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© 2023-2024 Jean K

Avec Emma, jeune femme blessée, j’ai voulu marquer qu’en puisant dans notre mémoire collective nous étions capables de trouver les ressources pour nous tourner vers l’avenir. J’ai souhaité cependant beaucoup de douceur dans mon récit. Peut-être suis-je aussi tombé un peu amoureux de Psyché.
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— Tout est à vous. La propriété, les champs, les vignes, les vergers, les forêts.

Emma parcourt l’étendue du regard. Est-il possible de posséder des terres jusqu’à la ligne de l’horizon ? Le domaine est une merveille d’agencement et de couleurs. Un élan de bonheur pointe au fond de son cœur. Elle le réprime aussi vite. La fierté transparaît dans les mots du vieux régisseur. Comment pourrait-il savoir ? deviner ? Pour lui, cette exploitation est le centre de l’univers. Pour elle, c’est un petit bout de terre perdu sur la planète.

Elle, la voyageuse à l’éternel sac-à-dos. Elle qui a arpenté tant de territoires hostiles, qui a grimpé les plus hauts sommets de la planète. Elle dont les conseils en matière d’escalade faisaient la une des magazines spécialisés…

Elle qui est clouée dans un fauteuil.

Trois ans. Trois ans d’enfer. Six mois dans le coma. Six mois sans pouvoir bouger un doigt. Un an pour mouvoir ses épaules, ses bras, ses mains, ses doigts. Un an pour se convaincre que son réveil était une résurrection et la mobilité du haut de son corps un miracle, un an pour accepter qu’elle ne marcherait plus jamais.

Emma sourit au vieil homme. Elle le sent déçu. Sans doute aurait-il aimé plus d’enthousiasme. Toute une vie consacrée à gérer le lieu, en parfaite entente et complicité avec la propriétaire. Et elle, Emma, l’héritière, qui débarque.

C’est peu dire qu’elle avait été surprise lorsque le notaire l’avait contactée. Madame était sa grand-tante, la sœur de sa grand-mère maternelle. Pour tout dire, Emma ignorait son existence. Les aléas de l’Histoire avaient dispersé sa famille. Ses parents étaient décédés jeunes. Mais elle était bien l’unique successeur. Sa grand-tante avait procédé à des recherches généalogiques. Le notaire lui avait appris que Madame l’avait suivie incognito dans ses aventures. Elle l’avait choisie et s’était assurée que la succession ne puisse être contestée.

L’accident d’Emma avait provoqué un choc chez la vieille dame. Mais elle n’avait pas remis son choix en cause. Si Emma n’avait pas survécu, sa grand-tante aurait consacré ses biens à la création d’une fondation. Des bourses ou des rentes auraient aidé des inconnus à accomplir leurs rêves. L’arrivée d’Emma avait infiniment soulagé Peter le régisseur. Il craignait avant tout la vente du domaine voire son démembrement.

Il ignorait qu’Emma était disposée à vendre. Elle ne lui avait pas dit bien entendu. Comment, elle qui avait parcouru le globe, pourrait-elle se retrouver cloîtrée derrière des grilles et des barrières ? Elle ne pouvait plus pratiquer l’escalade. Elle n’avait plus envie de voyager. Elle ne voulait pas non plus s’enfermer pour autant. À la vérité, Emma ne savait plus ce qu’elle désirait. Ses espoirs et ses illusions s’étaient fracassés au pied d’une falaise.

 

Lentement, elle opère un demi-tour avec son fauteuil. L’esplanade sur laquelle est posée la belle maison de maître surplombe les terres. Emma peut en faire le tour avec ses yeux. Pas avec ses jambes. Les chemins qui descendent vers les cultures ne sont pas prévus pour un fauteuil.

Laissant-là le régisseur à qui elle renvoie un vague : « Je vous laisse œuvrer. Vous savez mieux que moi ce qu’il convient de faire. », elle entre dans la demeure.

Elle connaît les marbres des couloirs, les ors des plafonds, les peintures accrochées aux murs. L’escalier somptueux lui est inaccessible. Peter a bien proposé d’installer un monte-escalier, puis un deuxième fauteuil en haut, mais elle a décliné. Sa chambre est en bas. C’était une chambre pour les invités. Emma ne s’y sent pas encore vraiment chez elle. Mais elle s’y sent bien. Elle n’a pas visité l’étage. Peter a pris des photos des différentes pièces et les lui a montrées. Parfois, il descend des objets ayant appartenu à la vieille dame. Emma les contemple distraitement.

