Atteinte de la maladie d’Alzheimer, Marie-Ange Michel perd la mémoire. Aussi dévouée que démunie, sa fille Évelyne est le témoin d’une pénible dégénérescence et la spectatrice contrainte du quotidien de sa mère à l’EHPAD. Le déclin est inéluctable. Pourtant, certains souvenirs laissent des miettes.
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Janvier 2018. Diagnostic.

À l’annonce du verdict, les docteurs n’émettent pas le moindre doute sur la nature de l’affection. Intraitables. Degré d’altération des facultés de maman : sévère. Quelques symptômes sans équivoque, des examens aux résultats inquiétants, puis la fatidique ponction lombaire et ses signes biologiques aux conclusions indubitables : Alzheimer – stade avancé. Désignée sans surprise comme « aidante », je sombre rapidement dans une forme d’épuisement perpétuel, accaparée par mon travail, la gestion du foyer et la peur de laisser maman seule avec ses démons et ses pulsions vagabondes. Marie-Ange Michel, la fugueuse. À deux reprises, elle m’a fait le coup. Maman s’échappe. Maman s’enfuit. Elle se dérobe. La fugitive. Revanche tardive sur mes tentatives adolescentes d’évasion loin du cocon familial. Alors, inéluctable, s’impose l’heure du placement.

 

 

Mars 2018. Bâtiment B, Maison Girardot.

Mercredi. Vendredi. Samedi. Dimanche. Quatre fois par semaine, même rengaine. Je retrouve maman confinée dans sa petite chambre impersonnelle du premier étage. Je veille sur ses silences. Je guette les rares moments de fulgurance qui illuminent trop rarement le fond de sa rétine. Je crains ses errances, ses regards fuyants de chien égaré, ses crises d’angoisse. Assise à sa droite, du côté de la fenêtre, j’attends. Campée sur l’immonde chaise vert pomme qui jouxte le lit d’hôpital aux draps blanchâtres. Rien de bien palpitant en somme. Le sacerdoce inévitable. Le devoir étouffant de l’enfant unique confrontée seule, jour après jour, à la dégénérescence irréversible du parent agressif, en proie à la démence et aux agitations vespérales. Quelques après-midi perdus entre les murs de cette chambre terne. Répétitifs, similaires, des dimanches entiers passés au chevet de maman diagnostiquée stade 6 de la maladie d’Alzheimer ; et à longer des couloirs aux odeurs de détergents, de pisse et de bétadine, à traverser des salles communes peuplées de vieillards au regard vide, de vieux beaux jouant les fringants, de grands-mères attendrissantes, de fous en plein délire, d’impotents prisonniers de leur fauteuil, de boiteux persévérants, de sourires édentés, de cannes anglaises à fleurs et de déambulateurs dernière génération. Un monde où l’on ne fait plus de miracle.

Pourtant, les dimanches après-midi à la maison de retraite réservent toujours leur lot d’inattendu, de malaises et de rires gênants : le « Vieux Dingo » qui entre dans la chambre des dames pour fanfaronner en déballant ses médailles de guerre et ses souvenirs datés ; la « Margot » qui chouine dans les bras des infirmières pour qu’on lui rende feu son « Beau René » ; la « Pimbêche » qui abuse en frais de toilettes et se pavane au réfectoire à l’heure du dîner ; le « Timbré » qui hurle sans cesse un torrent d’insanités, laissant volontairement sa porte ouverte afin de faire résonner ses vers au-delà des murs de sa chambre. Des histoires cocasses, quelques pépites aussi risibles que désolantes. Un tableau lamentable et pittoresque à la fois du quotidien de maman à l’EHPAD.

