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Lecture audio par Mouche pour Webstory

Combat acharné contre mon sempiternel ennemi. Perdu d'avance, mais je me bats, je me bats, je me bats.
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Les tribulations d’une gratte-papier

 

 

El Barraco, août-septembre 2021

 

Très cher,

J’aurai mis des années à prendre conscience de la féconde inimitié qui nous unit.

Quand je t’ai rencontré, je crois avoir admis et apprécié ton importance. Et je ne regrette rien : tu me stimulais, tu m’orientais. Tu savais canaliser mes explorations, m’invitant à creuser une seule piste à la fois. Parfois à coups de fouet, mais tu m’encourageais.

Pourtant, assez vite et de plus en plus souvent, tes orientations m’ont engoncée dans un carcan d’où je ne tirais de plaisir que dans la tentative de fuite.

Face à toi, je m’interroge. Je te laisse entrer en moi, y mariner quelque temps en espérant que des bulles créatives monteront à la surface. Je cherche sincèrement à te plaire, à te suivre. Tu le sais, tu as vu mes efforts – tu les constates en ce moment-même. Mais, inévitablement, voilà que je te contourne. Je me détourne. De front, pas moyen, je tente donc de t’arraisonner côté bastingages, par la poupe au besoin. J’essaie avec constance de t’amadouer autrement.

C’est un ballet sans fin que nous entamons alors, deux pas en avant, trois pas en arrière et plusieurs de côté. Une danse que je trouve plaisante tant que je conduis et que je m’autorise entrechats et jeux de jambes, mais je m’appesantis quand tu imposes ta direction et ton tempo.

Ce n’est plus une chorégraphie, c’est une compétition. Tu me fais l’effet d’un bloc inébranlable, une masse qui me ramène sur la piste à coups de poing, alors que je tente de feinter, d’avancer masquée, de pousser une attaque sournoise à l’aide de la seule arme dont je dispose : la mini-dague de mon ingéniosité. D’ailleurs, je n’hésite pas à faire usage d’armes considérées comme typiquement féminines : le charme, le sourire, le cas échéant la vulnérabilité et les larmes, mais aussi l’humour et la lascivité. Mais rien n’y fait, ou si peu.

Ne parvenant ni à te bousculer ni à me soumettre à tes désirs, je m’enferre cependant, bien que je n’ai aucune chance. À moins que te posant là, inamovible et autoritaire, tu m’offres le plaisir de te contourner. Quelle joie que d’enfin trouver l’inspiration pour te trousser à rebours !

Quoi qu’il en soit, et c’est bien pour ça que tu es mon ennemi, je perds à tous les coups. Enfin, ce serait le cas si ton objectif à toi était aussi le mien. Or, bien que je m’applique à respecter toutes les autres directives et consignes dont tu es toujours bardé, dans le but de jouer mais aussi, qui sait, un jour peut-être, de gagner quelque reconnaissance, ne serait-ce que pour la créativité que j’apporte à notre duo, ce n’est pas là mon but premier.

Mon plaisir, c’est d’écrire en toute liberté.

J’écris pour moi.

 

*  *  *

 

Et toi, mon cher ennemi, toi le titre des concours littéraires, tu es plus souvent un obstacle ou une limite qu’une aide. Ainsi, lors de mon tout premier concours, le thème était Mes Livres et moi ; j’en ai tiré un court texte, truffé de références, où le livre s’exprimait à la première personne. Hors sujet. Plus tard, un thème m’a véritablement angoissée : L’Espoir. Comment ne pas tomber dans le mièvre ? J’ai fini par trouver un dicton italien qui m’a permis de pondre un chant voluptueux et désespéré qui n’avait rien de naïf… Enfin, quand ma plateforme préférée nous suggère de raconter une histoire de famille, je me lance dans une fantaisie jugée perverse par au moins l’un des jurés, ce qu’il me déclara avec dégoût devant le Palais Mascotte. J’avoue, j’en ai beaucoup ri.

C’est ainsi, cher ennemi !

Et comme tu le vois, aujourd’hui encore, j’ai perdu. J’ai cherché longuement un ennemi à qui écrire, interne ou externe. J’ai commencé plusieurs lettres, toutes abandonnées. L’une d’elle, adressée à mon père, devint tellement dense qu’elle me servira plutôt de base à mon premier roman… Et puis, j’ai compris : l’ennemi, c’est toi, c’est le titre du concours !

Or, en te donnant cette place, je me soumets à toi, tout en te détournant, certes, mais en outre j’avoue mon plaisir à te combattre : car je suis incapable de te haïr vraiment, d’autant que je ne te connais pas.

Puis-je dès lors te considérer en ennemi ? Ne serais-tu pas plutôt mon sparring partner ? À la différence que je ne te choisis pas, ce sont mes entraîneurs qui t’imposent. Et parfois, ils se trompent, te donnant une telle force que je ne peux l’éviter. Je me souviens du 29 février : j’étais satisfaite de l’histoire de pseudo science-fiction qui avait coulé sur la page, je l’avais peaufinée, beaucoup beaucoup… Mais, connaissant le thème, nul lecteur n’a été surpris de la chute ! D’aucuns m’ont reproché l’évidence de cette clé, que j’avais pourtant savamment cachée, oubliant que c’était toi, le titre, qui avait dès l’entame tout gâché par ton omniprésence, comme un boxeur poids-lourd qui s’en prend à un petit retraité devant son pavillon de banlieue.

Pourtant, malgré moi, et malgré les épreuves que tu m’infliges, je reviens à toi sempiternellement. Comme Cyrano, je me bats, je me bats, je me bats !

 

*  *  *

 

Ceci étant, nous ne sommes pas seuls en piste. Comme pour les concours de patinage artistique, de gymnastique ou de danses de salon, des jurés de toutes tendances vont juger ma prestation. Et si parfois j’ai l’impression de t’avoir terrassé, aux points je reste reléguée parmi les viennent-ensuite. Oh, la note technique n’est jamais bien méchante : je fignole mes textes, contourne adroitement toute grosse faute, je m’évertue à enrichir mes écrits de termes savamment picorés. Puis, sur le plan artistique, il m’arrive sur un malentendu de proposer quelque pirouette qui fait bomber mon petit monde au balcon, et je me surprends à penser que je tire un sourire chez l’un ou l’une ou l’autre de mes jurés vénérés. Mais je perds, c’est fâcheux, tout ou partie de leur estime pour une erreur rédhibitoire : je donne dans le hors-sujet.

Mais après tout, qu’importe ! J’ai mes endorphines qui sont à moi quand le stylo glisse, comme un bon patineur qui se pâme dans les reflets d’un lac gelé. Je règne alors toute seule sur ma page, un sourire malicieux se dessine sur mon visage et mes neurones grisés pétillent d’allégresse.

Alors, très cher ennemi, ce n’est pas une trêve que je te propose, mais au contraire un combat sans répit, constamment engagé. Et je te préviens : je ne lâcherai rien !

Dans l’attente et au déplaisir, très cher, de te croiser à nouveau sur ma page blanche, je demeure ton humble servante et ta piètre ennemie,

M.

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