Dans le corridor d’entrée, Emma s’arrête. À chaque passage, son regard accroche un tableau de Psyché et l’Amour. À dire vrai, il s’agit plus d’une esquisse encadrant deux visages. La jeune fille aux yeux mutins semble regarder ailleurs, sans voir le jeune homme penché sur elle. Serait-il invisible à ses yeux ? Emma songe à David, son fiancé avec qui elle a été si dure et qui lui écrit des lettres auxquelles elle ne répond jamais. Son gentil fiancé qui, patient, lui dit qu’il l’attend, qu’il l’attendra, qu’elle a juste un mot à dire : « Je suis prête. » Et il viendra.

Il était là durant son coma. Il est venu régulièrement le temps de sa rééducation. Mais elle ne supportait plus de le voir. Sa présence lui renvoyait les souvenirs heureux, ceux de l’Emma qu’elle n’était plus et ne serait plus jamais. Alors elle lui a dit de partir, de refaire sa vie ailleurs, avec une autre, une qui avait des jambes, une qui pratiquait l’escalade. Il n’a pas compris. Puis il a compris. Mais il ne lui a pas obéi. Et il s’est mis à lui écrire. Une lettre. Chaque semaine. Depuis un an.

« Au fond, je suis comme Psyché, se dit Emma. David est près de moi, amoureux, empli de désir, mais comme dans un rêve. Je sens sa présence, mais je ne le vois pas. »

 

Emma prend ses habitudes.

Tous les jours, elle fait son tour sur l’esplanade entourant la demeure. Du surplomb, elle découvre des détails inattendus : un arbre tordu, le nid d’une pie, des ruches sur les coteaux. Peter lui raconte le domaine au fil des saisons : les vignes à émonder, les roses à tailler, les haies à rectifier… Il lui expose les travaux entamés pour aplanir les chemins.

— Le domaine a été pensé pour être fonctionnel, pas pour l’agrément. Mais la volonté de Madame était de faciliter les visites pour les acheteurs de vin.

Il ne précise pas que sa grand-tante avait entamé la rénovation des espaces de circulation pour Emma.

Tous les jours, elle s’arrête devant le portrait de Psyché. Intriguée, elle découvre sur internet qu’il est sans doute l’ébauche d’un tableau plus connu peint en 1797 : Psyché recevant le premier baiser de l’amour du baron François Gérard. Le tableau est conservé au Louvres. Elle se renseigne sur l’histoire. Psyché était une princesse si belle qu’elle était honorée comme une déesse. Jalouse, Vénus ordonna à son fils Éros de la rendre amoureuse du plus laid des mortels. Un oracle annonça également à son père que la jeune fille serait abandonnée sur un rocher où son monstrueux époux viendrait la chercher. Mais Éros, au moment de décocher sa flèche, se blessa lui-même et tomba éperdument amoureux de la nymphe. Le dieu ordonna alors au vent Zéphyr de soulever Psyché pour la déposer délicatement dans la prairie fleurie d’un joli vallon. Il la rejoignit et s’engagea à la protéger, mais à une condition : jamais Psyché ne devait voir son visage.

Le peintre avait saisi l’instant précis où la jeune fille avait été déposée, encore un peu perdue, encore un peu hésitante. Plus tard, Vénus multiplierait les épreuves pour lui faire payer cette insolente beauté qui la rendait égale aux dieux.

« Comme moi, Psyché a affronté les malheurs, les souffrances, les afflictions. Et son amoureux est toujours là, invisible, prêt à la secourir… ». Emma se demande quand le temps de l’infortune va se terminer pour elle… Puis elle se reproche ses pensées. Est-elle si à plaindre ? Combien d’autres auraient aimé cette jolie maison, ces monts et valons ensoleillés ? Puis elle repense à ses jambes. Alors, à nouveau, elle est perdue et ne sait plus.

