Créé le: 22.04.2023
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Les deux fourchettes
Ayant choisi le thème de la vigne, j'ai développé et agrandi la sphère du vin jusqu'au monde de la gastronomie.
J'ai essayé de décrire de l'intérieur les affres des candidats à des lauriers gros prometteurs de gloire et de fortune.
Il ne me reste plus qu'à dire : bon appétit !
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Les deux fourchettes.
Courant janvier, une lettre parvint sur la table du chef, dans sa cuisine, plus précisément dans le petit coin fermé et vitré, tout équipé comme une somptueuse cuisine d’appartement, là où il mettait au point ou expérimentait ses nouvelles recettes.
C’est là que ses précédents et savoureux plats avaient été concoctés jusqu’à ce qu’il reçoive enfin un jour l’aval de la profession par l’intermédiaire d’une récompense : la fourchette du guide Gros et Mollo.
Au mur de ce laboratoire, une grande illustration en couleurs sous verre: le dessin magnifique d’une partie de vigne, léguée par son grand-père qui lui avait communiqué ce goût immodéré de la bonne cuisine. Un rameau avec quelques jolies feuilles, et une grosse grappe qui faisait envie d’y croquer à belles dents.
Ce qu’il n’avait jamais pu comprendre, c’était le nom du cépage inscrit sous ce croquis si précis et si parfait : Garignane ! Il avait consulté plusieurs de ses fournisseurs en grands vins, cherché sur les dictionnaires, fait une incursion sur Internet, on ne trouvait ce mot de Garignane qu’aux USA… Encore un coup de Trump, pensa t-il en riant !
Après de longues soirées de dégustations de crus divers passées avec des amis et des collègues sous cette gravure, ils en étaient venus à décider qu’il s’agissait en fait du bon vieux Carignan, et ils avaient trinqué à de nombreuses reprises à la mémoire du grand-père.
Quand il arriva ce lundi matin dans ce qu’il nommait avec un sourire son « cagibi », il n’avait aucun problème, son restaurant recevait du monde, et même du beau monde, tout marchait pour le mieux, il avait avec et derrière lui une excellente brigade, un second de cuisine performant et une épouse compréhensive.
S’il n’y avait eu ce maudit courrier, tout aurait donc pu être parfait jusque ad vitam æternam, comme disait son cousin le curé en finissant la bouteille de vin de messe, oui, on était amateurs de bonnes choses dans la famille !
Il ne vit l’enveloppe que bien plus tard, en venant prendre sur la table une boite d’allumettes afin de flamber quelque préparation innovante. Il mit le feu au nuage de cognac et termina sa sauce avant d’entreprendre l’ouverture du courrier. Aussitôt qu’il lut le nom de l’expéditeur sur un papier luxueux, il eut un coup au cœur et dut prendre quelques secondes pour déplier la lettre et commencer à la lire…
L’entête était celle du célèbre guide gastronomique Gros et Mollo, celui-là même à qui il devait sa première fourchette, et le texte un peu brouillé à ses yeux était signé du directeur du guide en personne.
L’écrit, en gros, lui annonçait le début de la « campagne » d’inspections pour l’obtention des deux fourchettes, ceci à partir du mois prochain, et le directeur se félicitait de compter le chef parmi ses membres du guide et espérait le voir récompensé une fois de plus, pour la deuxième étape d’une grande carrière.
Le chef, qui n’avait jamais vraiment pensé qu’il lui était possible d’accéder à ce niveau, en fut pour le coup tout remué et il en rata sa mayonnaise comme un tout nouveau promu de C.A.P. de cuisine.
À partir de ce moment-là, hélas, toute son énergie, toutes ses pensées, tous ses actes furent orientés vers ce nouveau but qui lui changerait énormément la vie.
Comme une considérable quantité de fêlés de la casserole, de malades du fouet, de fanatiques des petites herbes ramassées le matin entre quatre et cinq heures les jours de pleine lune, de fous des vieux légumes nains achetés à prix d’or à des producteurs jalousement gardés secrets, le chef entra dans ce cercle vicieux de la recherche de nouvelles molécules, de goûts inconnus, de textures étonnantes, de compositions invraisemblables.
Car dans toutes les cuisines de tous les restaurants gastronomiques, une des passions dévorantes (cela va sans dire) de quelques artistes incompris amoureux fous des épices et des légumes anciens les pousse inconsidérément à trouver encore et toujours des mélanges audacieux et des textures téméraires, pour briller davantage encore dans le petit monde déjà étincelant des chefs…
Et une fois par an, dans ces pauvres royaumes de la nourriture haut-de-gamme qui ne demandaient rien à personne, c’est la panique collective, l’anxiété folle, le grand chambardement, l’angoisse sourde et l’alarme générale chez les artistes de la gourmandise de haute volée.
