Créé le: 30.08.2022
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Les larmes de Saint-George
A Saint-George, le périple du jardiner solitaire avaient fait couler beaucoup d'encre. On disait qu'il était mort, on disait qu'il avait ressuscité. Une chose est sûre, tout le monde convoitait les secrets de son jardin.
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Treize ans après le drame, tout était triste dans la vie du Jardinier. Autour de lui, les couleurs avaient disparues et même les arbres semblaient pleurer. Un après-midi de novembre avait scellé son destin, plongeant son âme inconsolable dans la nuit noire.
Son quotidien consistait désormais à errer dans son jardin. Enfin, ce qu’il en restait. Cela faisait longtemps que les fleurs avaient quitté le terrain. Seul un vague parfum de moisi se diffusait qui lui faisait perdre la tête. L’apparition de la moindre mauvaise herbe était vécue comme un signe du ciel, comme le dernier témoignage d’une forme de vie dans son existence.
A Saint-George, l’histoire du Jardinier avait fait couler beaucoup d’encre. La déperdition de cet homme terrifiait les derniers habitants du hameau, si bien que nul n’osait plus lui rendre visite, de peur que sa folie ne soit contagieuse. Le fait qu’il soit encore en vie demeurait d’ailleurs un mystère. Occasionnellement, de la fumée s’échappait de la cheminée de la maison du pauvre homme, c’est à cela que le village supposait de sa présence.
Chaque année des enfants s’amusaient à se faire peur en se défiant de s’approcher le plus près possible de la propriété. Chaque nouvel élément de décors aperçu servait à alimenter la légende construite depuis des années autour de ce lieu qu’on disait hanté. On racontait que le Jardinier s’adonnait à des rituels macabres. Certains l’auraient vu creuser des tombeaux et y enfouir des cadavres.
Mais il n’y avait rien de paranormal chez le Jardinier. Si ce n’est la façon quasi mythologique avec laquelle il vivait sa peine. Il la trimbalait partout comme un manteau, ou plutôt comme un caillou dans une chaussure usée. Elle frottait ses pieds abîmes, toujours présente, douloureuse, rendant impossible toutes tentatives d’évasion.
Pour lui, le seul échappatoire était le trou qu’il creusait méticuleusement dans son jardin. Un trou si profond que les rayons du soleil, même au zénith, ne pouvait atteindre son centre. Ici même l’oxygène se faisait rare. Le but initial de la démarche avait été oublié depuis des milliers de coups de pioche mais cette activité était la seule qui semblait calmer son esprit tourmenté. Quand il creusait, le jardinier oubliait. Il creusait jusqu’à l’épuisement des derniers muscles de son corps, il creusait jusqu’à ce que les cloques de ses mains saignaient et que ses poumons n’arrivaient plus à suivre la cadence de l’effort. Alors il s’écroulait et s’endormait recroquevillé au centre de la terre et pendant ces quelques heures de sommeil profond, il était bien.
….
Le Jardinier a vécu toute sa vie à l’abri des problèmes. Ses économies suffisaient à satisfaire ses maigres ambitions. Sans réel but ni passion, il traversait le temps sans y prêter attention. Les histoires des hommes ne l’intéressaient pas, seule l’ivresse occasionnelle apportait un brin de couleur à son existence monotone. Plus jeune, il avait cherché du réconfort dans les livres, prié Dieu à s’en user les mains mais rien ne semblait pouvoir combler le vide qu’il ressentait au fond de son cœur.
Le Jardinier partageait sa vie avec Maria, pour qui il éprouvait une tendre indifférence. Sa beauté avait toutefois su éveiller des sentiments nouveaux dans son corps d’adolescent. Tous deux s’aimaient à leurs façon, sans signe ostentatoire d’affection. Jamais ils ne se sont quittèrent et les années ne firent que renforcer leurs liens.
Quoi qu’on en dise, Maria était une femme heureuse. Elle connaissait je jardinier mieux que lui-même et savait voir en lui des qualités insoupçonnées. Elle savait qu’il souffrait d’un mal qu’il pensait incurable, une mélancolie radicale qui anesthésiait toute possibilité d’expression de joie. Le Jardinier n’était pas malheureux pour autant, mais était résigné à passer une existence morne, grise et sans saveur. Sa boule dans la gorge le lui rappelait constamment, comme une envie de pleurer sans y parvenir, comme un chagrin qui ne passe pas. Il ne savait pas d’où cela venait et avait cessé de chercher. Aussi loin qu’il s’en souvienne, il avait toujours été comme ça. Il avait un trou immense dans sa poitrine, et le sentiment de passer à côté de l’essentiel.
