Des vacances pas si reposantes…
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Lionel s’affaisse sur sa chaise et ferme ses yeux, qui sont sableux de fatigue. De loin, il entend Clara. Sa voix est aigue, joyeuse. Il sait qu’il doit faire un effort et ne pas sombrer dans le sommeil pendant qu’elle lui parle.

« Regarde, » elle dit, « comme le coucher du soleil est beau ! Encore mieux qu’hier soir ! »

Il sait déjà qu’elle va encore lui proposer d’entreprendre quelque chose qui impliquera une énergie dont il ne dispose pas. C’est surtout quand ils sont en vacances qu’il ressent les presque trois décennies qui les séparent.

« Plus beau qu’hier ? Comment est-ce possible ? » dit-il, essayant un ton humoristique, mais elle n’entend que les mots, comme souvent.

« Mais regarde, t’as pas vu ces couleurs ! Elles n’étaient pas aussi vives hier, je te jure ! Tu t’en rappelles pas ? »

Un regard perçant accompagne ces derniers mots et il se demande, pas pour la première fois, si elle pense qu’il est en train de perdre la mémoire ou s’il est paranoïaque.

 

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« Bien sûr, enfin, oui, c’est beau, mais hier aussi c’était beau, c’est difficile à comparer, je crois qu’il y avait un nuage hier qui s’est positionné de manière très esthétique… »

Elle l’interrompt en ricanant. « Toi, t’es jamais sérieux ! De toute façon, tu ne te rends compte de rien. Je pourrais être toute nue là maintenant et tu me remarquerais même pas. »

Il lance un regard ouvertement admiratif sur sa peau dorée par le soleil, les minuscules poils blonds qui auréolent les lignes gracieuses de ses bras. Son bain de mer, comme une tracée de langue, a saupoudré ses clavicules de sel. Il dit d’une voix caressante, « Je te promets que je serais très attentif si tu étais nue là, à l’instant… »

Elle fait une moue et il commence à se sentir hors de danger ; ses mots lui ont plu. Puis elle lui dit, d’un ton joueur, « Allez, viens. On peut monter à la forteresse. C’était là qu’on avait la meilleure vue l’autre fois. Allez ! Fais un effort ! Dépêche-toi, on va tout rater ! »

La fatigue a enduit chacune de ses cellules d’une couche de plomb, et des semelles de plomb se sont greffées à ses pieds, mais il essaie de garder le ton léger.

 

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« Clara, ma belle Clara, ma petite lumière, tu ne voudrais pas plutôt rester ici avec moi ? On pourrait boire un petit apéritif, décider où on veut manger. Mon amour, je suis tellement épuisé, je ne peux pas bouger. Je ne sais même pas comment je vais rentrer à l’hôtel, et c’est à côté, pas comme ta forteresse… Tu ne vois pas aussi bien le soleil depuis ici ? Regarde ce panorama qui s’étend rien que pour nous, pour toi… »

De nouveau, elle fait une moue, mais cette fois ce n’est pas par plaisir.

« Tu fais chier, Lionel, tu sais ? T’es toujours fatigué, tu veux jamais rien faire. De toute façon, tu peux pas être fatigué maintenant, je voulais aller danser après le dîner, et puis justement je voulais aller à ce restaurant qu’on a vu le premier jour, à la jetée, celui où ils servaient du homard. »

Il se redresse. « Comment, ce piège à touristes ? »

« Oui ! Ce piège a touristes ! Justement ! Tu crois qu’y a beaucoup d’endroits chez nous où on va m’apporter des homards vivants à la table juste pour me laisser choisir celui qui me plaît le plus ? Genre, qui sera mort depuis environ cinq minutes quand je croquerai dedans ? »

 

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Il évite de lui dire qu’elle ferait mieux de ne pas croquer dedans. De toute façon, ce serait la carapace qui cèderait, pas ses dents ; il l’imagine en train de mordre goulument dans une pince qui s’agiterait dans un dernier tressaillement désespéré. Avec une espèce de nostalgie, il pense au restaurant où il compte l’inviter pour son anniversaire. Là, l’on ne leur servira pas du homard qualité touriste, mais des mets gastronomiques de saison et du terroir ; et si elle choisit les escargots, eux aussi seront vivants jusqu’à quelques minutes avant qu’elle se les porte à la bouche.