On tremble lamentablement autour des pianos, on a des coliques abominables au-dessus des mandolines, on transpire abondamment du côté des courgettes violon, on pleure convulsivement en épluchant les oignons grelots, on stresse douloureusement à côté des tambours des essoreuses à salade, on s’alarme beaucoup en recomptant les flûtes, on s’embrouille fortement en fignolant les cornets au jambon, on frissonne fiévreusement en triant les trompettes des morts, on geint pitoyablement en écossant les flageolets, on frôle la consternation en essuyant la batterie de cuisine.
La brigade entière, qui devrait orchestrer ce repas de sa façon habituellement si remarquable, est tendue comme un fil à couper le beurre, émue comme une jouvencelle, chamboulée comme une poule qui trouve une pince à escargots, pas à prendre avec des pincettes à cornichons…
La raison de tout ce remue-ménage, c’est que le chef attend incessamment la visite inopinée de l’inspecteur forcément chafouin du fameux guide des vrais gourmets, qui pourra ou non lui remettre l’emblème tant envié de la réussite gourmande, le symbole tant espéré de la victoire sybarite, l’image même du triomphe gastronomique, symbolisés par les deux fourchettes du Gros et Mollo, fabuleuse récompense d’une carrière dont rêve chaque nuit tout cuisinier digne de ce nom, qui a élevé peu à peu sa pratique au niveau d’un art apprécié des seuls vrais connaisseurs, par ailleurs fortement fortunés…
S’il ne les obtient pas, ces deux fourchettes, ce sera pour lui un déshonneur éternel, une opprobre sans fin, une indignité sans nom, une ignominie interminable, la honte à perpétuité, il n’ira plus qu’en rasant les murs, ne se regardera plus jamais dans un miroir, ne lèvera plus les yeux sur quiconque.
Si on les lui accorde, en revanche, c’est la gloire assurée, les lauriers indubitables, le prestige établi, la notoriété irrécusable, la célébrité avérée, le renom garanti sur facture, des émissions télévisées, des espérances énormes de fortune en marche.
Depuis un bon mois déjà le pauvre chef dépérit, il sèche de l’intérieur comme une noix hors d’âge, il flotte dans sa belle veste blanche comme un haricot sec dans sa cosse, il s’étiole, il devient transparent à force de trop de pâleur.
Lui qui était tellement gourmand il y a encore quelques mois, il ne mange plus vraiment, il grappille, il émiette, il picore…
Lui qui aimait tant le bon vin, il y a de cela quelque temps, il ne boit plus vraiment, il goûte à peine, il mouille un peu la langue, il têtouille…
Lui qui avait un vrai sommeil de plomb, il n’y a pas trois semaines, il ne dort plus vraiment, il s’assoupit, il somnole, il s’éteint…
C’est qu’il sait pertinemment, pour avoir circonvenu financièrement et abondamment un obscur employé du guide Gros et Mollo, que la visite des inspecteurs est pour aujourd’hui…
…et aujourd’hui, il ne se sent pas bien, il est vraiment très mal, pour ne pas dire au bord du gouffre !
Pour l’occasion, des ordres très stricts, très clairs, ont été donnés à tous sur un ton solennel et avec une certaine componction par le directeur de la restauration en personne, revenu spécialement pour cela tout bronzé d’un voyage professionnel aux Maldives.
Ils concernent tout l’éventail du personnel, du premier des premiers maîtres d’hôtel au dernier des plongeurs, celui des marmites, en passant surtout par les principaux concernés, les cuisiniers : du tact, de la mesure, de la qualité, de la courtoisie, du professionnalisme, du sourire, de l’accueil, du talent, du soin, en résumé : de la classe, pas le moindre pet de travers !
Il y va de la réputation pratiquement mondiale de toute la maison.
Midi. Un couple un peu banal pour le style de l’établissement s’installe. Jeunes, à l’aise, le sourire. Lui, en jeans et tee-shirt sport, elle en bermuda et chemisette.
Ils commandent des plats différents, ne boivent que de l’eau et s’entregoûtent les mets à petites fourchettées gourmandes.
Mis en éveil, le chef de rang, un vieux de la vieille qui a perçu le manège dès le service de la mise en bouche alerte aussitôt la cuisine à grands roulements de grosse caisse…
Ce sont eux, aucun doute !
Le chef, pâlichon, se demande pour la millionième fois pourquoi il a choisi ce putain de métier et essaie en vain de garder l’esprit clair.
À une autre table, un trio de dames surmaquillées a posé en évidence un guide Michelin près d’une assiette.
La cinquantaine grisonnante et un tantinet bleutée par reflets. L’œil partout…
Elles se font expliquer très longuement par un maître d’hôtel halluciné et fortement mal à l’aise les compositions exactes des diverses propositions de la carte, à grands renforts presque exagérés de battements de paupières, de questions absurdes et de réflexions qui ne le sont pas moins.