 

Ce nouvel environnement m’a d’abord semblé propice à la stimulation de son attention et au renforcement de ses capacités motrices. Mais, parquée pour un séjour hospitalisé sans retour dans un microcosme sécurisant, maman a changé. Au bout de quelques semaines, j’ai senti son état se dégrader. En dépit des soins et des ateliers de mémoire, Alzheimer lui a ratatiné les neurones. Un processus irrémédiable. « J’ai l’cerveau tout atrophié ! » qu’elle a longtemps répété ; avant de perdre définitivement dans les limbes les derniers reliquats d’un vocabulaire autrefois élaboré. Son précieux lexique, foisonnant et imagé, effacé à jamais de sa mémoire… Destin cruel pour une ancienne professeure de français, agrégée de Lettres Modernes.

 

 

Été 2018. Goûter à la Maison Girardot.

Un beau jour de juin, vers quatre heures, une aide-soignante surgit soudain dans la petite chambre blanche et brise le silence habituel qui s’impose entre maman et moi après nos bavardages de circonstance.

–       C’est l’heure du goûter, Madame Michel !

–       Qu’est-ce qu’elle dit ?

–       L’heu-re du goû-ter !

–       J’comprends pas ce qu’elle raconte. Tu vois, elles font toutes exprès de parler dans leur barbe ici.

–       Enfin, maman ! L’aide-soignante parle tout à fait distinctement et de façon très audible. Tu ne voudrais pas qu’elle se mette à hurler, quand même ? Excusez-nous, hein…

–       Oh ! Vous en faites pas ! On en voit de l’autre, vous savez… Madame Michel, c’est du gâteau ! Pas vrai, Madame Michel ? Et voilà les Petits-Beurre et un grand verre de jus de pomme.

–       J’préfèrerais du bon vin, moi !

–       À quatre heures ? Eh bah, vous perdez pas le nord, vous ! Sacrée Madame Michel ! Je vous sers un verre aussi ?

–       Merci bien ! C’est pas de refus…

Maman prend son goûter : « Petits-Beurre et jus de pomme pour Madame Michel ». Appliquée, elle sirote doucement son breuvage et grignote le contour dentelé du biscuit, comme une enfant de huit ans assouvirait son creux dans le ventre en rentrant de l’école. Je la regarde ronger son gâteau sec avec application. Imperturbable, on dirait un petit écureuil fragile affairé à une tâche des plus essentielles. Attristée par la scène, moi aussi, je troquerais volontiers le jus de pomme de l’hôpital contre un bon verre de Chardonnay. Soudain, l’animal farouche lève sur moi de grands yeux gris-anthracite. Une lueur vive traverse son regard éteint. Tremblante, elle appelle « Claude ».

–       Claude ! Tu te souviens ? Dis ! Tu te souviens, Claude ?

–       Mais, moi ce n’est pas Claude, enfin ! Maman ! Moi, c’est Évelyne.

–       Ah non ! Tu dis des bêtises. C’est bien Claude !

–       Mais non ! Enfin maman, tu sais qui je suis ? Tu me reconnais ? Ta fille… Évelyne.

Un souffle, un mot, un prénom, six lettres. Voilà qui suffit à vous voler définitivement votre mère. Bazardée. Je ne suis plus sa fille ; en tout cas plus pour elle. Sa mémoire a enterré à jamais le jour de ma naissance. Désincarnée. Je ne réponds plus aux critères de la fameuse réplique : « la chair de sa chair ». Depuis l’épisode « des Petits-Beurre et du jus de pomme », nos souvenirs ne résident plus que dans mes pensées. Soixante-cinq ans de vies entremêlées et aucune réminiscence de nos existences croisées pour maman. Mère-fille : un lien indéfectible, tu parles !

Passé le goûter et ma réincarnation en « Claude », maman s’endort péniblement. Je reste une éternité à ses côtés, m’efforçant à garder la face. Pas question de la perturber davantage avec mes trémolos et réflexions futiles. Maman se sent lasse. Ses yeux rougis perlent de fatigue. Alors ses paupières se referment sur un visage soucieux et mélancolique. Ça ira mieux demain…

 

 

Août 2018. La fin.

