto. Par contre, je sollicite son aide et lui demande s’il peut assumer un peu plus une présence auprès des petits ces prochains temps, pour décharger Pierre et me laisser les coudées franches pour continuer la recherche de Nesto.

 

Il accepte sans problème en précisant qu’il me connaît et qu’il est difficile de me faire changer d’avis quand j’ai décidé quelque chose. Il ajoute qu’il sait bien que je ne lui dis pas tout à propos de Nesto mais que tout ce qu’il me demande, c’est d’être prudente. Que je tente de retrouver Nesto, OK, il en sera heureux si je réussis mais il ne veut pas perdre sa fille à cause de cette démarche qui n’est peut-être pas sans risque. Pierre approuve et m’enjoint lui aussi à la prudence, me rappelant que les enfants, et lui, ont besoin de moi. Il me fait promettre ensuite de consacrer ce week-end à notre famille avec, au programme, de la piscine cet après-midi et une petite marche en montagne demain, sur les crêtes entre la Berra et le Cousimbert, deux petits sommets qui offrent une vue panoramique sur le plateau suisse d’un côté et les Préalpes de l’autre.

 

J’arrache malgré tout la concession d’appeler Sylviane aujourd’hui mais avec la promesse que je n’accepterai aucun rendez-vous avant lundi. Pendant que papa se met aux casseroles pour le repas de midi et que Pierre sort à la place de jeux avec les petits, je parviens à joindre Sylviane et lui livre les informations de Rosalba. Ce qui l’intriguait le plus était la présence d’extrémistes de droite aux côtés de Jihadistes. En règle générale, quand on parle de terrorisme en Europe et en Suisse, on pense aux fanatiques islamistes mais peu, pas assez peut-être, au potentiel de nuisance des mouvements fascistes et néo nazis. Il y aurait éventuellement quelque chose à creuser de ce côté-là. Mais il faudrait peut-être aussi pour cela que Nesto puisse nous parler de ses fréquentations en Italie avant son départ pour la Syrie. Et pour qu’il nous en parle, il faut le retrouver. Je résiste fermement à la proposition de Sylviane de la rencontrer ce week-end encore et nous prenons rendez-vous pour lundi matin.

 

J’ai à peine raccroché que mon père, m’appelle dans la cuisine pour l’aider à préparer la tarte aux groseilles, l’une de ses spécialités que je dégustai déjà petite et dont les fruits proviennent du jardin adjacent à la maison de feu mes grand-parents Raphy et Merce à Saillon. Mon père se rend régulièrement en Valais pour entretenir ce jardin dont il a gardé la jouissance, la maison elle-même étant louée, comme je vous l’avais dit, à une famille portugaise. A chaque fois qu’il évoque ce jardin, il a les larmes aux yeux en pensant à ma maman, Laetitia, qui adorait cet endroit et s’entendait à merveille avec ses beaux-parents, les relations avec les siens ayant été quelque peu conflictuelles pendant sa jeunesse puis assez distantes par la suite. Ces derniers, maintenant décédés depuis quelques années, n’ayant jamais vraiment accepté ni leur beau- fils ni les orientations politiques du couple.

J’essaie de plaisanter un peu avec papa, lui redis le plaisir que nous avons à l’avoir avec nous et change de sujet en parlant de la quantité de sucre ou du temps de cuisson de la tarte.

 

Le reste du week-end se passe comme prévu : Avant la piscine, nous avions décidé d’aller à Fribourg visiter les remparts de la ville ouverts au public depuis peu, ce qui enchante Maxence et fatigue un peu Montse qui attend avant tout son moment de baignade. La piscine de Fribourg, avec sa vue sur la vieille ville qui la surplombe, la Sarine qui coule à deux pas, les falaises qui la bordent, les vieilles cabines de bain un peu « vintage » déclenche des fulgurances d’enfance et doit probablement faire le même effet à la génération de mes parents. La joie et les cris des enfants qui s’éclaboussent, Montse qui commence à nager, mes souvenirs qui émergent, tout cela me fait le plus grand bien.

 

Le lendemain, la ballade en verte Gruyère sur les crêtes de nos Préalpes est tout aussi reposante et revigorante même si les petits rouspètent, « gnôchent » comme on dit chez nous, face à l’effort et au fait que nous ne descendions pas en télésiège. Bref, ce sont deux beaux jours, couronnés le samedi soir par une étreinte passionnée avec Pierre et l’étonnement que chez nous, le désir, la tendresse, la complicité et finalement notre amour, se renforce avec les années alors que tant d’autres le voient, à l’usure comme ils disent, s’étioler et se désagréger dans l’indifférence ou l’hostilité.

 

J’aurais pu tout oublier et me contenter de jouir de ce bonheur familial sans chercher à remuer le passé ou à poursuivre cette quête de mon frère disparu qui, forcément, va diminuer ma disponibilité envers mes enfants et mon compagnon. Mais je sais aussi que tant que je n’aurai pas de réponse à cette question, je n’aurai pas non plus l’esprit complètement libre pour vivre pleinement, ici et maintenant, avec les miens.

 

Lundi matin, mon dos va mieux, Dieu merci ! A peine les enfants partis à l’école et Pierre au travail, je me rends à Fribourg, au siège de la police de sûreté où Sylviane m’a donné rendez-vous. Elle me présente quelques collègues en charge de différents volets de l’enquête sur la tuerie de Villarlod puis m’emmène prendre un café dans un petit troquet sympa proche de la cathédrale. C’est là que les choses sérieuses commencent.

 

— Alors Louise, avant que je commence, comment te sens-tu ? Prête à démarrer ?

— La réponse à la première question, c’est merci je vais bien. A la deuxième c’est oui. Et je veux ajouter que Louise c’est pour l’officialité mais que, si jamais, pour les proches, c’est Lolotte.

— OK Lolotte. Comment penses-tu t’y prendre maintenant ?

— J’allais te poser la même question.

— J’en ai discuté avec mes supérieurs, qui eux-mêmes en ont discuté avec la police fédérale. Il y encore plein de pistes à creuser ici, ne serait-ce que de savoir à qui l’on avait à faire avec les deux terroristes dont nous ne connaissons encore que l’identité et le pedigree politique mais pas le parcours criminel, s’il y en a un, qui a précédé l’attentat. Il y a aussi ce mystérieux sixième homme dont nous ne savons rien. Cela dit, le témoignage de ton frère semble être une pièce maîtresse de cette enquête et c’est vrai que nous devons le retrouver. Le temps cependant que nous passions par Interpol et par une procédure d’assistance judiciaire avec l’Irlande, il va s’écouler un certain temps. Et ce temps risque aussi de laisser ton frère disparaître une nouvelle fois dans la nature. Ce que je te propose, avec l’accord de mon chef bien entendu, c’est que nous nous organisions de petites vacances en Irlande, officiellement comme deux bonnes copines que nous sommes. Cela me semble le moyen le plus rapide de retrouver ton frère. Après, nous tenterons de le convaincre de revenir en Suisse et de témoigner, mais là, ce sera surtout ton rôle de frangine de tout faire pour le convaincre.

