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Chapitre 1

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Comment, enfant, j'ai partagé la passion de mon père pour un club de football, le Lausanne-Sports.
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Autant qu’on vit au monde un monde vit en nous. Dans le sillage de mon père, au cœur donc de mon enfance, j’ai développé une sorte d’amour pour un club de football, le Lausanne-Sports. Le seul énoncé de ce nom provoque aujourd’hui encore un élan affectif que je ne m’explique pas tout à fait. Il comporte depuis son origine, que je vais essayer de découvrir ici, une promesse réelle autant que vaine. Nous sommes dans le domaine étrange des rares et fragiles émotions de l’enfance génératrices de natures mythiques. Je ne sais plus précisément comment cela m’est venu mais il me paraît possible d’en reconstituer les circonstances, l’ancien contexte et sa lente dissipation.

 

Je ne me souviens pas du titre de champion suisse conquis en 1965 par mon équipe. Il faudrait dire club mais je préfère équipe, depuis toujours. Je n’ai pu me réjouir de ce trophée unique – dans l’histoire du club cette fois-ci – ni simplement assister à cet évènement directement ou par les propos entendus. J’avais sept ans et les images que je vois aujourd’hui n’évoquent en moi aucun souvenir. Deux ans plus tard, j’étais avec mon père dans la foule qui assista à la fameuse finale de la coupe de Suisse contre Bâle à Berne le 15 mai 1967. La pluie fine en cours de rencontre, le voisin qui me couvrit de sa pélerine transparente, le sourire de mon père content de m’emmener au stade du Wankdorf – qui avait été 13 ans plus tôt le lieu de la finale de la coupe du Monde 1954 – puis la fin si décevante avec les joueurs assis sur le terrain pour protester contre ce penalty provoqué par André Grobéty qui « ne devait jamais être sifflé ». L’émission de TV du lendemain, « Sous la loupe » probablement, avec Jean-Jacques Tillman et l’action du pénalty passée et repassée au ralenti (replay n’était pas bienvenu). Ma révolte et ma tristesse, comme si la pluie fine n’avait jamais cessé.

 

C’est ainsi entre ces deux échéances, le titre de 1965 et la finale de 1967, que j’ai fait du Lausanne-Sports mon équipe fétiche, plus que cela : un vecteur important, prépondérant même durant mes jeunes années, de mes peines et de mes joies. La ferveur a duré le temps de l’enfance mais l’attachement, qui s’est certes fait plus discret au cours de la vie, demeure concret. Une victoire du Lausanne-Sports, que j’espère toujours avant les matchs, peut avoir pour effet aujourd’hui encore d’embellir mon dimanche après-midi alors qu’une défaite – mais je me fais fort de ne pas céder – pourrait encore l’assombrir.

 

Il y a là aussi une généalogie. Mon père, depuis sa vallée de Tavannes natale, dans ce qui était et demeure le Jura bernois, allait passer ses vacances à Lausanne dans les années quarante puis cinquante. Il a toujours prononcé le nom de cette ville avec une voix qui semblait différente, une émotion accolée à la ville et aux lieux qui la rendaient si précieuse à ses yeux. Il y avait l’avenue de Morges 155, l’appartement de sa tante, le souvenir des baignades à Vidy avec sa cousine puis un autre très précis qu’il a si souvent évoqué, et je voudrais l’entendre encore. Il se rendait à la Pontaise dans les années cinquante, sur les terrains adjacents, et avait assisté aux entraînements du gardien Georges Stuber qui shootait contre un mur et plongeait pour rattraper le ballon de cuir, épais à l’époque. Cette séance tirs, j’y ai assisté de façon récurrente par procuration mémorielle. Stuber – mon père ne prononçait par le e avant le r et c’est le seul nom qu’il prononçait ainsi – a dû faire preuve de courage et d’agilité lors de ces entraînements, de persévérance aussi, la sueur devait perler, seul devant ce mur à s’entraîner et se martyriser. Boxeur et gardien de but, le travail physique était encore une conquête loin de son actuelle apogée. Il a laissé à l’adolescent qu’était alors mon père une très forte impression qui est ressortie tout au long de sa vie. Ce devait être en août quand le soir est encore clair, peut-être de septembre, souvenirs de chaleur et souvenirs de boue. En parlant de son amour, il n’employait pas ce mot, du Lausanne-Sport, mon père revenait à « Stubr » et son mur, systématiquement.