Après « les Petits-Beurre et le jus de pomme », les semaines ont passé. Caniculaires. L’été, la chaleur n’a épargné personne. Et encore moins les pensionnaires fragiles de la Maison Girardot. Une véritable hécatombe. « La Margot » et « le Timbré » sont tombés parmi les premiers. Fini les vocalises scabreuses et les incantations au « Beau René » ! Petit à petit, la maison a perdu de ses charmes… Malgré les Protocole Sirocco, Mission Hydratation et autres programmes imaginés pour préserver sa population vulnérable, l’établissement de retraite s’est vidé d’un nombre édifiant de victimes. Maman a résisté à la première vague de chaleur. Prodigieux. Mais le mois d’août et son pic de températures extrêmes me l’ont définitivement enlevée. Deuxième déchirement. Maman, envolée pour de bon cette fois. Après la mémoire, c’est son corps qui s’est fait la malle.

 

 

Octobre 2019. Petits-Beurre et Confidences.

Naïvement, on croit que l’on peut tout oublier. Et pourtant, un beau jour, on se retrouve là, dans cette maison vide, à siffler un vin de Bourgogne en repensant au passé, autour de vieux cartons d’emballage. Car, ça y est ! Quatorze mois après le départ de maman, la promesse de vente du pavillon familial est enfin signée. Deux nouveaux acquéreurs : un jeune couple ; et un bébé, locataire provisoire du ventre de sa mère. Bientôt, il gambadera à son tour sur le parquet en chêne massif, celui-là même qui supporta mes semelles crottées d’enfant et les chaussures à talons de ma mère.

Aujourd’hui, je saccage la caverne des souvenirs. La grande maison en meulière se déleste de détails frivoles. Pourtant le lierre grimpant la tient encore fermement serrée dans ses lianes feuillues. Je ne saurais dire si la plante s’évertue à protéger les murs de ma jeunesse ou, au contraire, si elle s’acharne à étouffer mes plus intimes secrets. Enfin, la représentation idéalisée de la maison de mon enfance ne colle plus franchement à la triste réalité du bâtiment abandonné qui se dresse aujourd’hui devant moi. Dans le jardin broussailleux, les rosiers rouge-vermillon font grise mine. Les géraniums roses aux balcons sont grillés. Il était grand temps de partir. Plus de maman. Plus d’EHPAD. Plus de maison.

Oui, c’est acté. Aujourd’hui, je réalise l’ultime pèlerinage. Dernier état des lieux avant le grand chambardement. La clef coince encore dans la serrure. Il faut claquer fort pour pouvoir fermer le verrou. De vieilles habitudes qu’il me faudra oublier. Le fracas de la porte rouillée alerte la voisine de ma présence.

–       Alors ça y est, c’est le grand jour ? m’interroge-t-elle.

–       Eh oui… Quatre pièces à déménager… Une journée devrait suffire !

–       Un coup de main, peut-être ?

–       Merci Josiane. C’est très gentil, mais je ne voudrais pas vous déranger…

–       Pensez-vous ?! Jean-Pierre ! Évelyne déménage la maison de Madame Michel. Tu viens nous aider ?

Jean-Pierre et Josiane s’affairent à la cuisine, emballant minutieusement l’argenterie et les assiettes en porcelaine de Limoges. De la chambre, j’entends les éclats cinglants de la batterie de cuisine et les verres tinter. Au pied du grand lit double impeccablement bordé, je décharge un à un les tiroirs grinçants de la commode en bois, évitant de m’attarder sur les objets du passé. Je déballe le linge et les bibelots par automatisme. Des gestes cadencés. Un mouvement machinal du meuble au carton d’emballage. Vêtements, photos, parfums, magazines et livres…tout y passe. Une vie entière à débarder.