— Et tu penses commencer quand ?

— Demain.

— Déjà ?

— Oui. On ne peut pas attendre : il n’y a pas de vol direct tous les jours pour Cork et demain, nous en avons justement un depuis Zurich. On gagne presque trois à quatre heures de voyage si l’on compare avec le vol pour Dublin et le tranfert en bus ou en train jusqu’à Cork. J’ai déjà réservé nos billets. On décolle à dix heures, ce qui signifie que l’on parte de Fribourg vers six heures demain matin. Un collègue nous amènera à l’aéroport de Zurich. Le vol dure un peu plus de deux heures. Une fois à Cork, il faut compter environ 30 minutes pour rejoindre la gare et 24 minutes de train jusqu’à Cobh. On sera donc à pied d’œuvre et opérationnelles sur place dès 14-15 heures environ. J’ai également réservé 2 chambres dans un hôtel pour une nuit. Après, on avisera. Ça marche ?

— Euh… oui. OK

 

— J’imagine que tu as besoin de ta journée pour organiser ces prochains jours avec ta famille et faire tes bagages ?

— Effectivement, ça ne sera pas de trop. Je te laisse donc. Tu passes me prendre demain matin.

— A six heures tapantes au bas de ton immeuble.

— A demain donc.

— A demain.

 

Je rentre sans tarder et commence par préparer mes bagages : le minimum. Si j’ai besoin de quelque chose en plus, j’achèterai sur place. A midi, j’informe toute la famille de ma décision et explique aux enfants que je dois m’absenter quelques jours pour mon travail et leur fais promettre de se comporter le mieux possible avec leur papa et leur grand-père. Je sens l’inquiétude de mon compagnon et de mon père mais ils font preuve de retenue dans leurs conseils de prudence et m’encouragent à aller jusqu’au bout de ma recherche. Je les embrasse et les remercie.

 

Comme prévu, le lendemain vers 14 heures nous sortons de l’hôtel où nous venons de déposer nos bagages. Le trajet s’est passé le mieux du monde même si je ne suis pas une fan absolue du transport aérien. Cobh est une petite ville tranquille qui contraste avec l’agitation de Cork, deuxième ville du pays en nombre d’habitants. Pierre aimerait ce coin. Le cœur de la ville surplombe une baie chargée d’histoire d’où sont partis tant d’émigrants vers l’Amérique et où a fait escale le Titanic avant sa traversée fatale. En face, une base de la marine irlandaise rappelle que jadis, c’étaient les anglais qui l’occupaient et que l’indépendance et la République d’Irlande, l’Eire, n’a pas été offerte à ses habitants par la couronne britannique mais est le résultat de la lutte, du sang et des larmes de plusieurs générations d’irlandais.

 

L’adresse que nous avons se situe dans une petite rue très pentue qui mène du port à l’église. Nous sonnons, pas de réponse. Sylviane remarque alors que la porte est entrouverte. Nous la poussons et j’appelle : « Madame Ryan, Monsieur Ryan, je suis la sœur de Nesto ».

 

Toujours pas de réponse. Sylviane me pousse de côté et pénètre dans l’appartement. Je n’ai pas le temps de la suivre que je l’entends pousser un juron. Je m’avance dans le logement et aperçois un homme à terre, la septantaine, presque chauve, avec une plaie sur la tempe. Le bas du corps est dans le salon alors que le haut repose dans le corridor d’entrée.

 

— Appelle le 112 !  hurle Sylviane .

 

Je m’exécute et explique ce que nous venons de découvrir. Mon interlocutrice me demande de ne pas bouger, de garder mon téléphone à portée de main et d’attendre les secours. Elle m’assure que la Garda, la police irlandaise (de l’appellation gaélique Garda Síochána na hÉireann ou « gardiens de la paix d’Irlande ») et les ambulanciers ne vont pas tarder à arriver.

 

Sylviane est agenouillée à côté de l’homme inanimé. Il respire encore mais reste inconscient et ne réagit pas à la voix ni aux pressions sur les mains.  L’appartement est un vrai capharnaüm : tout est retourné, vidé, éparpillé. Laissant Sylviane au chevet du vieil homme, je m’aventure plus loin et découvre, dans la cuisine, une femme dans la soixantaine également étendue insconsciente au pied du plan de travail. Elle porte elle aussi une plaie au crâne mais plus petite et située au sommet de l’occiput. Elle aussi respire péniblement.

 

Moins de dix minutes plus tard les ambulanciers débarquent, suivis de peu par la police. Les policiers présents nous interrogent, nous demandent ce que l’on faisait ici puis, face à nos explications quelque peu confuses, nous emmènent au poste. Sylviane essaie de résumer le plus précisément la situation, fait état de sa profession tout en précisant qu’elle m’accompagne à titre d’amie en occultant le fait qu’elle est en charge de l’enquête sur les évènements dramatiques survenus en suisse et qui ont déclenché la recherche de mon frère. Elle ne dit rien non plus sur le passé de Nesto, affirmant simplement qu’il avait disparu et que cette carte à son nom retrouvé sur un terroriste nous avait poussé à le rechercher en obtenant des informations auprès d’amis qui l’avaient fréquenté autrefois. Malgré un contact téléphonique pris auprès des supérieurs de Sylviane, en Suisse, qui ont corroboré notre version et le fait que Sylviane m’accompagnait à titre privé avec leur approbation, les officiers de la Garda décident d’attendre encore un peu avant de nous libérer.

 

Ce ne sera que plus tard, quand l’homme que nous voulions rencontrer aura repris connaissance et parlé aux policiers présents, que nous sommes autorisés à regagner notre hôtel. Avant de partir, les policiers nous mettent au courant des dernières informations et du témoignage du blessé. Le père du jeune ami irlandais de Nesto s’en tire avec des hématomes sur tout le corps, une commotion cérébrale et quelques points de sutures au cuir chevelu. Pour son épouse, c’est plus délicat : elle a fait une hémorragie interne et a dû être opérée d’urgence pour réduire l’hématome au cerveau. Elle est actuellement en salle de réveil mais les médecins ne se prononcent pas encore sur la suite.

 

Son mari a expliqué aux policiers qu’il était sorti faire un tour et avait trouvé, à son retour, deux hommes qui fouillaient leur logement et découvert sa femme étendue dans la cuisine. Les hommes voulaient absolument savoir où se trouvait le jeune étranger qui avait travaillé chez eux.

