Créé le: 22.08.2019
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Les trois petits ours

Contes, FantastiqueTrésors 2019

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Trois jours à tuer dans un village au nord est du Canada. Trois jours avant le passage du bateau pour le continent. Trois jours de solitude propice aux découvertes et à l’introspection.
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Les trois petits ours

 

 

« Ne vous aventurez pas trop loin, le temps change vite par ici, vous pourriez vous perdre », m’a dit la patronne quand j’ai quitté l’hôtel pour aller me promener. Instructions que j’ai suivies à la lettre. À aucun moment je ne me suis écartée de l’assemblage de bâtiments style préfabriqué qui fait office de village. Et malgré ces précautions, je suis perdue.

 

Le plus frustrant dans l’histoire, c’est que le baraquement le plus proche est juste là, sur la droite ou la gauche, ou peut-être devant, s’il n’est pas derrière. Bref, je me suis égarée dans un mouchoir de poche.

 

Au moins, le froid ne m’affecte pas. Et là je remercie Rupert qui, à défaut d’autres qualités, sait comment s’équiper pour une escapade aux alentours du cercle polaire. Pour le reste par contre, ce n’est pas la panacée. Mais je reviendrai plus tard sur le cas Rupert. D’abord ma situation actuelle.

 

Je suis à Cape Dorset, petit village d’environ 1 500 habitants planté entre océan et collines à la pointe sud de l’île de Dorset, au nord-est du Canada. J’ai trois jours à occuper avant qu’un bateau me ramène sur le continent. La température est rarement positive, mais je n’ai pas envie de rester cloîtrée dans le seul hôtel du coin, j’ai besoin de m’aérer les idées.

 

Quand je suis sortie en début d’après-midi, le soleil brillait de tous ses rayons. J’ai fait attention de ne pas m’éloigner de plus d’une dizaine de mètres de l’agglomération, histoire de rester à portée de regard. Je contrôlais parfaitement la situation jusqu’à ce que le vent se lève et se mette à balayer la neige à l’horizontale, traînant avec lui un amas de nuages bas. Ajoutez à cela les rayons du soleil réverbérés par la couche de brume, vous obtenez une bouillie blanchâtre éblouissante en guise de paysage. Et pour couronner le tout, mes lunettes de soleil à la mode me permettent tout juste de garder les yeux ouverts, preuve que j’aurai dû suivre les conseils de Rupert et opter pour une paire plus sérieuse, mais moins seyante. Aujourd’hui, mon choix serait différent. Trop tard ! C’est fou ce qu’on est plus intelligent une fois qu’on a pu expérimenter notre bêtise.

 

Je ne peux pas rester là, je sens les bourrasques s’insinuer sous ma veste. Ou plus précisément : ma position immobile favorise l’incrustation du froid entre la couche protectrice de mes vêtements et mon corps. Je choisis une direction au hasard, après tout, elles se valent toutes à ce stade. J’avance péniblement contre le vent. Chaque pas semble me demander une minute d’efforts intensifs. Jamais je n’y arriverai à ce rythme, d’autant plus que je ne suis pas sûre que mon orientation soit correcte. Je fais encore quelques mètres puis m’arrête. Ça serait plus facile dans l’autre sens. Après tout, qu’est-ce qui me prouve que l’autre sens n’est pas le bon ? Surtout qu’avec le vent dans le dos, c’est moins fatigant.

 

Je fais demi-tour et me retrouve nez à nez avec trois petites créatures hirsutes. Enfin, quand je dis nez à nez, j’exagère un peu. Elles sont à cinq mètres de moi, dans le blizzard, estompées par les bourrasques de neige et la réverbération du soleil. Elles ont une crinière gris-brun, des yeux noirs plissés en une fente, un museau sombre au mufle aplati et elles se tiennent debout sur leurs pattes arrière : des oursons. Ils m’observent avec attention pendant que je les détaille avec inquiétude. Vont-ils se jeter sur moi ? Me dévorer ? Ils ne bougent pas, moi non plus, le temps s’est figé entre nous. Ils sont certainement autant impressionnés que moi. À juger leur taille, ils sont très jeunes, ce qui signifie que leur mère n’est pas loin, et que j’ai intérêt à décamper rapidement.

 

Je tourne les talons, une fois de plus, et avance face aux rafales. Je ne regarde pas derrière moi, je préfère me concentrer sur ma progression. De toute façon, s’ils me suivent ou même si maman ourse surgit, que pourrais-je y faire ?