Maria nourrissait l’espoir qu’un enfant puisse apporter un peu de joie dans son foyer mais rien ne se passa comme prévu. La vie avait des plans pour le Jardinier, le bonheur n’en faisait pas partie.
Le drame de cet après-midi de novembre a remplacé à jamais la mélancolie du jardinier par une douleur d’une si forte violence que seule la mort semblait pouvoir soigner. Il passa les treize années suivantes à attendre son heure, trop faible pour prendre les devants. Quelque chose le retenait ici-bas qui ne faisait que s’ajouter à sa souffrance.
Toutefois, il sentait que la fin était proche, que ces années d’errance le mènerait inévitablement en un lieu qu’il était sur le point de découvrir.
Depuis quelque temps la force commençait à lui manquer. Son corps avait séché à force de mal se nourrir. Il était si maigre qu’on ne voyait plus que ses os. Le trou creusé dans le jardin l’obsédait, plus rien d’autre ne comptait. Il devait s’occuper l’esprit, échapper quoi qu’il en coûte à ses souvenirs. Le silence était trop douloureux, se retrouver seul avec ses démons l’effrayait plus que tout.
Sa vie était une lutte, un combat permanent avec lui-même. Un combat qu’il était sûr de perdre. Il avait déjà perdu l’espoir, il était partit trop loin. Il allait devoir abandonner, déposer les armes, se rendre.
Il était résigné. Cette vie n’était pas faite pour lui et c’était peut-être mieux ainsi. Il était né dans le mauvais corps et ne pourrait jamais recoudre les cicatrices de ses plaies béantes.
Un soir, après s’être épuisé à la tâche, en position fœtal au fond de son trou, recouvert de terre et de sueur, les mains souillées par le pue des blessures de la veilles, plongé dans le noir profond, dans un silence de cathédrale, il ferma les yeux.
…
C’est donc ça ce qu’on appelle la mort? pensa le Jardinier. Il voyageait désormais dans un lieu noyé par une lumière enivrante. Malgré la surprise, il régnait comme un goût de déjà-vu.
Sa mort se passait mieux que prévu. A mesure qu’il évoluait dans le vide, il sentait son cœur s’éloigner du jardin. La douleur dans sa poitrine devenait supportable, ses yeux ne coulaient plus. Lentement, il se détachait du monde, l’observait à distance. Il semblait enfin pouvoir en saisir les règles.
Comme réveillé d’un mauvais rêve, la saveur des souvenirs avait changé de nature. Une chaleur nouvelle et tendre emplit son corps. Il observait à présent avec tendresse le pauvre Jardinier qu’il était. Son fardeau l’avait quitté, à jamais déposé quelque part au centre de la terre. Il n’avait plus peur. Il était temps de dire au revoir au monde qu’il s’était construit ; un monde hermétique à toute forme de beauté, un monde dans lequel l’amour ne s’était pas invité.
Il pensa à Maria, il pensa au drame, à ce qu’il aurait aimé lui dire quand la force lui manquait. Pour la première fois, il revit son visage sans pleurer. Le Jardinier avait enfin acquit la certitude que comme lui, elle était en paix.
Son ascension touchait à sa fin, les instructions s’imprimaient sur sa conscience. Perdu dans les limbes de l’infini, il naviguait guidé par une boussole. C’est alors qu’il se heurta à un portail d’or derrière lequel il devinait un jardin d’une beauté nouvelle. Ici, tout avait commencé et tout prendrait fin. Nu et le cœur pur, il pouvait enfin y entrer.
En visitant l’intérieur de la terre, le Jardinier avait érodé les polypes de son cerveau et rebranché les artères de son cœur. Sa contemplation éternelle pouvait prendre fin. C’est alors qu’il se mit à entendre une voix. Une voix si pure qu’il la sentait capable de le ramener à la vie. Très vite, il fut comme aspirer avec force, dans un point central depuis lequel il observait les signaux de ses cinq sens qui, doucement, reprenaient le travail. Les anges quittèrent la scène.
…
– Oh, oh! Il y a quelqu’un?
Ulysse venait de pénétrer dans le jardin du Jardinier. Poussant sa bicyclette rouge au bout des bras, le jeune garçon était entré dans la propriété à la recherche d’un signe de vie. Il s’était inquiété de ne plus voir d’activité dans la maison de son voisin.
– Vous êtes là? Cria le garçon.