 

Mais c’est bien l’actualité, le temps alors présent, presque tangible, qui s’imposait et décidait de tout, celle des années soixante. Si je dois revivre l’image d’un lieu c’est celle d’un talus depuis lequel mon père et ses amis assistaient aux matchs de deuxième ou troisième ligue de l’équipe du village, le FC Bévilard. Un terrain de foot vers les forêts, un petit plateau avant la montagne creusé et entretenu pour y jouer dans les bleus et les jaunes de la nature – les couleurs du club local étaient aussi le bleu et le jaune, comme les armoiries de la commune. Un superbe endroit que je n’ai plus revu et que j’imagine parfois, un coin de pays avalé par le temps accessible encore dans les mirages de mon imagination. Profondeur de la forêt, proximité des sommets. Si je restais près de lui dans la petite foule, je ne pouvais pas voir le match. C’est alors une autre forêt, de jambes masculines, canons de pantalons, qui constituait un univers au sein duquel j’allais devoir me définir et me retrouver. Je m’en éloignais pour revenir sur ces planches dans ce talus, l’herbe et la boue avec un sentiment d’apaisement et de fureurs possibles que l’avenir confirmera. J’aimais m’aventurer parmi des gens debout pour entendre les mots venus d’en haut. Des voix d’hommes puissantes, parfois rauques, posées et assurées, je les entendais ainsi et ma foi, elles l’étaient en effet. Un ton sérieux et des marques d’humour. A un moment donné, ils ont parlé de « Richard Durr ». Il y avait du respect. Il était grand et possédait une technique très fine. Il faisait ce qu’il voulait avec le ballon. Il venait de Suisse alémanique. De Saint-Gall d’autres disaient de Bruhl. Péremptoirement on lui attribuait plusieurs origines. Celles des voix qui n’étaient pas lausannoises semblaient vouloir rire de lui, le trouvant lent, et mon père, sur ses gardes répondait, en soulignant l’habileté de Richard Durr avec le ballon et son apport à l’équipe. Talent, générosité et engagement, des valeurs prenaient substance et forme fût-ce par suggestion dans nos esprits d’enfants impatients d’aller joueur sur le terrain à la fin du match. Nonante minutes c’est long quand on attend au bord du gazon, sur le talus, vers la cantine en bois puis près des buts quand l’arbitre enfin a sifflé la fin d’une rencontre et le début d’un bout d’existence, le seul qui comptait sur moment. Mon père devait défendre son soutien au Lausanne-Sport en « supporter » isolé alors que j’imitais Hosp à l’orée des 16 mètres libérés, la plupart du temps sans ballon qui m’avait été confisqué par les plus grands. Les autres voix, celles de ses amis soutenaient qui les Grasshoppers de Zurich qui Servette ou le FC La Chaux-de-Fonds lequel – en maillots jaune pâle et bleu – avait été remarquablement performant et séduisant quelques années auparavant. Une ville toute proche, dans nos montagnes, ce qui devait lui assurer notre enthousiasme naturel. Un oncle de mon père avait passé jeune de vie à trépas au milieu des années cinquante en attendant le train après un match du FC La Chaux-de-Fonds. Une génération plus tard, le LS avait acquis ou conquis notre soutien indéfectible. Mon père revenait en quittant le talus sur le jeu des Lausannois, le tir puissant de «Roby Hosp », la fluidité de « Kurt Ambruster » au milieu et la solidité d « Heinz Schneiter » en défense. Ils jouaient au reste tous avec l’équipe Suisse et, sur notre équipe nationale, le soutien était unanime.