 

Une éternité plus tard, des formes sombres se dressent sur ma gauche et ma droite et le vent diminue. J’ai retrouvé le village.

 

Une fois à l’hôtel, mon cœur entame une polka effrénée qui m’oblige à m’asseoir. J’ai eu plus peur que je ne le croyais. La patronne m’observe en coin, je lui réponds par un sourire contrit. Elle s’éclipse un instant pour réapparaître avec une tasse de thé fumant. Je la remercie et l’interpelle dans mon anglais approximatif qui est toujours mieux que mon inuit inexistant.

 

— Vous savez s’il y a des ours dans la région ?

— Oui, ils rôdent parfois autour de Cape Dorset.

— Je crois que j’en ai croisé.

 

Elle me regarde, alarmée.

 

— C’était des petits, trois oursons gris-brun.

— Bizarre, c’est déjà rare qu’il y ait des portées à deux oursons, alors trois… Et ici il n’y a pas d’ours bruns. Vous êtes sûre que de ce que vous avez vu ?

— Non. Avec le blizzard je ne les distinguais pas bien. Mais ça y ressemblait.

— Au moins, ils vous ont dirigé sur le bon chemin, conclut-elle philosophe.

 

Je sirote mon thé à côté du radiateur en observant la statuette en face de moi. Deux hiboux, un grand aux ailes ouvertes avec un plus petit entre ses jambes qui me regarde de ses yeux jaunes. La figurine est en pierre brun sombre gainée de noir. Sa présence m’apaise, mon cœur retrouve un rythme normal, le calme s’installe en moi. Pile ce qu’il fallait pour que mon esprit se mette à gamberger.

 

*       *       *       *       *

 

Je n’avais jamais fréquenté un homme aussi passionné que Rupert. Un peu plus âgé que moi, la trentaine tout juste entamée, il aspirait depuis toujours à traverser le pôle Nord sur les traces des grands explorateurs. Au moindre temps libre, il se plongeait dans des bouquins relatant leurs épopées héroïques ou des biographies des courageux aventuriers qui avaient franchi les glaces en solitaire.

 

Il reportait leurs parcours sur une carte géante qui trônait chez lui sur le mur à l’entrée. Même sur la pointe des pieds, je n’arrivais pas à en toucher le haut. Rupert y parvenait sans problème et sans escabeau. Il mesurait pas loin de deux mètres, une grande gigue dont la taille compensait les muscles paresseux. Sa coiffure brune à l’aspect soigneusement négligé participait beaucoup au charme du personnage. C’était du moins mon point de vue, à l’époque.

 

J’adorais l’écouter me résumer les récits qu’il dévorait. Il avait cette manière de raconter qui vous accroche et vous transporte. Il comparait mon corps au paysage du Grand Nord et y baladait ses mains, me décrivant les monts et les vallées qu’elles exploraient. J’étais totalement enivrée, sous le charme jusqu’au fond de mes tripes.

 

Pour nos six mois, je lui ai offert le voyage de ses rêves, avec moi en prime dans les bagages. Il en a eu les larmes aux yeux, au point que j’ai cru qu’il allait me demander en mariage. Heureusement, il ne l’a pas fait, car à l’époque j’aurais été assez bête pour accepter.

 

*         *        *       *         *

 

Après un sandwich steak-fromage, un séjour dans le bain à remous du jacuzzi, une bonne nuit de sommeil et malgré la rencontre avec les oursons, j’ai toujours hâte d’explorer les environs. J’ai encore deux jours devant moi avant le passage du bateau et je compte les utiliser à bon escient. J’enfile toutes les couches de mon équipement et je sors.

 

Devant l’hôtel, la fillette de la patronne me scrute avec insistance sous son capuchon en fourrure. Elle doit avoir six ou sept ans. Je me demande quel type d’activité elle peut trouver pour s’occuper dans le coin. Peut-être qu’observer les touristes en fait partie. Il ne doit pas y en avoir beaucoup, ce qui fait de moi une attraction de choix. Je lui fais un signe de la main et me dirige vers un sentier balisé qui, d’après la carte agrafée au dos de la porte de ma chambre d’hôtel, me mènera sur les collines alentour. De là je pourrai avoir une vue plongeante sur le village. J’ai troqué mes lunettes de star pour une paire plus fonctionnelle, style aviateur avec des rabats de cuir sur les côtés pour mieux protéger mes yeux du soleil, ou du vent le cas échéant.

