Créé le: 11.05.2016
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Les fleurs

Amour, Fiction, Psychologie

Les fleurs du mal?
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« Pourquoi tu me donnes jamais des fleurs ? » elle lui dit.

Ils sont assis sur un banc près d’un magnolier en fleurs. A première vue, l’arbre est magnifique, mais une observation plus prolongée révèle que les pétales commencent déjà à brunir et à tomber.

Il répond, « Parce que ça fane trop vite, les fleurs. A la limite, je te donnerai une plante, si tu veux, dans un pot, que tu pourras garder longtemps. »

Elle fronce les sourcils. Puis elle dit, « Je n’aime pas les plantes en pot. Ça attire les moucherons. »

Il la regarde, puis hausse les épaules d’un petit mouvement vif.

« Pas de fleurs chez toi alors, » il dit d’un ton joueur, mais elle pince les lèvres et tourne son regard vers le lac. Il y a encore de la neige sur les montagnes ; elles sont belles.

« Je crois que nous ne sommes pas très compatibles, » elle dit.

Les montagnes sont une rangée de crocs dans la gueule de la terre.

Il rit, puis arrête quand il s’aperçoit qu’elle ne change pas d’expression.

 

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« Tu n’es quand même pas sérieuse ? » il demande. « Pour une question de fleurs ? »

Elle ne répond pas, ne le regarde toujours pas. Il étudie sa peau lisse et blanche comme une pétale de magnolia et il dit, « Depuis tout ce temps, tu ne m’avais jamais dit que tu aimais les fleurs… Bon, écoute… Si c’est vraiment si important, je t’achèterai des fleurs. »

« Non, » elle dit. « C’est trop tard maintenant. Il aurait fallu que tu me les offres sans que je sois obligée de te le demander. A présent, je sais que tu ne veux pas m’en offrir. Mais moi, je voudrais être avec quelqu’un qui comprend que je veux des fleurs, même si je ne le dis pas, et qui sait même me surprendre avec des fleurs. Toi, tu ne vas jamais faire ça. »

Il n’est toujours pas sûr si elle est sérieuse. Parfois cela lui prend de plaisanter sur un ton grave et il a du mal à saisir la différence, même quand elle la lui explique.

Il lui prend la main, mais celle-ci reste inerte entre ses doigts, comme un oiseau mort. Au bout d’un moment il serre un peu, pour s’assurer qu’il s’agit d’une blague, mais elle ne serre pas en retour. Finalement, il relâche cette main exaspérante et s’appuie contre le dossier du banc, perplexe, scrutant son visage sévère.

 

3

« Tu veux donc, » dit-il, « que je sois capable de lire dans tes pensées ? Tu veux que je t’offre des choses que tu veux mais que tu ne sais pas que tu veux ? »

Il s’arrête, repasse ses propres propos dans sa tête. Il s’est confondu dans les mots et n’est pas certain de s’être exprimé selon son intention.

De toute façon, elle ne répond pas. L’expression de son visage devient méprisante. Le silence dure très longtemps.

Soudain il dit, « Mais qui es-tu ? Je ne te reconnais plus. »

Elle répond, « Voilà. C’est la preuve que nous sommes incompatibles. Tu ne me reconnais même pas. Pourtant c’est très simple. Rien n’est plus simple que des fleurs. Non ? »

Il ne sait plus quoi dire. Il se lève.

« Bon… je commence à avoir froid. Je vais rentrer. Tu ne veux pas venir ? »

Elle ne le regarde pas.

 

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« D’accord, eh bien… Je te verrai à la maison. »

Il remonte, passant à côté de platebandes remplies de joyeuses plantes printanières. L’envie lui prend de les piétiner. Il voudrait se mettre à quatre pattes, plonger ses doigts dans la terre humide et d’arracher tout ce qu’il y a de coloré, fourrer les petites têtes délicates dans sa bouche, les mâcher et les recracher, transformés en boules de tissus informes, gluantes de salive.

Il ne fait rien de tout cela. L’adrénaline et la honte qui surgissent de ces envies sauvages ne se donnent pas à lire sur ses traits.

Près de l’appartement, il s’arrête dans une station service et prend le dernier bouquet de fleurs qui reste, se disant que, comme on est dimanche, il n’en trouvera pas ailleurs. Il soupçonne les couleurs d’être artificielles – jamais la nature n’a doté pétale d’un orange ou d’un violet aussi vif – et il a l’impression que les teintes vont lui rester sur les mains, comme le sang qui barbouille la clé de la chambre secrète de la Barbe-Bleue et trahit ainsi chacune de ses jeunes épouses. Peut-être que ses mains resteront pigmentées d’orange et de violet le temps que son amoureuse restera fâchée avec lui; quand elles redeviendront propres, il saura qu’elle l’aura pardonné.

 

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Elle reste assise sur le banc, absorbant sans plaisir le soleil printanier. Elle sait que des fleurs l’attendront à la maison ce soir, et l’idée lui déplaît. Désormais, elle n’aimera plus les fleurs.

Elle fixe le magnolier d’un regard accusateur. C’est moche quand les pétales pourrissent sur l’arbre, puis tombent par terre pour former une espèce de purée brunâtre. C’est déprimant de voir des fleurs dans un vase qui s’affaissent, comme si elles était brisées par leur condition, arrachées à la plante mère puis obligées à rester debout dans une eau devenant brumeuse, entourées par le vague parfum de leur propre pourriture.

Elle se lève enfin et tourne le dos au magnifique paysage pour frayer son chemin vers la sortie. Derrière elle, malgré les fleurs qui s’étiolent, le magnolier est magnifique, un cri de joie vers le ciel. Dans la lumière de l’après-midi, les crocs des montagnes semblent presque assez près pour que l’on les touche.

Commentaires (1)

Webstory
10.06.2023

Véritable allégorie sur le couple, ce texte illustre tout ce qui passe par le non-dit ou l'autrement dit. Un texte original et court qui communique tant de choses. Merci Hélène

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