 

Les rubriques sportives sont les premières que j’ai lues. J’allais rechercher dans les articles ces noms et les résultats qui étaient alors principalement dominicaux. On disait à mon père ce qu’avait « fait Lausanne » et il s’en réjouissait ou s’en inquiétait, retrouvant rapidement par lui seul ou en société son enthousiasme et sa confiance, l’inquiétude étant une mauvaise ombre qu’il fallait devancer. J’ai adopté sans réserve les mêmes émois que j’anticipais. La voix d’Eric Walter, commentateur à la radio suisse romande ou celles de ses collègues d’un stade à l’autre nous informaient en direct et les noms des joueurs revenaient, à chaque fois qu’ils touchaient le ballon. « Ely Tacchella » était le plus fort sur les trois premiers mètres selon l’une des voix du talus et « Karl Elsener » semblait le bon gardien – celui qu’il fallait – pour cette prometteuse équipe. Je le revois avec un pull-over vert, de laine me semble -t-il s’apprêtant à dégager. Je tapais aussi dans ballon plastic contre le portail de la maison de mes grands-parents en étant Roby Hosp dans mon imagination qui traversait par son intensité les murs me séparant de la réalité. Sur passe de Schneiter, en appui avec Ambruster, un une-deux avec Kerkoffs. Peu a peu de semaine en semaine, je devins un fervent enfant-supporter sans savoir pourquoi exactement, mais fidèle, dans sa constance et son excitation à ce devoir de soutien d’un club bleu et blanc avec un sigle reconnaissable entre tous, LS que je dessinais partout. Ces voix et ces mystères me permettaient d’entrevoir le succès vécu avant tout par et pour mon père mais aussi comme une promesse de victoires qui allaient un jour revêtir une grande signification et d’abord au regard du fait qu’elles justifieraient et réaliseraient ses espoirs que je faisais miens. Le reste, l’importance du jeu et du championnat, de la confrontation, était abstrait et mon père l’aura jusqu’à la fin vécu comme une évidence concrète. Aucun doute, l’expérience était, et demeure, mystique. C’est la seule fois que j’ai à ce point suivi les passions de mon père que lui-même vivait à vrai dire calmement mais de façon constante et irréductible.

 

Je lisais les classements, les répétais à haute voix, et la place du Lausanne-Sport attirait obstinément mon attention. Des milliers d’enfants vivaient et vivent encore ce type d’obsessions pour le club de la famille ou de la région et pour les grands noms qui ont envahi nos écrans. Les grands clubs d’Europe avec les maillots des stars mondiales d’aujourd’hui dans une sorte de folie, celle des foules universelles. On voit ses enfants ébahis, en joie ou en pleurs, faire signe à la caméra dans tous les stades d’Europe et du monde. J’ai, depuis l’âge adulte, regardé le tout avec plus de détachement. Ce qui me frappe, c’est bien le statut que j’avais accordé au cœur de mon endfance à ces joueurs que l’on avait appelé les « seigneurs de la nuit ». Je leur attribuais des talents infinis. Il y avait un moment ou un autre où ils pouvaient tout. Sur l’action de l’égalisation à un partout au jour de la finale de 1967, un coup-franc de Richard Durr, ou était-ce un centre, avait terminé sur le pied statique d’un joueur bâlois qui avait marqué contre son camp. Mon père avait dit au même voisin de le stade et à ses amis le lendemain que Durr avait voulu cela exactement. Je me suis tout de même sur l’instant posé la question, qui reste ouverte à ce jour encore. Notre joueur a-t-il voulu que le ballon prit exactement cette trajectoire ? Est-il parvenu à ses fins par la finesse de sa technique ? Le savoir-faire, les aléas du jeu et le hasard, la présence ou non d’une force en nous prenaient ancrage dans mon esprit qu’ils n’ont plus quitté.  Ils étaient tous solides en tant que joueurs et habiles autant que cela pouvait servir à nos rêves de succès. Hors des stades, ils devaient être valeureux et doués aussi de tous les talents. Je ne connaissais pas grand-chose des Dieux grecs – sinon peut-être quelques noms volatils – mais devinait quelles pouvaient être les vies de leurs supérieurs dans mon jeune esprit : les joueurs lausannois.