Il a dit qu’il l’ignorait et s’est fait battre jusqu’à ce qu’il perde connaissance. Ils parlaient l’anglais avec un accent français pour l’un et plutôt germanique pour l’autre. Il dit ignorer pourquoi ces individus voulaient retrouver Nesto mais se doutait bien qu’ils ne lui voulaient pas du bien. C’est pourquoi M. Ryan a omis de leur dire que Nesto leur avait laissé un numéro de téléphone qu’il avait rangé à la cave avec quelques effets que mon frère pensait venir récupérer un jour.

 

Grâce à Sylviane, qui sait se montrer très persuasive en évoquant le fait que nous sommes peut-être confrontés à un réseau terroriste, nous obtenons la permission d’appeler ce numéro en leur présence. Deux policiers sont envoyés chercher le papier laissé par mon frère où devrait figurer son numéro de portable. Ils le trouvent sans problème et dès leur retour, nous tentons un appel.

 

 

Après deux sonneries, une voix familière répond :

 

— Yes ?

— Nesto ?

— Who are you ? How do you know my name ?

— C’est moi Nesto, ta sœur, Lolotte.

— Lolotte, mais qu’est-ce qui se passe ? Comment m’as-tu trouvé ?

— C’est long à expliquer mais Michael et Meg, les parents de ton ami, chez qui tu as travaillé, se sont fait agressés par deux types qui te recherchaient. Je suis arrivé sur place avec une amie. On était en train de te chercher…

— Comment as-tu fait pour savoir que j’étais en Irlande ?

— Rosalba.

— Ah OK, je comprends.

— Je veux te voir Nesto ? Où es-tu ?

— Laisse-moi ton téléphone et je te rappellerai d’ici une heure.

— Tu ne peux pas me donner simplement ton adresse et je viens.

— Non, pas sur un téléphone fixe. D’où appelles-tu ?

— D’un poste de police à Cork où nous avons été emmenés après ce qui s’est passé à Cobh.

— Je te rappelle…

— Nesto….

 

Je n’ai pas le temps d’ajouter un mot qu’il a déjà raccroché. Je tremble d’émotions d’avoir entendu mon frère pour la première fois depuis des années et de peur de risquer de le perdre encore une fois. Le policier qui s’occupe de nous me fait traduire la conversation et fait une grimace : ils auraient, eux aussi, besoin du témoignage de Nesto puisqu’un délit a été commis sur le territoire irlandais par des individus qui le recherchaient. Ils nous demandent donc de rester avec eux jusqu’à ce que Nesto rappelle. Ils se préparent à pouvoir localiser l’appel quand il arrivera.

 

Ils nous installent à la cafétéria de la police et nous offrent du café et quelques pâtisseries. L’un d’eux prend place avec nous et nous parlons de tout et de rien : d’enfants, d’école, de comparaison des systèmes éducatifs suisses et irlandais mais aussi du métier de policier à propos duquel Sylviane et son homologue irlandais échangent abondamment, tant sur l’organisation que sur leurs conditions de travail respectives.

 

52 minutes exactement après mon appel à Nesto, celui-ci rappelle :

 

— Lolotte… ?

— Oui.

— Tu es sur ton portable ?

— Oui.

— Excuse-moi mais on n’est jamais trop prudent. Je viens de changer de téléphone et je ne vais pas faire trop long. Je dois partir.

— Mais Nesto…

— Non, écoute-moi d’abord !  Je veux te revoir et je suis très ému de t’entendre mais il nous faudra encore attendre. Je n’ai pas le temps de tout t’expliquer maintenant. J’ai tout mis par écrit et je vais confier ce papier à une personne de confiance. Il faut que tu viennes à Athlone. C’est à l’est de Gallway, au bord de la rivière Shannon. Près du château, il y a un débarcadère où accostent des bateaux qui font des croisières de quelques heures sur la rivière. Le capitaine de l’un de ces bateaux, Peter, est un ami en qui j’ai toute confiance. C’est un grand bonhomme barbu aux cheveux gris qui travaille avec sa fille Sinnead, une jolie rouquine d’une vingtaine d’années. Tu ne peux pas les manquer. Dis que tu viens de la part de Nesti, c’est comme ça qu’ils m’appellent. Il te demandera aussi ce qui m’est arrivé quand j‘avais 9 ans, y compris le nom de la rue, route de la Gruyère, tu te rappelles. C’est une précaution pour être sûr que ce soit bien toi. Il te donnera ma lettre. Je dois partir, Louise mais on se reverra bientôt.

— Mais tu vas où ?

— Tu le sauras bien assez tôt. D’abord tu me liras Lolotte. Plus tard, un jour, dans pas longtemps, on discutera. Je t’embrasse petite sœur.

 

Je n’ai pas le temps de dire un mot de plus : Nesto a déjà bouclé la conversation.  Je traduis ce qu’il vient de me dire. Un membre de la Garda nous informe qu’ils ont localisé le portable de Nesto à quelques kilomètres à l’est d’Athlone. Les policiers nous proposent de nous accompagner sur place à condition qu’ils puissent prendre connaissance des informations de Nesto. Un bref regard avec Sylviane nous suffit et nous acquiesçons.

 

Lea distance est d’un peu plus de 200 kms et le trajet dure environ 3 heures. Un vol en hélicoptère aurait été plus rapide mais aucun appareil n’est disponible. Les policiers ont averti leurs collègues d’Athlone au cas où ces derniers pourraient, mais sans trop d’espoir, repérer et retenir Nesto dans le périmètre où l’appel a été localisé.

 

Nous prenons place à l’arrière d’une voiture de police et nous nous laissons conduire. Nous sommes à peine partis que l’un des policiers reçoit un appel et nous explique que ses collègues d’Athlone n’ont trouvé personne à l’endroit où ils avaient localisé l’appel de mon frère. Nous échangeons ensuite quelques banalités avec le conducteur et son collègue et prenons notre mal en patience. Malgré la rapidité avec laquelle nous avançons, le trajet paraît interminable surtout sur les tronçons dépourvus d’autoroute qui constituent presque le tiers de la distance totale. Je deviens de plus en plus nerveuse et je m’angoisse à l’idée de ce que je vais découvrir.

 

Dans ces moments d’attente impuissante, on peut presque toucher le temps qui passe : il est là, lourd, enveloppant, adhésif. Cette impression ne prend corps qu’en de rares moments de la vie : ceux notamment qui précèdent les premiers rendez-vous amoureux, une naissance, un examen, un départ. Dans la vie quotidienne, au contraire, la fin d’un jour, d’un mois même, débarque à l’improviste en nous arrachant tout au plus un “ c’est fou comme le temps passe” désabusé et fataliste.

 

J’essaie de faire abstraction de cette sensation qui m’envahit de plus en plus et ne me quitte que quand je remarque un panneau indiquant Athlone, 10 kms. Sylviane ne dit rien et semble perdue dans ses pensées. Je la tire de ses rêveries en lui montrant le panneau. Elle soupire et me dit simplement : « enfin, on y arrive… ».