Le maître d’hôtel, catastrophé mais sûr de lui, annonce la triplette à la cuisine à grand fracas de trompette de cavalerie…
Ce sont elles, il en est certain !
Le chef, pâlot, est en train de se dire que deux tables à soigner, c’est vraiment pire que la galère, qu’il aurait été quand même moins idiot d’ouvrir une épicerie de nuit.
Dans un coin opposé, deux couples d’âge mûr et relativement distingués choisissent soigneusement les vins et mettent le pauvre sommelier à l’épreuve tout en dialoguant complaisamment entre eux et à haute voix sur de précédentes expériences gastronomiques apparemment aussi nombreuses que variées.
Le sommelier, perturbé par tant de savoir, persuadé que ce sont eux, dénonce les clients à la cuisine avec un vacarme de clairon et de cors de chasse…
Ces quatre là en sont, il en mettrait son limonadier au feu !
Le chef est maintenant blême, trois tables, c’est quasiment Mission Impossible, il ne peut pas veiller à tout, pourquoi ne va t-il pas de ce pas ouvrir une paillote en Corse ou un camion à frites sur une plage de Belgique ?
La brigade au complet est sur le qui-vive, sous tension, le chef est livide, presque vert, il travaille au radar, il est comme dans un brouillard qui lui trouble la vue.
C’est pire qu’un champ de bataille, cette foutue cuisine. De la casserole abandonnée partout, du fouet en pagaille, des poêles empilées, du torchon et de la toque volant dans tous les coins !
On surveille avec inquiétude la moindre surcuisson d’un dixième de degré.
On traque à la loupe la plus petite tache de sauce à la truffe sur la mirifique assiette.
On guette en groupe le plus minuscule déplacement d’un brin de ciboulette savamment noué posé en garniture.
On soutient par la pensée le chef qui dispense d’un doigt inquiet et un tantinet tremblotant la dernière pincée de poussière exotique en guise de signature magistrale.
Cette cuisine est devenue la Cathédrale du Bien-Manger et le rituel des gestes des sous-chefs et des commis s’accomplit sans une anicroche et sans un mot de trop, une sorte de messe hérétique avec comme seule musique le bruit des poêles et des casseroles.
Et puis, soudain, à peine la dernière assiette du dernier dessert enlevée, on revit enfin, dans cette atmosphère surchauffée et humide, dans cette ambiance oppressante comme celle d’un film de Hitchcock.
On reprend pied, on ose parler, on respire doucement, on rit un peu, on a pris dix ans.
Le chef va presque en titubant jusqu’aux toilettes pour se redonner un coup de jeune.
Il en profite pour se changer, sa veste est à tordre, son tablier dans un état innommable. Lui même, pour un peu, il se viderait avec l’eau du lavabo !
Le voici maintenant pour ainsi dire impeccable, si jamais on le demande en salle…
Et justement, on le prie de monter.
Le personnel de service a les yeux au ras des chaussures, pas un d’entre eux ne veut ou ne peut ou n’ose croiser le regard implorant du cuisinier anxieux. Il comprend très vite pourquoi.
On lui désigne une table d’angle où est assise confortablement une mamie passe-partout et presque insignifiante à cheveux roses, tailleur façon Chenil et grand sac fourre-tout bleu marine d’où elle sort un porte-cartes.
Elle prie gentiment le chef de s’asseoir et lui présente du geste auguste du semeur de semonces sa carte d’inspecteur du guide Gros et Mollo.
Il se sent d’un coup défaillir, il a l’impression de manquer d’air, il sent tout son sang s’évaporer, il voudrait que brusquement le sol s’ouvre sous son siège et qu’il y tombe très loin et que ça se referme très vite et qu’on l’oublie longtemps, longtemps, toujours.
Il va s’en aller, c’est sûr, demain il divorce, il quitte le pays, c’est décidé, il va s’engager dans la légion ou bien partir élever des bisons dans un coin secret du Canada, ou alors faire le pizzaïolo à Capri.
La mamie ouvre la bouche et lui crie :
— Lève-toi, chéri, c’est l’heure, tu m’as demandé de te réveiller tôt, c’est aujourd’hui que tu as la visite de l’inspecteur Gros et Mollo !
— Merde !, se dit le chef malpoli et embrumé, encore ce cauchemar, ça n’en finira donc jamais…
Il voudrait mourir là, tout de suite, maintenant, dans son lit…
Quoi qu’il en soit, dans toutes les cuisines de tous les restaurants gastronomiques qui ne demandaient rien à personne, c’est l’alarme générale chez les artistes de la gourmandise de haute volée.
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Webstory
02.08.2023
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