 

Mon père m’emmena très tôt au Stade Olympique de la Pontaise. Il prononçait ce nom avec fierté. Un stade, fameux, à Lausanne, glorieux sa lumière physique et idéale. Construit pour les championnats du monde 1954. Indestructible à jamais. Intouchable. Un lieu pour le sport d’élite et pour la renommée, sans limite temporelle, le grand vaisseau des années cinquante qui ne coulera pas par respect pour ce que fut cette époque et ce qui en résulta. En arrivant dans ce temple, enfant, j’éprouvais des sensations de triomphes à venir. Il fallait au moins essayer et il était important de soutenir les joueurs de ce lieu qui me faisaient l’offrande de les admirer en anonyme. Dans leurs foulées, ils avaient les clefs de l’histoire et celles de l’avenir. J’allais plus loin encore dans ma ferveur infantile, qui dura un moment, que mon père plus posé et plus raisonnable mais non moins déterminé dans son soutien au LS. Notre engouement commun que nous eûmes plaisir à partager et qu’il me rappela encore au soir de sa vie. Un dimanche contre Zurich, nous en étions avec son frère, supporter lausannois aussi. Lausanne n’avait pas eu la partie facile, il y eut un tir sur le poteau de Roby Hosp, qui fut cet après-midi-là une véritable apparition à mes yeux. Comment un enfant peut ou doit prêter à un tiers désigné par son père des pouvoirs aussi importants. C’est si loin et pourtant je ressens encore assez exactement cette émotion. Il y a un quelque chose de « La gloire de mon père » de Pagnol, le livre et les films, auxquels plus tard mon père se référa dans ses moments d’évasion, en sorte de les réaliser ou de les rendre un tant soit peu plus accessibles. Les jambes de Roby Hosp, son maintien, le buste droit, et ce à quoi il pensait quant il jouait constituait pour moi une manifestation de la vérité du monde et de la puissance que la vie allait bien un jour faire triompher.

 

Je revois l’inquiétude teintée de désapprobation dans le regard de mon père, un soir, dans ce même stade, lorsque que je me mis à pleurer quand les lausannois prirent un but, contre Grasshoppers ou Lugano. Un effondrement émotionnel. Il me fit comprendre que c’était excessif. Je le compris sur le champ, mais les sensations d’injustices mirent quelques années à passer. C’était nouveau ces nocturnes. Il y avait une magie de lumière artificielle. Nous étions au temps des talus, de la forêt et de quelques stades de pierre construits, loin encore des nids d’abeille et de la mondio-vision pour abonnés qui viendront manger tout le gâteaux quelques décennies plus tard.

 

C’est dans le cadre de ces premières nocturnes que l’on nomma mon équipe Les seigneurs de la nuit. ça jouait bien, le ballon circulait, le talent se faisait évident et les promesses de style et de résultats, l’art et la manière, embellissaient le quotidien de tout un monde, ouvrier, middle class et bourgeois. Je regarde une photo d’équipe, ce doit être 1966/1967 dans le noir de l’un de ces premiers soirs. Maillots blancs éclatants, manches courtes et bleues. Aucune inscription, sinon le sigle LS. L’effet de cette image est encore le même exactement, force et vie des souvenirs d’enfance avec le corps simplement, le sien, à soi, qui redonne la mesure, moins d’emphase intérieure, d’histoires que l’on se raconte, d’impatience vers on ne sait quelles victoires, de joies surtout à partager à un point tel qu’elles nous font exister. Mes oncles et leurs amis savaient que ce gamin avait suivi son père dans le soutien au Lausanne-Sports, une ville à 200 km vers le sud sur le lac Léman faisant du LS un club lémanique avec Servette, de Genève que d’autres partout dans le pays supportaient.