 

Les jours, les semaines passent. Tous les matins, Peter lui apporte un objet de l’étage interdit. C’est devenu un jeu. Au début, il lui montrait les bijoux de Madame. Mais Emma s’en est rapidement lassé. Il s’évertuait à dégotter l’objet rare : un livre ancien, un bouquet de fleurs séchées, une montre à gousset, une boîte à musique peinte à la main, des planches botaniques… « Regardez la finesse de ce dessin. Regardez le port érigé de ce Carignan. On en mangerait de ce raisin ! »

Le régisseur s’ingénie à la surprendre. Il y réussit parfois. Puis de plus en plus souvent. Il est heureux de voir son visage s’éclairer. Emma va mieux. Il le sent, il le sait, il le voit.

Un dimanche, il lui apporte une boîte à biscuits. « Une boîte de Petit-Beurre Huntley et Palmers de London Street, à Reading », précise-t-il en chuchotant avec un regard complice. Elle le dévisage, étonnée : « J’espère que les biscuits à l’intérieur sont plus récents que l’emballage », réagit-elle, mi-sérieuse, mi-plaisantant.

Elle découvre, surprise, des liasses de lettres jaunies attachées par des cordelettes. Elle dénoue un premier lien. Les courriers relatent une correspondance entre Horace-Bénédict de Saussure et son épouse, Albertine Boissier.

L’homme évoque sa passion de la montagne, sa première ascension du Brévent en 1760 et le choc esthétique et spirituel qu’il éprouva. Il décida d’offrir une récompense au premier grimpeur qui atteindrait le sommet du Mont-Blanc.

Emma poursuit avec fébrilité sa lecture : « Des lettres, sans doute inédites… Comment est-ce possible ? ».

Au glacier des Pèlerins, un pont de neige céda sous ses pas. Horace-Bénédict s’épuisait dans ces courses, mais il y trouvait un tel bonheur, un tel enthousiasme qu’il repartait toujours de plus belle. Il évoque plusieurs accidents. Son objectif était de comprendre le système général des montagnes et d’établir une théorie de leur formation. Il était obnubilé par l’ascension du Mont-Blanc qu’il apercevait de sa propriété de Genthod.

Les missives sont classées par dates. Emma ouvre une nouvelle liasse. Le 3 août 1787, à l’âge de quarante-sept ans, de Saussure réussit enfin l’ascension. Il était accompagné de son valet de chambre, de 18 guides et de Jacques Balmat, vainqueur du Mont-Blanc l’année précédente avec le Docteur Paccard.

Chaque étape du périple fait écho aux excursions d’Emma. Elle devine l’épuisement du savant, sa mauvaise santé, les malheurs qui l’accablent… Elle admire son obstination, son exaltation, sa joie enfantine face à la découverte. Elle est fascinée par son obsession de la conquête du sommet. Elle se souvient de ses propres misères : les foulures aux poignets, les entorses aux chevilles, les blessures aux genoux et aux épaules, les contusions, luxations, onglées, gelures, engelures et fractures… « L’être humain est fragile comme du verre, mais tellement résistant aussi, se dit-elle. Quand on pense à tout ce qu’il est capable d’endurer… Quand je songe à tout ce à quoi j’ai survécu… ».

Elle se souvient de ses émerveillements. Chaque phrase de Saussure résonne avec ses propres jubilations. Chaque mot lui renvoie mille images : des crevasses, des falaises, des cimes éblouissantes, des cristaux de roche, des fleurs de toutes couleurs… Les noms lui reviennent. Au-dessus de 3 000 mètres, les conditions sont si rudes que très peu d’espèces végétales survivent. Emma croit sentir les parfums des fleurs dissimulées entre les interstices des rochers : renoncules des glaciers, arabettes naines, saxifrages…

 

Lorsque Peter repasse en fin de journée, Emma est toujours là, les feuillets à la main, entre lectures et souvenirs.

— D’où viennent ces lettres ? demande-t-elle.

— Je ne sais pas, Mademoiselle, répond le régisseur. Madame les possédait depuis toujours. Je me suis dit qu’elles vous feraient plaisir.

— Il faut les donner. Nous ne pouvons pas garder un tel trésor. La Société des Arts serait appropriée, qu’en pensez-vous ?

— C’est une bonne idée, répond-t-il. Désirez-vous les transmettre dès à présent ?

— Pas tout de suite, répond Emma. Attendons un peu. Elles sont là depuis si longtemps. Nous n’en sommes plus à quelques semaines près…

Elle le regarde et ajoute :

— Saviez-vous que de Saussure est décédé en 1799 et que le tableau de Psyché a été peint en 1797 ? Si cela se trouve, il a connu ce portrait…

— Qui sait ? répond le vieil homme en souriant.