 

L’embarcadère est situé au centre-ville, près du vieux fort, dont aperçoit quelques touristes en ressortir. Je repère tout de suite le bateau dont Nesto m’a donné le nom. Sylviane et les policiers me proposent d’y aller seule. Ils attendront dans la voiture. En bas de la passerelle, une jeune fille rousse se tient prête à accueillir les touristes. Je lui demande si elle s’appelle bien Sinnead et son père Peter. Elle répond par l’affirmative et me demande pourquoi je lui pose cette question. Je lui explique que son père Peter doit avoir un message pour moi de mon frère Nesto, enfin Nesti pour eux. Elle appelle son père qui apparaît en haut de la passerelle. Elle lui explique en deux mots de quoi il s’agit. Il me pose d’abord la question convenue à laquelle je réponds en racontant brièvement la chute à vélo de Nesto. Il tire alors de sa poche une enveloppe. Peter sourit et me tend l’enveloppe en disant qu’il avait déjà bien ri quand Nesto avait évoqué cet incident et qu’il trouvait curieux de donner le nom d’un fromage de luxe, imprononçable pour un irlandais, à une rue.

 

Je le remercie vivement, prend congé et retourne à la voiture où m’attendent, impatients, Sylviane et les deux membres de la Garda qui nous ont amenées ici. J’ouvre fébrilement l’enveloppe. Il y a plusieurs feuillets et j’explique aux policiers qu’il va falloir être patients. Je lis la lettre, Sylviane penchée par-dessus mon épaule, avant d’en faire une traduction résumée aux deux policiers :

 

 

Louise, ma Lolotte, ma grande sœur qui m’a tant manquée,

 

Je ne veux pas revenir sur mes dix premières années d’absence à Genève. Ce qui est fait est fait. Un jour peut-être je comprendrai pourquoi j’avais honte de ce que j’étais, de ce que je n’avais pas fait et pourquoi j’ai cru, à tort sûrement, que je n’étais qu’un poids pour vous tous. Je ne voulais revenir qu’après m’être prouvé que je pouvais mener ma vie, me rendre utile sans colères, sans aigreur, sans ressentiment, sans cette impression d’être nul et d’avoir tout loupé. Je voulais faire des grandes choses dont vous seriez fiers. Poussé par ma copine d’alors, Rosalba, la première chose que j’ai faite, après avoir trouvé un emploi, a été de trouver de l’aide pour mes sautes d’humeur, mes colères, ma difficulté à gérer mes émotions.

 

Je suis allé consulter un toubib qui m’a adressé à l’un de ses amis, neurologue de formation mais complètement atypique. Ce bonhomme avait étudié les religions, la philosophie et la psychologie. Il avait d’ailleurs failli devenir moine dans un couvent de contemplatifs. Il m’a beaucoup aidé à identifier, maîtriser, prévenir mes bouffées de colère, à maîtriser mes émotions et à organiser ma vie. Il m’a conseillé de pratiquer les arts martiaux à la fois comme exutoire à mes décharges émotionnelles et comme école de maîtrise de soi.

 

J’ai aussi découvert une forme de spiritualité avec lui : il disait toujours que les religions avaient été inventés pour que l’on sache que le monde nous avait été offert par une force supérieure et croire il y avait quelque chose après la mort, sinon ça serait bien trop triste. Il disait aussi que les religions avaient pour but de donner un code de conduite aux humains pour qu’ils puissent vivre ensemble et se respecter. Tout le reste est facultatif et toute tentative d’utiliser la force ou la violence pour faire du prosélytisme, pour convertir ou pour exclure n’est qu’une trahison de Dieu, quel que soit le nom qu’on lui donne. Je me suis donc mis, de temps en temps, à prier et je sais que mon mot, à la mort de maman, a dû t’étonner venant de ce mécréant de frère que tu ne voyais plus.

 

La dernière année à Genève, dans le cadre d’Amnesty International, j’ai rencontré un kurde syrien, très engagé dans le mouvement qui a maintenant donné naissance au Rojava durant la guerre civile syrienne. Cette région du Kurdistan du Sud, sur territoire syrien s’est organisée en « cantons » gérés démocratiquement par les collectivités locales et reste un exemple en matière de démocratie décentralisée en communes, de l’égalité hommes –femmes et du respect de toutes les minorités ethniques, religieuses, linguistique. Ce que Suat me racontait me faisait trop penser aux récits de grand-papa Raphy sur les anarcho-syndicalistes et les libertaires en Catalogne pendant la guerre civile espagnole. En plus, Suat n’était plus tout jeune et cette similitude avec les discours de Raphy a certainement joué un rôle dans le déclenchement de mon enthousiasme pour cette cause. Les milices du Rojava sont aussi les seules, au sol, qui ont réussi à tenir tête et à faire reculer les obscurantistes et assassins de l’Etat pseudo islamique qu’ils appellent daesh. Cette expérience de démocratie directe, de liberté, de pluralisme religieux et ethnique doublée d’une efficacité militaire contre les terroristes reconnue par tous ne plait pas à tout le monde : dans la région, les gouvernements turcs, syriens, iraniens et même irakiens, ne sont pas de grands défenseurs des droits humains et de la démocratie et ont peur de la contagion libertaire au sein de leur propre population. Les américains y stationnent des troupes comme, dans une moindre mesure, les français et les anglais. Mais si ces alliés trouvent très pratique d’utiliser les troupes du Rojava comme chair à canon contre daech et les soutiennent parfois par des appuis aériens, ils ne goûtent que moyennement cette vision économique de justice sociale et la démocratie directe prônée et vécue au Rojava

 

Bref, pour moi, c’était un modèle, un maître à penser. Au temps des babas, on aurait presque pu dire un gourou.  Et je n’étais pas le seul : deux amis, un italien et un français que j’ai connus par Suat, partageaient mon admiration pour ce bonhomme et l’enthousiasme pour la cause qu’il défendait. Mon ami Suat Kocho, kurde syrien de confession yezidie a donc réussi à nous convaincre de le soutenir et j’ai accepté mais en lui proposant la manière la plus dangereuse : me faire passer pour un de ces jeunes occidentaux fanatisés qui partent rejoindre daesh pour faire la guerre sainte, le « jihad », mais surtout pour assouvir leurs plus bas instincts de violence sans scrupules. Samir le français a suivi mon exemple alors que Pietro, l’italien, s’est chargé de la mise sur pied d’un réseau de soutien secret au Rojava, en Europe occidentale, qui doublait celui, officiel et public, des exilés et des sympathisants de leur cause.