Quand soudain, je cale. Mon regard se fige sur un petit carnet bleu nuit, écorné en haut à droite. Il a vécu, lui aussi. Sur la couverture vieillie, je lis « Confidences » et, en bas de la page, « Marie-Ange ». Je ne savais pas que maman tenait un journal. Ai-je le droit de l’ouvrir ? M’y aurait-elle autorisé ? Je ne suis d’ailleurs pas certaine de vouloir le lire. Une mère aussi garde ses secrets. Pourtant, ce carnet de l’intime je ne le range pas du côté des paquets. Coupable, je le glisse dans mon sac à main. Et comment jouer l’innocente devant l’imminence du crime ? Les placards, la table de chevet, les luminaires, plus rien n’encombre la chambre défraîchie de maman. Difficile de projeter un quotidien joyeux dans cet espace sombre et anonyme désormais. Je rejoins Josiane et Jean-Pierre, dépassés par l’interminable rangement des fournitures de la vieille liste de mariage.

–       C’est pas croyable tout ce matériel de cuisine ! s’exclame Josiane.

–       Maman a toujours eu l’art d’entasser ! Mais arrêtons quelques minutes ! J’ai récupéré ce Bourgogne dans la cave ! Il devrait nous réconforter. Qu’en dites-vous ?

–       Ah, si vous nous prenez par les sentiments… enchaîne Jean-Pierre.

Le bouchon me résiste un temps, mais je finis par ouvrir la bouteille. Vite sifflée ! Nous évoquons la Mère Michel et ses frasques dans le quartier, son amour pour la littérature et le bon vin, ses réussites, ses déboires et son extravagance, sa bienveillance avec les voisins…

Josiane et Jean-Pierre s’éclipsent à l’heure du déjeuner. Je reste seule avec mon Bourgogne vide et mon sac à main posés sur la table de la cuisine. Alors je repense au carnet bleu nuit. Grisée, je n’éprouve plus le moindre sentiment de culpabilité devant la divulgation non-consentie des « Confidences » de « Marie-Ange ». Je découvre page après page les pensées impénétrables et les mystères enfouis de maman. Mes yeux enivrés glissent sur les feuilles gribouillées, les dessins et autres écrits secrets de Marie-Ange. Drôle de palimpseste ! Soudain mon regard s’arrête sur les six lettres terribles qui, par un beau dimanche de juin, m’ont arraché ma mère à jamais : « CLAUDE ». De toute évidence, le prénom assassin constitue l’objet même de tout un chapitre. Alors, je lis ; et tout s’illumine :

 

« Des perles bleues. Une peau de pêche. Dix ans à peine. S’il n’était pas de chair et d’os, ce serait un ange, CLAUDE. Je me rappelle notre premier baiser de gamins amoureux. Doux, tendre, sucré. Une caresse sur ma bouche. Tes lèvres roses m’ont laissé un merveilleux souvenir et le goût enfantin des miettes de Petits-Beurre qui s’étaient espièglement accrochées au coin de ta bouche ! Depuis, je ronge avec toujours autant de délectation la dentelle de ces fameux biscuits beurrés, et je pense « CLAUDE » ! Le premier amour. Innocent et vainqueur. »

Commentaires (6)

Webstory
07.08.2023

Bienvenue à Lira dans la communauté d'écriture Webstory.

Li

Lira
08.08.2023

C'est avec un immense plaisir ! Merci !

Omar Bonany
06.08.2023

On croirait lire «Le repos du guerrier» d'une Christiane Rochefort [1958, Prix de la Nouvelle Vague]. Que voilà une authentique voix d'auteure, à ne pas s’y tromper ; et des plus dignes d'être portée à la connaissance du plus grand nombre

Li

Lira
08.08.2023

Merci infiniment pour ce commentaire élogieux ! Trop, sans doute... C'est un véritable encouragement. Merci beaucoup.

Starben CASE
06.08.2023

Vous nous emmenez dans les pensées d'Evelyne et c'est fabuleux de découvrir avec elle ce cadeau comme un précieux secret qui rend à cette maman son innocence, le retour à son enfance. Une émotion douce et intime suscitée par un simple biscuit. Que le bonheur est simple. Merci Lira, je vous découvre

Li

Lira
08.08.2023

Ravie de lire votre impression de lecture. Rien de plus merveilleux pour moi que de transmettre des émotions par les mots ! Mille mercis pour ce beau commentaire.

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