 

Le chemin est tout juste praticable, encombré de neige. Mais grâce aux chaussures de marche choisies par Rupert, je n’ai aucune difficulté à avancer. Je dois reconnaître qu’il a mis beaucoup de cœur à le préparer, ce voyage.

 

*        *       *       *      *

 

Pendant les deux mois qui ont précédé notre départ, nous avons vécu sur un petit nuage. Il cherchait à me faire plaisir par tous les moyens, m’offrait n’importe quelle babiole que je trouvais jolie, me couvrait de fleurs. Ce qui aurait pu me mettre la puce à l’oreille quant au désastre à venir, ce sont les heures qu’il passait à affiner l’excursion, m’expliquant chaque jour l’avancée de ses travaux. Mais l’abondance de ses attentions camouflait tout le reste. La chute fut d’autant plus rude.

 

Arrivé à Iqualit, capitale de l’île de Baffin située dans l’archipel arctique à l’est du Canada, Rupert a changé. Je ne l’ai pas remarqué tout de suite. J’étais trop amoureuse. Le moindre magasin au nom évocateur, la moindre enseigne à l’air pittoresque, le moindre caillou, le moindre tas de neige, tout devenait sujet d’étude, d’allocution exaltée, de prises de vue multiples. Si au début son attitude passionnée m’a émerveillée, elle a rapidement fini par m’agacer. Je me sentais exclue. Même si c’est à moi qu’il adressait ses discours, en réalité Rupert monologuait. Je n’étais qu’un accessoire qui tentait désespérément de taper l’incruste sur ses photos.

 

À ce moment-là mon optimisme se cramponnait au voyage en chiens de traîneau qui devait nous faire traverser l’île pour rejoindre une ville septentrionale d’où un bateau brise-glace nous emmènerait encore plus au nord.

 

*        *        *        *        *

 

La qualité de l’air est différente de chez moi et je respire bruyamment. Je ralentis l’allure, mais ne m’arrête pas avant d’atteindre de sommet. Enfin, sommet est peut-être un peu exagéré quand on a grandi dans les Alpes, mais de là j’ai une vue plongeante sur le bassin dans lequel a été plantée Cape Dorset. Le village se compose de maisons aux murs gris, beige, bleu ou rouge qui rappellent des panneaux de tôles. Certaines sont d’ailleurs des containers aménagés. Les plus hautes ont deux étages et les plus longues s’étalent sur plusieurs dizaines de mètres. Les baraquements sont disposés d’une manière qui paraît anarchique à mes yeux de citadine européenne. Il doit pourtant y avoir une logique, même si elle m’échappe.

 

Comme le soleil me réchauffe le dos, j’enlève mes lunettes d’aviateur pour voir à quoi ressemble Cape Dorset sans filtre. La luminosité m’agresse aussitôt les yeux. Le temps que les pupilles se réduisent à une bille minuscule, je peux quasiment sentir les rayons taper dans ma rétine. J’apprécie cependant mon geste téméraire. Les couleurs sont plus vives et plus bleues au naturel qu’à travers les verres protecteurs. Je laisse mon regard vagabonder sur le décor, puis quand des larmes se prennent sur le bord de mes cils, je comprends que mes yeux ont eu leur dose et les remets à l’abri.

 

Des nuages s’amoncèlent à l’horizon, signe que le moment est venu de rentrer si je veux éviter de me perdre à nouveau dans le blizzard. Deux chemins mènent en bas. Celui que j’ai emprunté pour monter, et un autre à ma gauche, plus raide, mais plus direct. J’opte pour le second, qui me fera voir une nouvelle partie de paysage et me permettra de ne pas m’éterniser dehors.

 

Après quelques dizaines de mètres, je me fige. Ils sont là. À nouveau. Je distingue à peine leur toison brun-gris qui se confond avec les rochers saillants au milieu des congères. Les trois petits ours me bloquent le chemin. Ils m’observent de leurs yeux en fentes cerclées de noir, leur pelage hirsute qui ondule dans le vent naissant, debout dans leur position singulière. Je patiente un moment avec l’espoir qu’ils s’en aillent. Mais ils ne bougent pas, restent là à me fixer comme si j’étais la chose la plus intéressante au monde. Après quelques minutes, je me décide à faire demi-tour. On n’est jamais trop prudent, plus j’attends, plus la mère risque de pointer le bout de son museau, sans oublier la tempête. Encore !