 

Suat a tenté de me dissuader en me disant que je pouvais leur être utile en diffusant des informations sur les réseaux sociaux ou en faisant des recherches sur internet ou auprès des requérants d’asile arrivant en Suisse. Mais j’ai insisté. Je voulais être au cœur de l’action. Suat désirait obtenir des informations de première main et documentées, pour les diffuser ensuite. Ces renseignements devaient concerner d’une part les exactions de daesh contre les populations locales, leurs éventuels plans d’attaques en occident mais également les liens entre daesh, la Turquie et certaines entreprises occidentales qui ont contribué à prolonger la vie de ce mouvement terroriste en commerçant avec lui. J’ai commencé par prendre des cours d’arabe intensifs, le soir, tout en étudiant à la fois le Coran et la réthorique des jihadistes. Quand je me suis senti prêt, j’en ai fait part à Suat et nous avons planifié mon infiltration.

 

Il fallait pour cela que je sois crédible et que je ne risque pas d’être reconnu par d’anciennes connaissances. J’ai prétexté une envie de changement et un désir de découvrir l’Italie pour convaincre Rosalba d’accepter l’offre de sa copine et de déménager à Turin. Suat m’avait indiqué connaître dans cette ville un réseau de recruteurs djihadistes qui œuvrait essentiellement par internet mais qui avait des informateurs dans deux mosquées de la place et tentaient de repérer tous ceux qui réprouveraient les appels à la modération des imams en charge. Nous avons donc déménagé et avons repris le bar dont Rosalba a dû te parler. L’après-midi, je travaillais comme cuisinier et compagnon modèle pour Rosalba. Le matin, je cherchais le contact avec ces recruteurs sur internet. J’ai également pris contact avec l’imam d’une mosquée, lui demandant comment partir au jihad. Il m’a évidemment rabroué et découragé, mais je savais que cette démarche arriverait aux oreilles des « recruteurs » et que cela augmentait ma crédibilité.

 

Je n’ai donc pas tardé à faire la connaissance de ces « recruteurs » : un groupe de fanatiques qui, tiens-toi bien, entretenaient de très bonnes relations avec les sales petits nervis d’un mouvement d’extrême-droite italien, nostalgiques de Mussolini et racistes forcenés. J’ai compris qu’ils se rejoignaient dans leur haine de la démocratie, des juifs, dans leur vision du rôle de la femme et leur dégoût des gays. J’ai compris que le partage du monde en deux dictatures fascistes, l’une « chrétienne » et l’autre « musulmane » faisait partie de leur rêve et, disaient-ils, de leur contribution à la paix universelle. Je t’assure que cela m’a été extrêmement pénible que de jouer au convaincu, de faire croire à ma conversion et d’avoir, par exemple avec Rosalba et en présence de mes nouveaux « amis » une attitude machiste et méprisante dont elle a dû te parler. Je regrette tout le mal que je lui ai fait, surtout en partant sans rien dire.

 

Plus tard, quand s’est achevée cette parenthèse syrienne, je l’ai appelée et j’ai tenté de lui expliquer que je n’étais pas un fanatique, encore moins un terroriste mais que je ne pouvais pas lui en dire plus pour l’instant. Les raisons réelles de mon départ, mon engagement aux côtés de mes camarades du Rojava devaient rester absolument secrètes :

 

Là-bas, comme je n’étais pas vraiment charpenté pour faire un bon soldat mais que je me débrouille vraiment bien en cuisine, j’ai très vite été engagé par un émir auto-proclamé qui m’a engagé comme cuisinier personnel. Comme je parlais français, italien et anglais et arabe, je servais aussi parfois de traducteur pour les nouveaux candidats au Jihad en provenance de France, d’Italie, de Belgique ou d’Angleterre. Je cuisinais assez souvent de somptueux et longs repas regroupant différents cadres de leur mouvement. C’était une extraordinaire source d’informations. C’est ainsi que j’ai appris qu’une bonne partie de leurs revenus venaient du pétrole qu’ils pouvaient encore vendre en Turquie ou de ce que leur versaient des entreprises occidentales pour pouvoir continuer à produire sans être inquiété, comme par exemple cette cimenterie franco-suisse.

 

Samir, de son côté, a utilisé une filière de recrutement française installée à Thonon. Ingénieur informatique, il a été immédiatement recruté, dès son arrivée, pour s’occuper de leurs sites de propagande par lesquels ils diffusent leurs horreurs ou revendiquent même les actes de loups solitaires qui prennent tout seuls l’initiative d’agressions barbares de civils innocents un peu partout dans le monde. Je l’ai croisé une fois ou deux et je sais qu’il essayait, lui aussi, de récolter un maximum de renseignements à transmettre au réseau de Suat. Comme moi, il s’était fait confisquer ses papiers d’identité à son arrivée et avait reçu en échange des documents d’identité de « l’émirat » qui lui permettraient de récupérer ses papiers français en cas de besoin. En ce qui me concerne, j’ai également dû remettre l’ensemble de mes papiers : permis de conduire, carte de caisse-maladie, permis de séjour italien mais j’ai réussi à dissimuler une carte d’identité suisse périmée d’une année.

 

J’ai aussi découvert que ces terroristes jihadistes accueillaient des militants d’extrême-droite qui transitaient par la Turquie et payaient des montants importants pour pouvoir venir s’entraîner dans des camps gérés par l’organisation terroriste. Et comble de l’horreur, ils leurs fournissaient des prisonniers condamnés à mort pour servir de cibles humaines lors de leurs entraînements.

 

A chaque repas, je servais, obséquieusement. Je refusais les privilèges comme celui de boire de l’alcool ou de fumer une cigarette mais demandais toujours de pouvoir faire mes prières entre les services. Ils me prenaient pour l’un de ces allumés occidentaux ou immigrés de la deuxième génération qui venaient d’occident avec le rêve d’un mariage facile avec une prisonnière offerte ou vendue par les chefs, avec leurs fantasmes de gloire guerrière issue des jeux vidéos et souvent, quand ils ne présentaient pas d’intérêt particulier, avec la certitude de finir en martyrs au combat ou ceints d’une ceinture d’explosifs.

 

Comme je leur étais utile en raison de ma connaissance des langues et de mon habileté en cuisine, ils m’évitaient toute situation dangereuse et me faisaient confiance ou tout au moins, me prenaient pour un naïf inoffensif.

 

Je consignais tout et l’envoyais à Suat qui traitait ces informations, les comparait avec d’autres sources et constituait un dossier destiné à être rendu public. Il espérait par-là couper un maximum de sources de financement du terrorisme : des entreprises ayant pignon sur rue en Europe ne pouvaient se permettre d’être prises la main dans le sac à financer une organisation qui commettait des actes aussi abjects.

 

Et même quand ces assassins ont subi plusieurs revers militaires et ont dû se replier dans des zones bien plus au Sud et à l’est, leurs dirigeants continuaient de ne se priver de rien. Tu te rappelles le slogan de papa qui disait

« A ceux d’en haut des couilles en or, à ceux d’en bas des nouilles encore » qui nous faisait rire enfants. Eh bien, crois-moi, c’est comme ça là-bas aussi : il y avait ceux qui s’éclataient dans le luxe et parfois la débauche et ceux qui allaient se faire éclater, pour de vrai, avec l’espoir de trouver leurs quarante vierges au paradis.