 

Je pourrais m’inquiéter, cinquante-cinq ans plus tard de toute cette frénésie, de cette adhésion excessive, de cette lucidité toute relative qui m’a peut-être éloigné de sujets plus sérieux. Mais il n’en est rien. C’était notre réalité, elle avait sa source et son destin, je la vois aujourd’hui comme aussi éphémère que la vie avec une constance en celle-ci. J’ai appris malgré eux de ces hommes que j’avais idéalisé. De leur jeu, de leurs attitudes, de leurs défaites à venir, de la suite de leurs vies et de leurs destinées. C’était un premier épisode phantasmatique, futile et fertile à la fois.

 

Sur l’image, en bas accroupis à la force des cuisses et des mollets, jeunes et fins, Richard Durr, Kurt Ambruster, Roby Hosp. Trois joueurs suisses allemand, St-Gall, Bâle et Zurich. Ils étaient à Lausanne – il n’y a pas de « mais » devrait-on préciser sur le talus – et donnaient à l’équipe prestance, habileté et dynamisme. Le football romand avait un style qu’ils caractérisaient. Ils devaient se plaire à Lausanne, deux d’entre eux allaient y vivre toujours. Durr, sa présence et son habileté étonnante vu sa grandeur balle au pied, Ambruster, cette force vive et polie qui le faisait intervenir toujours avec l’énergie de l’intelligence. C’est ainsi que je le voyais. Et Roby Hosp, qui possédait le pouvoir de frapper juste et fort et de résoudre les situations par un but qui pouvait être marqué à n’importe quel moment. C’était important. On les voyait dans leur jeunesse vive et leur maturité pleine, en mouvement et en progrès avec en eux tous les secrets de la puissance et du talent à revendre. Il devait bien y avoir une limite, lois physiques du ballon et résistance de l’adversaire, mais je ne voyais pas et refusais de les entrevoir. Par le son seulement, par la voix du reporter, c’était différent. Richard Durr pouvait manquer une passe et, pire encore, un tir de Roby Hosp pouvait être arrêté ou, j’ose à peine l’écrire, ne pas être cadré. Cela me semblait anormal et je refusais de m’y habituer. Un bâlois plus prompt, un zurichois plus vif, un servettien plus agile ou plus rude ou plus déterminé. Le monde n’opposait à mes impératifs d’enfance qu’une volonté contraire que ne je pouvais admettre. La voix du commentateur transmettait une inacceptable réalité en trahissant mes espoirs d’invincibilité de mon équipe bleu et blanc.

 

Tout à gauche en bas sur la photo d’équipe, André Grobéty dont je n’allais apprendre que plus tard qu’il était genevois. Sympathique arrière latéral, gauche je crois, qui allait souffrir longtemps de cet injuste pénalty de la 87ème minute de la finale de Berne. Injuste aussi que ce souvenir lui ait collé à la peau. En espérant que dans sa vie personnelle il aura pu s’en distancer. Charly Hertig est à droite en bas sur la photo. Même réputation de vitesse et de promptitude et ses réponses aux interviews, la bouche un peu en coin, un accent bien déterminé et une bonhommie qui complétait le côté belle humanité, à nos yeux de ce Lausanne-là. Les copains du talus n’avaient rien à redire, Grobéty et Hertig étaient parmi eux autant que sur le terrain. Bien sûr qu’il y avait des joueurs de couleur noire dans les discours et qu’ils étaient appréciés. Tout le monde en parlait, Edson Arantes do Nascimento dit Pelé qui jouait à Santos au Brésil et Eusebio, athlète surpuissant et doué jouant à Benfica. Mais sur cette photo de 1966 – c’est gênant et ça ne doit pas l’être – aucun joueur de couleur. On les attendait et aujourd’hui cette question n’est plus posée. Dix Suisses et un hollandais, voilà la composition 1966/67. Le batave c’était Pierre Kerkoffs, il est en haut à droite sur la photo. Je voulais devenir journaliste, comme Tintin et porter un par-dessus beige comme lui et comme Pierre Kerkoffs et Roby Hosp à la sortie des vestiaires après le match. Douchés, bien peignés, tranquilles dans leur vedettariat que l’on croyait absolu et qui s’avère modeste avec le temps, sur tous les plans y compris celui de l’argent. A l’aile gauche Kerkoffs était si vif. Il fut meilleur buteur de l’équipe et du championnat 1965 avec Rolf Blattler un élégant joueur des Grasshoppers, 19 buts chacun.