 

Quand la patronne m’apporte une tasse fumante de thé, elle me demande si j’ai de nouveau vu les oursons.

 

— Oui, ils me bloquaient la route, j’ai dû passer par un autre chemin.

— Vous étiez où ?

 

Alors que je lui détaille l’itinéraire de ma promenade, elle devient sérieuse.

 

— La voie que vous vouliez emprunter, ce n’était pas une bonne option, pas à cette saison. Il y a des petits lacs dissimulés dans la neige. Vous auriez pu glisser sur la glace et vous faire mal. En plus il y a eu un éboulement un peu plus bas et le sentier est impraticable. Vous auriez dû rebrousser chemin, et le blizzard vous aurait rattrapé.

 

Je regarde par la fenêtre. Tout est blanc. La neige est soufflée horizontalement et le vent fait claquer tout ce qui n’est pas amarré fermement.

 

— Vos oursons vous ont à nouveau évité de vous perdre, me dit-elle.

— Comment c’est possible ?

— Vous êtes certaine de les avoir vus ? Parfois avec le soleil et le vent on peut mal interpréter ce que l’on aperçoit, imaginer des choses qui ne sont pas réellement là…

 

Je ne sais pas quoi lui répondre. Tout ceci est trop bizarre. Un sentiment inconfortable m’envahit.

 

Je termine ma journée dans le jacuzzi, en sors toute fripée à force de tenter de me vider la tête. Mon corps, lui, est perclus de fatigue, et le ragoût de caribou du soir finit de le terrasser au point que mon cerveau ne peut que capituler et me laisser dormir.

 

 

 

Aujourd’hui j’hésite à mettre le nez dehors. Le temps est pourtant magnifique et c’est ma dernière occasion, car demain je quitte le village, l’île de Baffin, le Grand Nord. Mais la pensée des trois oursons me freine. J’ai autant peur de les retrouver sur mon chemin que de ne pas les voir et me perdre définitivement.

 

Je fais traîner mon petit-déjeuner pour éviter de prendre une décision. Dans un coin de la salle, la fille de la patronne regarde la télé avec deux garçons de son âge. Sa mère se place entre eux et l’appareil pour les sermonner. Enfin, c’est ce que je déduis de l’échange en inuit qui a lieu sous mes yeux. La femme désigne l’extérieur où le soleil brille alors que les enfants s’étirent à droite et à gauche pour ne pas louper leur programme.

 

Cette exhortation ne les fait pas bouger d’un pouce. Par contre, elle agit sur moi. Je termine mon café et m’équipe pour une ultime excursion sur le Pôle Nord. Oui, je sais, j’en suis loin, mais ça me plaît de le formuler ainsi.

 

Histoire de ne pas tenter le diable, j’opte pour une visite en profondeur de Cape Dorset. Au moins je ne risque pas de me perdre dans le blizzard ni de croiser des ours. Enfin, j’espère.

 

Parcourir la ville me permet de comprendre un peu mieux sa disposition. Les maisons sont construites le long de routes qui serpentent entre les amas rocheux. Quand il n’y a pas assez de terrain, il n’y a plus de bâtisses, elles réapparaissent aussitôt que l’espace s’ouvre à nouveau. Je ne croise pas beaucoup de monde, les gens travaillent, font de la recherche, sont à la pêche ou que sais-je ? Je suis la seule touriste, échouée ici pour cause de rupture.

 

*       *       *       *       *        *

 

Cramponnée à l’arrière de mon traîneau sur la piste du nord, j’ai très vite fini de déchanter. Mon compagnon passait tout son temps avec nos guides à leur imposer un flux intarissable de questions auxquelles ils répondaient avec un ennui de plus en plus marqué. Ils ont tenté de le rediriger vers moi plusieurs fois, histoire de se ménager des pauses. Rupert s’occupait alors des chiens. Qui eux n’avaient pas besoin qu’on prenne soin d’eux, mais n’avaient pas leur mot à dire.

 

Plus le voyage progressait, plus j’avais le sentiment d’être invisible. J’ai tenu jusqu’à la ville septentrionale de Nanisivik. Là j’ai rassemblé mes affaires et je me suis éclipsée, sans un mot. Je sais, ce n’est pas glorieux, mais je n’en pouvais plus et je n’avais absolument pas envie de me justifier. Le cousin pilote d’un des guides faisait un trajet de ravitaillement en passant par Cape Dorset au sud de l’île. J’ai embarqué avec lui. De là un bateau va me reconduire en Europe. Et en épilogue de cette histoire, je ne peux même pas affirmer avec certitude que Rupert a remarqué mon départ. Triste, non ?