 

Quand les turcs et leurs supplétifs djihadistes membres de mouvements concurrents mais similaires à daesh ont envahi la région d’Afrin dans le Rojava, les tables de mes chefs étaient garnies de produits agricoles pillés à la population kurde locale. Ce n’était pas l’état islamique qui était présent à Afrin mais celui-ci continuait de commercer avec l’armée turque et surtout avec ces groupes de mercenaires islamistes qui terrorisaient la population, pillaient, violaient et rétablissait une vision obscurantiste de la femme et de la société en général dans ce petit bout du Rojava qu’ils avaient réussi à occuper dès la fin du printemps 2018.

 

C’est à ce moment-là que j’ai commis une erreur qui a précipité mon retour : j’avais eu vent d’une offensive qui se préparait contre une localité libérée quelques mois plus tôt par les troupes du Rojava et l’ai transmis à Suat de retour dans sa région depuis quelques mois. Ils se sont bien préparés et les fanatiques de daesh se sont fait rétamés. En servant mon dernier repas à mes « chefs », j’ai entendu qu’ils allaient lister toutes les personnes au courant de la préparation de cette attaque et les soumettre à la question. Je savais qu’à part moi, cela se comptait en quelques dizaines de personnes. J’ai préféré ne pas attendre et la nuit suivante, je volais un 4×4, le plus rapide que je trouvai, crevais les pneus de ses semblables parqués alentour, emportai quelques bidons d’essence de réserve et mis le cap au nord-ouest pour rejoindre les lignes kurdes.

 

Je réussis à éviter toutes les patrouilles des jihadistes et atteignis le Rojava à l’aube. Dès que ce fut possible, après d’inévitables vérifications d’identité, je contactai Suat qui vint me chercher dans le poste avancé où j’étais arrivé.

 

Son dossier était complet et il s’apprêtait à rejoindre la Suisse où il avait déjà vécu quand il était professeur invité à l’université de Genève, pour remettre ces informations à l ‘ONU avant de les diffuser ensuite dans les médias.

Pour éviter un refoulement éventuel et pour pouvoir rester en Suisse le temps nécessaire à ses démarches, il avait décidé de demander l’asile politique à la Confédération Helvétique. Il m’avait confié 2 copies complètes de son dossier sur deux clés USB que je garde toujours sur moi.

 

Le jour où Suat est venu me chercher sur la ligne de front, il était accompagné de Sean, un jeune irlandais engagé volontaire, comme quelques autres « internationalistes », dans les rangs des YPG, les troupes du Rojava. Après une période au front, le jeune homme avait été approché par Suat pour faire partie de son réseau de soutien. Durant mon court séjour au Rojava, nous devenus très proches avec Sean et c’est lui qui m’a proposé d’aller me mettre au vert quelques temps en Irlande au cas où daesh, dont les espions devaient être plus nombreux ici qu’en Irlande, aurait appris ma défection et ma mission.

 

Il s’apprêtait à partir bientôt aux Etats-Unis pour une tournée de conférence destinée à récolter des fonds pour soutenir des réalisations sociales au Rojava comme un village pour les veuves, la construction d’écoles, un programme d’éducation aux droits des femmes et des minorités et d’autres projets. Par la même occasion, Sean devait rencontrer des politiciens dans le but de les aider à faire pression sur le gouvernement pour que celui-ci maintienne encore quelques temps des troupes sur place et surtout son appui aérien aux opérations contre daesh.

 

Comme beaucoup de gens, Sean jugeait le président américain instable, égocentrique, à la limite du machisme et du racisme, trop lié à l’Arabie Saoudite qui est un peu la cousine de l’état islamique. Mais bon, c’est ainsi et toute aide est bonne à prendre. Les militaires américains sur place ont une réelle admiration pour les troupes des YPG, hommes et femmes, qui ont montré leur efficacité dans les combats contre les terroristes. Pour le président, l’avis de ses troupes pourrait compter, mais rien n’est sûr, et Sean ne va pas manquer, lors de ses conférences, de citer plusieurs témoignages d’officiers et de soldats présents en Syrie du Sud.

 

Il y a bien sûr un autre acteur incontournable, la Turquie, membre de l’Otan, que les américains ne veulent pas trop froisser. Mais la démocratie en Turquie, c’est un vernis qui part vite si l’on gratte. Et ce ne sont pas seulement les kurdes opprimés depuis des décennies qui le disent mais aussi les centaines de journalistes, d’enseignants, de juges, de magistrats, d’écrivains, de simples citoyens qui croupissent en prison pour avoir revendiqué le respect des droits humains, la justice sociale, l’égalité des genres, la vérité sur les compromissions avec l‘état islamique ou plus simplement encore, pour avoir fait savoir qu’ils n’appréciaient pas le président. Mais comme les deux présidents américain et turc fonctionnent tous deux avec des égos aux dimensions d’une montgolfière et qu’ils se cherchent parfois des poux, autant en profiter et utiliser cette inimitié pendant qu’il est encore temps.

 

Sean est parti en Amérique le jour où je suis arrivé chez ses parents Il va donc faire son possible pour ramener des sous et du soutien.

 

J’ai appris ici l’attaque à la buvette de Villarlod. Cela m’a fait remonter une myriade de souvenirs d’enfance, heureux mais qui éclataient en bulles douloureuses à la surface de ma conscience en sachant que ce lieu de réminiscences joyeuses devenait l’objet d’une attaque, une de plus, abjecte, cruelle, inhumaine et imbécile.

Je viens d’apprendre il y a deux jours par un camarade suisse-allemand engagé au Rojava, que Suat figurait au rang des victimes et même, que c’était le premier à avoir été abattu. Je suis persuadé que toutes ces victimes ne sont considérées, par les instigateurs de cet acte terroristes, que comme des victimes collatérales, la cible étant Suat.

 

J’ai lu dans les journaux le pedigree de 3 des assassins : ce sont exactement ceux dont je te parlais un peu plus haut : des paumés, des fanatiques religieux, forcenés, pas très futés, dévoués à leurs chefs et faciles à manipuler. Les commanditaires sont bien à l’abri, en Syrie peut-être, mais possiblement aussi dans n’importe quel pays. Le dossier de Suat est vraiment explosif : plusieurs entreprises occidentales, françaises, suisses, anglaises et allemandes, des partis d’extrême-droite, ainsi que l’actuel gouvernement turc auraient tout à perdre à ce qu’il soit livré à l’ONU et aux médias comme Suat l’avait prévu. Tu connais l’adage sœurette : A qui profite le crime ? Ensuite, qui est capable de le commettre sans sourciller ?