 

La grande tour sur la photo c’était Heinz Schneiter, qui avait joué au Young-Boys. Il fallait le voir au milieu du terrain, quand il avançait un peu, car il était arrière central, dominer le débat. Il faisait peur aux autres par sa présence tranquille et me rassurait. A ses côtés sur le terrain Ely Tacchella, un neuchâtelois, pour constituer une charnière centrale – cette expression reste un peu étrange malgré le temps – de grande efficacité. Tout au bout à droite, Heinz Hunziker, l’autre latéral. Il y en a un de trop. Hertig devait être à l’aile. J’ai un problème dans ma composition. Hunziker était à mes yeux le teigneux, je ne sais pas s’il l’était véritablement. Reste le gardien Karl Elsener que je n’ai pas vu jouer, ou une fois peut-être contre Zurich, ce dimanche après-midi. Je le connais mal, me souviens de son maillot vert et n’oublie pas qu’il inspirait confiance à mon père. C’était important.

 

Un dernier joueur Eric Polencant, au milieu de ces stars du début des années soixante, il était le petit qui devait s’imposer et les tribunes et les talus étaient sévères à son endroit. Mais il n’y avait pas d’ultras. Il faut le dire, temps anciens, pas d’ultras, des beatniks, des rockers, mais pas de tension dans les virages. Le nombre parfois était mal cadré, de fut dangereux et nous ne l’avons pas su. Singulièrement pour un derby Servette-Lausanne au stade des Charmilles le 30 septembre 1962. Victoire des Lausannois 3-1, deux buts d’Ambruster devant 27000 personnes agglutinées. En revoyant les images, l’on constate que c’est bien ça. Insouciance des années soixante.

 

Je n’en savais rien. Trop jeune, trop petit, mais le lundi de Pâques 1965, devant plus de 50’000 spectateurs, dans ce même stade du Wankdorf , Lausanne a battu le FC La Chaux-de-Fonds 2-0. C’était donc trois avant la finale malheureuse de 1967, mes 9 ans, comme le numéro de Hosp. Ils ont dû faire la fête au village, enfin mon père a du se réjouir, c’était un grand jour pour lui. Je ne l’apprends que maintenant. Le Net nous permet cela qui n’existait et dont personne ne doutait qu’il pût un jour exister. Ça change quoi, je ne sais pas. Un écartement des souvenirs, une nouvelle disponibilité des infos et des images. Nous ne nous doutons pas de ce qui pourra suivre. Sous les pluies de Berne, celles de 1964 et celles de 1965, ce temps présent et fuyant est à nouveau partiellement visitable. Il y avait Richard Durr, Kurt Ambruster, souriant sur la photo, Roby Hosp plus sérieux, Elsener, et Norbert Eschmann que je n’ai jamais connu en tant que joueur mais qui me crispait un peu en tant que journaliste. En tout, c’est lui qui a marqué les deux buts ce jour-là et mon père me disait qu’il en a marqué d’autres, très importants, pour l’équipe de Suisse. Le début des années soixante est irrattrapable dans ma mémoire et les autres aussi ne cesse de se dérober petit à petit. Mais les sensations de plaisir, d’espoir et d’exigeante admiration pour les seigneurs de la nuit persistent, au-delà de leurs départs et de leurs morts. Elles tiennent au corps.