 

J’avoue que je n’en menais pas large dans l’avion. Mais après deux jours à Cape Dorset, je réalise que j’ai moins ce sentiment de solitude maintenant qu’avec Rupert pour qui je n’existais plus. C’est toujours difficile de faire le deuil d’une relation, mais là, paradoxalement, je me sens revivre.

 

*        *        *        *       *       *

 

Au final, je trouve le village plutôt joli, il possède un charme désuet autant que fonctionnel. J’imagine que les campus des grandes universités américaines doivent lui ressembler. Il m’a fallu trois heures pour en faire le tour, aucun sentier, aucun passage ne m’a échappé. J’ai flâné, fait quelques photos, et maintenant j’ai une faim de loup. Je prends le chemin de l’hôtel, en me remémorant le menu pour calmer mon estomac.

 

Arrivée devant la pension, je m’arrête, interdite. Mes trois oursons se tiennent groupés non loin de l’entrée, leurs têtes hirsutes grises et brunes bougent comme lancées dans une conversation vitale. Alors, qu’ils ont le dos tourné, je me dissimule derrière un tas de neige. Qu’est-ce qu’ils font là ? Je croyais que les ours évitaient les agglomérations.

 

Ma vessie profite de cette halte involontaire pour se manifester. Le pot de café que j’ai avalé alors que je cherchais une excuse pour ne pas mettre les pieds dehors a terminé son transit et pèse avec insistance du côté de la sortie. C’est bien ma veine ! La route est barrée. Peut-être que je peux faire le tour du bâtiment et trouver une autre entrée.

 

Je remarque alors que les oursons se dispersent pour courir après un ballon. La passion du foot aurait-elle contaminé les plantigrades ? Impossible. Et puis ces oursons se déplacent comme des êtres humains.

 

À cette pensée, l’évidence me frappe et je sors de ma cachette. J’avance vers eux, et arrête la balle du pied. Je comprends alors ma méprise. Leur capuchon est fait de fourrure, ainsi que leur anorak. Ils ont un foulard sur la nuque qu’ils remontent en cas de vent pour se protéger le bas du visage. Et sur leurs nez reposent les plus singulières lunettes de soleil que j’ai jamais vues. Un masque de bois noirci garni de deux petites fentes horizontales pour laisser courir le regard. Des yeux plissés dans un masque sombre.

 

Je les salue chaleureusement tout en poussant le ballon dans leur direction. Ainsi la patronne est parvenue à faire sortir sa fille et ses deux amis. Je monte les marches en fer et me retourne. Maintenant que je les ai percés à jour, je ne comprends pas comment j’ai pu les confondre avec des oursons.

 

 

Cape Dorset ne sera bientôt plus qu’un point sur l’horizon. J’entame le voyage qui va me ramener chez moi où commencera un temps d’introspection, de déprime certainement aussi, suivi d’un retour à peu près droite dans mes bottes. J’aimerais bien me dire que je ne passerai pas par tous ces stades parce que cette relation avec Rupert n’était pas sérieuse, qu’elle n’a pas assez duré pour qu’elle m’affecte. Ça va me tomber dessus, je le sais.

 

En attendant, je profite de l’instant présent. Le bateau tangue lentement et me berce alors que le soleil se réfléchit sur la mer. Je chausse mes nouvelles lunettes, cadeau spontané de la patronne quand elle a entendu le dénouement de mon histoire d’ours.

 

Regarder à travers elles est étrange, la vision se réduit à une fente ultra panoramique, CinémaScope exagéré du monde qui m’entoure. Je dois bouger la tête pour compenser mon champ de vue vertical. Ça m’amuse au plus haut point. Mais surtout, elles protègent vraiment bien. Quand je les ai reçues, j’ai pensé à une pièce de folklore local, une tradition dépassée entretenue pour son côté pittoresque qui plaît aux touristes.

 

Pas du tout. Mes yeux apprécient leur confort. Mes oreilles ont plus de peine avec les lanières en cuir, mais on peut améliorer leur tenue avec un élastique, m’a confié la patronne. Elle m’a aussi dit que les Inuits appellent ces lunettes Iggaak.

Commentaires (1)

Webstory
21.10.2020

Humour, saupoudrée de neige et de magie, de l'amour aussi... Une belle histoire qui donne chaud au coeur. Merci Asphodèle

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