 

Pour les trois agresseurs identifiés, ça ne fait pas un pli, je m’en suis expliqué. Mais pour les deux autres, celui qui se faisait passer pour moi et le français, je me demande s’il ne faudrait pas chercher dans les rangs des chiens de garde des groupements d’extrême-droite ? Là aussi, la découverte de leurs séjours d’entrainement dans des camps de daech alors qu’ils répandent l’islamophobie et la xénophobie en Europe, ça les mettrait dans une drôle de position face à leurs ouailles, sans compter les probables liens financiers avec l’organisation terroriste. Et eux non plus ne manquent pas d’une main-d’œuvre recrutée parmi les laissés pour compte de la croissance ou parmi des frustrés qui se découvrent une valeur et une utilité dans l’appartenance à l’un de ces groupes nauséabonds qui fleurissent un peu partout en Europe.

 

Peter avait laissé à Suat mon adresse, celle de ses parents, en Irlande. Il devait en principe la garder en lieu sûr. Peut-être a-t-il relâché sa vigilance en Suisse, se sentant enfin en paix et en sécurité ? Toujours est-il que ces assassins ont pu la trouver et la transmettre à quelqu’un. Sinon, je ne m’expliquerais pas comment ils ont pu retrouver les parents de Peter. Heureusement qu’ils s’en sont sortis vivants. Je ne me le serais jamais pardonné !

 

Ils ont probablement entendu parler de ce dossier, se douter que j’en avais un double ou tout au moins que j’en connaissais le contenu. Tant que je ne les aurais pas identifiés et transmis ces informations aux autorités et à la presse, je ne serai pas en sécurité. C’est pour cela que je pars, je rentre chez nous. Je ne peux pas te dire où exactement pour l’instant, ne serait-ce que pour te protéger. Ne t’en fais pas pour moi : je ne suis pas tout seul et je peux encore compter sur des amis ici et ailleurs en Europe.

 

Par précaution au cas où tout à fait hypothétique où il m’arriverait quelque chose, je vais envoyer un double de la clé USB sur laquelle se trouve le dossier de Suat et d’autres infos que j’y mettrai, au fils du vieux monsieur qui m’avait accompagné à la maison après ma « crise » à l’école. Tu te rappelles ? Je suis resté en contact avec eux et je peux lui faire confiance. Il porte le même prénom que son père et habite à Berne. Mais ne le contacte que si je ne te redonne pas de nouvelles d’ici 30 jours. Il recevra alors la consigne de te faire un message te disant : « votre colis est arrivé » et te donner son adresse. Après, je te le promets, je reviendrai chez nous et je veux vivre une vie normale, avec de petits soucis quotidiens, de grandes joies aussi à partager. Peut-être que je parviendrai à reconquérir Rosalba et sinon, je trouverai sûrement un jour une autre compagne qui s’entendra bien avec toi frangine. Je n’ai plus rien à me prouver et j’aimerais tant rentrer dans le rang aujourd’hui. Mais je ne le peux pas encore, des gens comptent sur moi et je tiens à la vie.

 

Je reprendrai contact. Fais-moi confiance ma jumelle, même si je ne t’ai pas habituée à ça dans ma jeunesse.

Et tu peux transmettre tout ce que je viens d’écrire à la police si cela peut les aider à trouver les commanditaires du meurtre de Suat et de tous ces innocents. Tu me manques sœurette. Je t’embrasse. A bientôt.

 

Nesto

 

J’achève la traduction aux policiers submergée par l’émotion et vers la fin, je bute sur chaque mot et mes larmes font de petites auréoles bleutées sur la missive de mon frère. Sylviane et l’un des policiers m’entourent de leurs bras et je reste là, à sangloter un moment.

 

Les informations fournies par Nesto ne semblent pas pouvoir aider en quoi que ce soit les membres de la Garda irlandaise à identifier les agresseurs des Ryan. Ils demandent la permission de photographier la lettre et la transmettront à leurs collègues de l’anti-terrorisme qui pourront, peut-être, avec les polices d’autres pays, utiliser ces informations dans le combat commun que mènent la plupart des polices européennes contre le terrorisme.

 

Pour Sylviane par contre, ce qu’elle vient d’apprendre permet de mieux comprendre l’attentat de Villarlod et permettra de cibler les recherches afin de glâner d’autres indices permettant de peut-être de remonter aux commanditaires. Mais il n’y a rien de très précis et concret permettant d’avancer si ce n’est de connaître, mais vaguement, qui a intérêt à ce que l’enquête ne progresse pas.

 

Nous décidons assez vite de rentrer. Nous n’avons plus rien à faire ici. Sylviane piaffe d’impatience à l’idée de rapporter ce qu’elle sait à ses collègues et de reprendre l’enquête sur place. Quant à moi, Pierre et les enfants me manquent et je rêve de déposer mes émotions au creux de l’épaule de mon compagnon, d’embrasser mes enfants, de m’offrir une parenthèse d’insouciance de quelques heures au sein du cocon familial.

 

Nous nous enquérons auprès de nos accompagnateurs sur les transports publics permettant de rejoindre l’aéroport de Dublin dans les meilleurs délais. L’un d’eux passe un appel à leur supérieur à Cork qui leur donne non seulement l’autorisation mais l’ordre de nous y accompagner après avoir précisé qu’il vient de s’entretenir au téléphone avec le chef de Sylviane à Fribourg, qui paraît-il parle un anglais parfait, et qui est impatient de la voir lui faire son rapport.

 

Quatre heures plus tard, nous sommes à bord d‘un avion d’Air Lingus, la compagnie irlandaise, à destination de Zurich.

 

Avant d’embarquer, Sylviane appelle ses supérieurs pour résumer ce qu’elle a appris, leur dire qu’elle sera au bureau demain matin et leur demander si l’enquête a progressé. Elle apprend que pour les ressortissants turcs, lybiens et irakiens, ses collègues ont eu la confirmation de leur appartenance à daesh, leurs noms étant déjà apparus dans des enquêtes en France, en Italie et au Royaume Uni. Le français était un commerçant indépendant de la région de Nice qui venait d’entrer en Suisse par Chiasso après un séjour en Italie où il avait été photographié par la police lors d’une manifestation du mouvement d’extrême-droite Casa Pound. L’appartenance de l’autrichien à la mouvance néo nazie de ce pays a été confirmée par la police autrichienne.

 

Lorsqu’elle m’en fait part, je m’interroge vraiment sur cette alliance de la carpe et du lapin, si tant est que l’on puisse comparer ces animaux sympathiques à ces mouvances extrémistes et criminelles que sont le fascisme et l’islamisme radical.

 

Nous embarquons et décidons, le temps du vol, de ne pas parler de l’enquête mais de nous.

Je ne suis pas une grande fan des voyages en avion : rester immobile dans ces boîtes de conserve volantes, angoisser au moindre trou d’air ou turbulence, tout cela ne soulève pas mon enthousiasme nonobstant les avantages indéniables de la rapidité. Mais cette fois, le vol semble léger et facile grâce aux confidences de ma voisine et à l’énergie positive que cette fille dégage.