 

Désormais, chaque jour Emma relit quelques lettres. Elle s’émeut de l’amour qui transparaît entre Albertine et Horace-Bénédict, malgré les conventions d’écriture de l’époque. Le couple partageait une même passion pour la montagne… « Ils ont eu trois enfants, songe-t-elle. Une jolie famille… ».

Devant le portrait de Psyché, elle imagine en surimpression le tableau complet du baron Gérard. « Tiens ? Je n’avais pas remarqué que sa livrée de gaze se détachait, que Psyché décroisait ses pieds comme une fleur qui hésite à s’ouvrir… La jeune fille pressentait-elle la présence de celui qui deviendra son amant, son époux et lui offrira l’immortalité ? ».

Des papillons frémissent dans son ventre. Cela fait si longtemps qu’elle n’a plus réellement éprouvé de désir. « Psyché a Éros ; Albertine, Horace-Bénédict. La vie n’est pas toujours facile. Ces couples ont traversé de nombreuses épreuves… Et ils étaient toujours là, l’un pour l’autre… Et moi… moi, j’ai David, avec qui j’ai partagé tant de voyages et d’aventures. Il sait bien que jamais plus je ne pourrai grimper. Et pourtant, il me garde dans son cœur. »

Elle ferme les yeux : « Tous ces risques que j’ai pris pendant des années. Et aujourd’hui je crains de prendre celui d’être aimée telle que je suis… David, mon David, je crois que tu attends une lettre. »

Après quelques instants, Emma sort de la maison. Peter, tout sourire, se tient à l’orée d’un nouvel accès aux jardins. Emma découvre le début d’un chemin serpentant à travers les parcelles.

— Mademoiselle. Les travaux sont terminés. Je me suis laissé dire que les enrobés neufs du sol permettaient la circulation de toutes sortes d’engins, et notamment de fauteuils roulants…. Vous sied-t-il d’en faire l’inauguration ?

Emma regarde le vieil homme, puis la nature exubérante. Elle se dit qu’elle a de la chance.

— Avec plaisir, Peter. Montrez-moi vos trésors… Et puis, ajoute-t-elle, profitez-en pour me reparler de vos idées de modernisation des processus de vinification… J’ai aussi réfléchi à quelques innovations… Ah ! et, au fait, dit-elle en tirant une lettre de sa poche, voudriez-vous bien poster ce courrier pour moi ?

Alors qu’elle s’élance sur l’allée, les quatre mots qu’elle a tracés sur le papier blanc ne quittent plus son esprit : « David, je suis prête ».

Commentaires (7)

Starben CASE
13.11.2023

Je me suis laissé prendre par l'héroïne. Vous décrivez un beau chemin de résilience à travers ce vignoble qui s'impose à elle, avec douceur et fermeté. Il y a une histoire, des sentiments et toujours ce domaine qui est plus qu'un décor. C'est un personnage. Merci Jean K pour cette belle fresque.

HO

HODGARI
05.08.2023

J'avais oublié l'histoire de De Saussure. L'écho entre la jeune femme et lui à travers les lettres est joliment rendue.

JK

Jean K
06.08.2023

Merci HODGARI. En faisant revivre cet homme enthousiaste qu’était Horace-Bénédict de Saussure, inspirateur d’Emma, j’ai voulu marquer qu’en puisant dans notre histoire, au-delà de nos épreuves, nous étions capables de trouver les ressources pour nous tourner vers l’avenir.

MA

MAKI
05.08.2023

J'aime beaucoup la grande sensibilité qui se dégage de l'histoire d'Emma. Je suis aussi admirative que l'auteur ait inséré aussi naturellement les trois images demandées.

JK

Jean K
06.08.2023

Merci MAKI. Il était difficile, à l’évocation des trois images proposées, de ne pas penser au Siècle des Lumières. Il est des périodes exaltantes dans l’histoire et celle-ci en fut une. Pour autant, j’ai souhaité situer cette histoire aujourd’hui, malgré les temps troublés que nous vivons. Peut-être mon héroïne, blessée, les symbolise-t-elle ?

Webstory
02.08.2023

Bienvenu à Jean K dans la communauté d'écriture Webstory.

JK

Jean K
06.08.2023

Merci pour votre accueil. Vous avez lancé un joli concept.

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