Le Jardinier entendit la voix de l’enfant et essaya de bouger son corps douloureux. Combien de temps était-il resté là? Impossible à dire. Il lui fallut un effort surhumain pour installer sa carcasse dans une position confortable.
Cela faisait si longtemps qu’il avait vécu seul, qu’il n’était plus certain de savoir parler. Il concentra toute sa force pour produire une sorte de gémissement, qui fit accourir le garçon.
– Qu’est-ce que vous faite au fond du trou? cria Ulysse.
La voix sonnait comme une douce mélodie aux oreilles du Jardinier, il aurait pu l’écouter pendant des heures.
– C’est vous qui avez fait tout ça? demanda le garçon.
Encore engourdit, le Jardinier parvint tout de même à produire un deuxième grognement.
– Chaque jour je m’en émerveille! reprit Ulysse. Je vous en supplie, n’abandonnez jamais!
Le Jardinier ne comprenait pas les mots du jeune homme, il pensait être sujet à des hallucinations. Son retour soudain à la vie était trop beau pour être vrai. Le sourire aux lèvres, il s’en voulait presque d’y avoir cru.
Mais Ulysse insistait :
– Vous devriez venir voir! Le spectacle est magnifique.
Pendant toutes les années durant lesquelles le Jardinier avait creusé, il avait amoncelé des tonnes de terre formant des dunes de tailles différentes. Des dizaines de monticules parfois grands comme les arbres remplissaient la propriété. Durant son séjour au centre de la terre, aidé par les dernières larmes de son corps, les montagnes avaient commencé à verdir. Les animaux étaient revenus sur le terrain abandonné, aidant ainsi à fertiliser le sol. Avec le temps, ce paysage en jachère a vu pousser les plus belles fleurs de la région. Une odeur de paradis se diffusait à des kilomètres appâtant les plus habiles pollinisateurs.
Le jardin était féerique, hors du temps, si bien que même la nature semblait dépassée par les événements.
Rassemblant toutes ses forces, la voix tremblante et maladroite le Jardinier cria:
– Qui es-tu?
– Je suis Ulysse, j’observe votre jardin depuis toujours. Je me suis inquiété de ne plus vous voir travailler. Votre jardin est si beau, jamais il m’a été donné de voir quelque chose de pareil. Je crois bien qu’il a des couleurs qui n’existent pas ailleurs. Vous devriez venir voir!
Le Jardinier bougea son corps et entreprit la fastidieuse ascension. De longues minutes d’escalade furent nécessaires pour parvenir au sommet mais son corps tenait bon et ses blessures avaient guéri.
Arrivé au sommet le Jardinier découvrit le jardin et fut éblouit par tant de beauté. Ces yeux voyaient pour la première fois et ses oreilles entendaient des sons qu’il ne connaissait pas. Son esprit était libre, léger. Il avait laissé son passé au centre de la terre, avait fait la paix avec le monde et s’était assis pour toujours sur son trône. Tout lui paraissait nouveau, il regardait le décor avec le regard insouciant d’un enfant. Cet enfant qui depuis tant d’années avait été écrasé par le poids des non-dits, le poids de toutes les épreuves mal digérées que le temps avait cristallisées dans sa chaire.
Plus rien ne serait comme avant. Il eut un pincement au cœur en pensant à Maria, ce spectacle lui aurait tellement plu. Il se fit la promesse d’entretenir ce jardin jusqu’à sa mort et de ne jamais le quitter.
Il chercha alors du regard le jeune Ulysse pour le remercier mais ne trouva personne. Ses appels restaient sans réponse. Le portail était fermé. Il avait du rêver. Un dernier soubresaut de l’entre-deux monde avant de le ramener à la maison.
Après avoir fait le tour des lieux, il revint sur ses pas où se trouvait le trou. Mais comme le jeune Ulysse, il avait aussi disparu. A sa place, le Jardinier trouva une fleur, une sublime rose rouge qui détonnait du reste du jardin. Sa beauté contenait tous les secrets de l’Univers, et son odeur renfermait l’éternité.
Fin.
Arcane XIII – [Sans nom]
Commentaires (2)
Webstory
26.05.2023
Lisez le témoignage du lauréat dans les archives des actualités, ainsi que le mot du jury par Corinne Charbonnel, astrophysicienne et professeure au Département d’Astronomie de l’Université de Genève. Groupe de recherche: Etoiles, formation et évolution.
Webstory
10.11.2022
Félicitations à Charles Watts, sélectionné par le Jury pour le Coup de coeur de l'Observatoire (partenaire du concours d'écriture 2022), pour Les larmes de Saint-George.
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