 

Sylviane a grandi dans un petit village au sud de Fribourg, au sein d’une famille unie. Elle était la plus jeune et la seule fille d’une fratrie de cinq enfants.  Elle adorait sa famille mais ne supportait plus les querelles ancestrales, les jalousies et les inimitiés qui pourrissaient l’ambiance de sa petite communauté villageoise. Les études secondaires à Fribourg, capitale cantonale, constituèrent sa première bouffée d’oxygène et d’ouverture sur le monde extérieur.

 

Elle ne supportait pas l’injustice : les punitions collectives à l’école, certains élèves ostracisés ou harcelés par les « populaires » de la classe, les rumeurs et les jugements intempestifs qui détruisent une réputation. Son père ouvrier, avait été largué comme une vieille chaussette après plus de 30 ans dans la même entreprise par des patrons qui avaient préféré délocaliser pour aller exploiter des ouvriers roumains bien meilleur marché. Elle ne supportait pas de savoir que les réfugiés de la guerre ou de la misère meurent dans l’indifférence en mer ou engendrent peurs, préjugés et xénophobie alors même que leur taux de criminalité n’est pas plus élevé que celui des autres résidents suisses, nationaux et étrangers installés. Elle détestait plus que tout la violence d’où qu’elle vienne, qu’elle soit crapuleuse, passionnelle, de genre ou domestique. Bref, cela la poussa naturellement à entreprendre des études de droit à Fribourg et de criminologie à Lausanne.

 

Le fait d’évoquer ses études secondaires nous ramena à la ville de notre jeunesse, Fribourg. La ville, dotée de beaux restes médiévaux, est enchâssée dans une boucle de la Sarine, la rivière qui marque peu ou prou la limite des langues, le français à l’Ouest et au sud, l’allemand, à l’est et au nord.

 

C’est une ville attachante, à tous les sens du terme. Nous partageons les souvenirs communs des bistrots de nos jeunesses, en vieille ville ou dans le quartier de Pérolles. Nous évoquons le grand événement de l’année, la St –Nicolas, qui draine des dizaines de milliers de personnes dans la capitale pour voir St-Nicolas, patron de Fribourg, parcourir les rues sur son âne, flanqué de ses « père fouettards », distribuer des « biscômes » (nos pains d’épices fribourgeois) et prononcer son discours du haut du balcon de la cathédrale. Ce sont les lycéens du collège St-Michel qui élisent parmi eux le St-Nicolas de l’année en fonction de son discours et de sa personnalité. Cela a commencé en 1906 par une plaisanterie de potaches de l’époque qui s’est très vite muée en tradition vu l’énorme succès rencontré dès le début. Nous nous accordons les deux à constater que le succès incroyable de cette manifestation apparemment anodine et bon enfant, vient peut-être du fait que St Nicolas est un personnage essentiellement bienveillant, gentil et pourtant capable de rappeler avec force et humour, comme le font les collégiens de St Michel chaque année, que la paix, la prospérité ne peuvent se construire qu’avec un maximum de solidarité, d’ouverture et d’empathie envers nos frères humains.

 

Le Carnaval est un autre moment incontournable de cette cité des « Dzodzets « (de « Dzojè », Joseph en patois, surnom donné aux fribourgeois à l’époque où nombre d’entre eux s’appelaient Joseph). Ce sont quelques jours de folie qui commencent un samedi et se terminent au soir du mardi Gras. Les origines de cette tradition remontent à la fois à la culture païenne de l’équinoxe, de la fin de la saison froide avec la mise à mort du bonhomme hiver (à Fribourg , le « Rababou ») et au défouloir que les chrétiens se permettaient avant d’entrer dans les quarante jours de carême qui précèdent Pâques. Sylviane m’avoue que c’est un soir de carnaval qu’elle a perdu sa virginité, à 16 ans, avec un camarade de classe dont les parents ont eu la mauvaise idée de déménager en Norvège le printemps suivant et qu’elle n’a jamais revu depuis lors.

 

Nous échangeons moult anecdotes et souvenirs avant qu’elle ne reprenne la description de son parcours personnel.

 

Ses études terminées, et malgré des stages et des opportunités ouvertes dans des villes plus importantes, elle préféra revenir « chez elle » et obtint sans trop de peine son premier poste à la police cantonale de sûreté de Fribourg. Elle se plaisait dans ce travail dont ses supérieurs appréciaient le sérieux et la qualité. Malgré la majorité masculine de ses collègues, elle avait assez de ressources et de caractère pour décourager les attitudes paternalistes ou machistes qui subsistaient parfois encore au sein de la police. Elle jouissait d’une bonne réputation parmi la plupart de ses collègues.

 

Agée d’une petite dizaine d’années de moins que moi, elle a la trentaine resplendissante mais ne sent pas encore le besoin de fonder une famille. Elle ne vit pas pour autant une vie de nonne mais se contente d’amourettes de passage. « Il faut bien que le corps exulte et l’esprit se détende » comme elle le souligne en riant. Elle ne désespère pas de trouver l’homme de sa vie mais jure que ce ne sera pas parmi ses collègues.

 

Nous atterrissons à Zurich avec l’impression que nous venons de décoller. Nous parvenons à attraper de justesse le premier train pour Fribourg. Notre conversation se poursuit sur le même registre que dans l’avion mais bercée cette fois, non plus par les vrombissements des réacteurs mais par le staccato des roues sur les rails.

 

Nous arrivons à Fribourg, empruntons le passage sous voie et nous frayons un passage, à la sortie sur la place de la gare, au travers des jeunes marginaux qui ont pris l’habitude de s’agglutiner devant les portes, dispensant aux voyageurs de passages, des odeurs de bière et de « beu » en leur jetant des regards qui vont de la franche hostilité à l’indifférence totale.

 

Nous avons juste le temps de boire un café avant que ne parte mon train pour Bulle. Trois bises et la promesse de s’appeler le lendemain scellent nos adieux et concluent ce voyage.

 

A 22 heures, j’ouvre la porte de notre logement et tombe dans les bras de Pierre qui m’attendait, impatient.

 

Les enfants dorment déjà, papa aussi. Pierre m’entraîne dans la salle de bain où nous faisons l’amour debout, sous la douche, fébrilement et sans dire un mot, comme s’il fallait rattraper ces quelques jours de séparation et conjurer toute l’angoisse accumulées depuis l’attentat.

 

Après, nous parlons. Après avoir reçu comme un cadeau les bonnes nouvelles des enfants et les anecdotes familiales des derniers jours, je lui raconte mon séjour en Irlande, avec les péripéties, la joie d’entendre Nesto, l’espoir déçu de le retrouver enfin, les informations qu’il nous a transmises et les questions que Sylviane et moi nous posons.

 

( à suivre)

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