 

La ville de Lausanne, les routes sinueuses à travers la Broye que nous empruntions pour arriver à la Blécherette, puis vers la Pontaise. Le Léman que je ne connaissais pas et qui m’impressionnait. Mon père était chez lui, je ne l’étais pas, sinon dans le stade. Plus au fond de l’horizon, il y avait Genève. On n’en parlait pas. Ville lointaine et inaccessible. Là jouaient Nemeth et Pazmandy, Bosson et Barlie, en grenat, un beau grenat parlant que l’on ne refait plus, les adversaires des seigneurs de la nuit. Je me souviens de peu de phases de jeu. L’on peut certes en visionner encore quelques-unes, rares à la vérité. Cette émission souvenir de la RTS avec une interview de Karl Rappan, l’entraîneur 1965, ou le match au Charmilles de 1962. Mais la réalité concrète des mouvements de jeu n’est plus un possible seulement une réalité passée qui s’est faite abstraite et se dissipera plus encore avec la disparition des témoins, comme d’anciennes guerres ou d’anciens mondes. Ce qui demeure vivant avec nous, ce sont les noms et les sensations persistantes de ce dont ces noms étaient capables et de ce qu’ils devaient accomplir. Mon père en était le témoin et le potentiel qu’il prêtait aux joueurs lausannois, la signification historique et personnelle de leurs succès en faisant les rois de nos rêves de succès à venir de performances en embuscade dans l’avenir de nos adversaires. Otto  Luttrop à Lugano, Rolf Blattler à Grasshoppers, Karli Odermatt à Bâle, Kuhn et Kunzli à Zurich, autant dans mon esprit encore en formation – lui souhaitant de l’être toujours – d’empereurs du saint empire romain germanique dont je ne connaissais pas l’existence étant entendu qu’ils ne jouaient pas en ligue nationale A.

 

Si je regarde la photo d’équipe de 1970 avec les signatures, je me rends compte que déjà à l’époque le temps ne cessait de passer. Roby Hosp n’y est plus. Il était parti à Chênois. Il y avait deux chaux-de-fonniers, Georges-Vuillleumier et Pierre-André Zappella. Un autre jeune qui nous fit grande impression avec sa technique et sa facilité, Pierre-Albert Chapuisat. «  Le Lausanne » promettait à nouveau mais les seigneurs de la nuit avaient disparu. Je ne les ai jamais retrouvés, ni à Lausanne, que je suis toujours avec cette émotion originelle, très apaisée tout de même, ni ailleurs. Aucune de ces milliers d’équipes nu de ces clubs de de légende européenne telles Barcelone ou Liverpool, quelque soient leurs grandeurs effectives et le paroxysme atteint dans la qualité de jeu, ne viennent me convaincre que le seigneurs de la nuit n’avaient pas une classe à part. Dans une émission de Jacque Bofford en 1990 « cinq de Der », Richard Durr avec beaucoup de distance et d’humour, « je profite de le dire » parle du contexte amical qui prévalait alors dans le monde du football. Il présente ses équipiers et parle de Robert Hosp comme étant un « magnifique joueur » avec lequel il a évolué 10 ans. Il revient sur ses rapports avec Rappan et sur la finale de 1967. On revoit l’action du penalty. La VAR actuelle sanctionnerait probablement Hauser qui était tombé et nous avait brisé le cœur.