Il aimerait lui dire tout cela, mais elle n’est pas d’humeur à plaisanter ; et puis, il veut garder la surprise. Il ne peut que répéter, « Je suis tellement fatiguée, ma chérie, je suis désolée… J’ai, je suppose, j’ai plus la forme que j’avais avant. Une petite randonnée et je suis k.o., tu vois… » Il esquisse un rire. « Il y a tous ces restaurants à côté de l’hôtel, j’ai regardé les cartes un peu, ils sont très bons… Pas pour tous les soirs, mais juste… »

Elle se lève pendant qu’il parle. Quand elle s’étire, c’est pour le défier, parce qu’elle sait que sa silhouette est embellie par sa mise en scène devant un ciel qui est, il en convient, spectaculaire.

 

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« J’vais à la forteresse. Je t’attendrai pas, le soleil se couche, ce sera trop tard. Puis après j’irai manger du homard à ce restaurant. Même si tu viens pas. Après, j’irai danser. Donc… »

Il aurait voulu esquiver la menace dans son regard, mais sa fatigue le trahit et il s’en veut ; il n’a pas fait assez attention. Pourtant, il est sûre qu’elle ne réalise pas qu’il sait que c’est une menace, et peut-être qu’elle même ne se rend pas compte de ce qu’elle fait, ou pas sciemment. Somme tout, elle pense qu’il est trop gaga d’elle pour la croire capable de quoi que ce soit. Elle ne réalise pas qu’elle est transparente pour lui.

Cependant, il a beau savoir la lire comme une carte postale, il ne peut rien faire ni dire pour éviter le coup.

Il avait su l’année précédente, à Skyros. Ils avaient passé une journée comme aujourd’hui – randonnée, plage, soleil – et il s’était assoupi sur le lit au moment où elle se douchait avant d’aller dîner.

Les doigts de l’aube sur ses paupières l’avaient à moitié réveillé, mais pendant un instant, il avait eu l’impression d’avoir dormi seulement un instant, car il entendait toujours le bruit de la douche.

 

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S’appuyant sur un coude, il s’était aperçu de la robe qu’elle devait porter au restaurant. C’était une belle robe rouge en lin qu’il lui avait offerte et qu’elle devait porter pour la première fois ce soir-là. Elle se trouvait par terre, un amas informe dans la pénombre, chiffonné comme par la transpiration, les mouvements, l’air marin.

Quand le bruit de la douche s’était interrompu, il avait fait semblant de dormir. Il l’avait entendu sortir de la salle de bain et s’arrêter. Pendant un long moment, il avait senti son regard sur lui : comme une hache, prête à tomber.

Puis ses pas s’étaient approchés du lit et il l’avait senti glisser sous le drap, tirer dessus afin de s’enrouler dedans, s’étalant aussi loin que possible de lui. Il s’était trouvait soudain découvert à l’air lourd et, réalisant que l’odeur de son haleine avait empli la chambre, il avait été frappé par la honte.

Il avait fait semblant de dormir, mais le sommeil l’avait échappé, autant à lui que – il lui avait semblé – à elle.

 

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Peut-être qu’une trace de l’émotion qui l’avait saisi à la vue de la robe froissée vient de traverser son visage. Quelle que soit le motif, son regard s’adoucit. Elle dit, « Ecoute, c’est pas grave. J’sais que j’ai plus d’énergie que toi, c’est normal, j’fais plein de sport, j’suis en forme, quoi. Excuse-moi, je me rends pas toujours compte. »

Il commence à sourire mais elle continue, « Si tu veux, rentre à l’hôtel, il n’y a pas de souci. Ça me dérange pas de sortir seule des fois. T’inquiète pour moi. Va te reposer. »

Il sourit quand même. Maintenant, il n’a plus le choix. Ses yeux, anticipant la nuit blanche, lui piquent déjà.

Il dit, « Tu sais que j’adore le homard ? C’est un des crustacés que je préfère. Allez, donne-moi ta main. Fais ta bonne action de la journée et aide un petit vieux à se lever. »

Elle rit. « Oh, pas si vieux, mon chéri. »

Sa voix est un roucoulement, mais quand elle lui prend la main, elle ne le regarde pas dans les yeux.

Commentaires (1)

Webstory
10.06.2023

La communication. Hélène Page décrit avec justesse tous ces indices discrets et peu perceptibles qui annoncent les failles du couple. Le lecteur devient le témoin silencieux de l'effritement de la relation. Découvrez aussi: Les fleurs

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