 

Quand je vois aujourd’hui des enfants pleurer dans les stades autour du monde, attrapés par des caméras attentives, et voyeuses le temps d’une surprise destinée au plus grand nombre, me vient l’envie de leur apprendre tout de suite à relativiser. Je ne comprends toujours pas ce qui exactement provoque cette sensation de soutien fervent pour un club ou une nation, d’union avec des couleurs et une identité. Pour moi la transmission fut clairement paternelle, je souhaiterais aujourd’hui encore que Lausanne gagne et qu’il en soit heureux. Le jour de son décès, Lausanne a perdu 3-0 contre Stade Lausanne l’autre équipe de la ville dans laquelle il n’a jamais vécu. Il s’était habitué à ce que Lausanne Sports, qui a connu quelques succès trop rares ces soixante dernières années, rentre dans le rang. Mais cette flamme unique, pour l’adulte et pour l’enfant, cet espoir de grâce et de classe au haut du classement, ce moment de domination sur le terrain et de triomphe dans les stades, cette fête en puissance que nous promettaient les seigneurs de la nuit qui n’ont jamais à vrai dire parfaitement triomphé, et cela fait partie de l’expérience, demeurent exclusifs et présents dans le cœur de mes souvenir partagés avec ceux de mon père à qui je les ai empruntés.

 

Cette joie d’enfant dans le stade, je peux l’éprouver à distance physique et temporelle, le rideau dans le ciel se déchire pour la bonne cause, toute personnelle, nationale et colorée, et c’est une joie de vainqueur qui implique un vaincu. La logique de la confrontation avait pris et prend encore ces couleurs blanc et bleu. En coupe d’Europe, leçon de géographie, et plus tard de géopolitique, puis un jour peut-être de sport, mais nous n’en sommes plus certains, Lausanne ne s’en sortait pas si bien. Ils sont allé jusqu’à West-Ham en 1965, puis se sont perdus à Vitoria Setubal une autre année peut-être la suivante. Je resterai sur ma faim avec pour ce type de faim là, centrale et non essentielle, l’illusion selon laquelle le plus important et de l’avoir éprouvée. Roby Hosp signait à plat sur sa photographie dans l’album que leur nous tendions pour recevoir les autographes. Je pourrais l’imiter encore. A peu près. Je sais que Hans-Peter Weibel en 1970, la génération d’après, avait aussi une drôle de signature, en quelques traits. J’ai intériorisé dans ma mémoire et y ai souvent repensé, le moment même où ils signaient sans rien dire puis repartaient. Les gardiens suivants furent Schneider qui avait joué à Servette et Kunzi qui était aussi le remplaçant d’Elsener. Ils étaient encadrés par Frankie Séchaye et Eugène Parlier, d’anciennes gloires qui avaient fait rêver mon père avant Stuber. C’était avant même son adolescence qui ne l’aura jamais vraiment quittée. Les années quarante et cinquante n’étaient pas si-loin. La décennie d’avant est toujours présente, nous l’expérimentons constamment. Il suffit de tendre le bras. Les autres s’éloignent et à la fois restent présentes Assez longtemps. Toujours peut-être. En tout cas un moment, le temps d’une vie.

 

J’ai peut-être fait une erreur ou l’autre, un nom, une date en puisant autant dans la mémoire biologique que dans nos métadonnées numérisées. Wikipédia consacre une belle page à mon équipe. Ils ont été réguliers en coupe d’Europe sur une belle période de presque dix ans à laquelle je n’ai pas participé vu mon très jeune âge d’alors. D’où ce début de réputation nationale. Cette coupe suisse contre Bellinzone en 1962, puis celle de 1964 contre La Chaux-de-fonds et le titre de 1965. Ils ont été glorieux avant que je sois au parfum. Quand j’ai pu recueillir les informations, en direct, en paroles et en images, ils ont faibli. Leur deuxième âge des années septante fut celui de mon adolescence. Il existe un temps présent biologique qui est celui du souvenir, plus présent que sur le moment qui déjà nous échappait car il était constamment question de demain…

 

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