Créé le: 07.08.2023
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Les cyanées de Lamarck

NouvelleMémoires 2023

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© 2023-2025 Patrick Bono

Difficile de faire l’économie d’un thème. On ne vit pas que d’amour et d’eau fraîche.
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         Ce matin en mourant sur une plage de la Frise orientale les vagues abandonnent des méduses à l’ombrelle bleu myrtille dans l’écume de l’Atlantique nord. Attirés par ce spectacle deux promeneurs affrontent les bourrasques du nord-ouest. Tantôt un bâtiment leur offre un semblant de calme. Déjà des couples approchent au rythme de leurs bâtons de marche. Une femme brandit une boîte de Petit-Beurre. Un jeune homme déguste un biscuit. Le signal du départ.

 

         Au hasard de voies secondaires Wil longe des polders, traverse des campagnes où galopent des chevaux, suit des cours d’eau à flanc de vallées au volant de son automobile. Quand il rejoint la plaine, il s’engage sur une autoroute, mêlé aux caravanes de transports routiers. Souvent, les camions roulent au pas. Ou ils n’avancent pas. Sur leurs flancs, la plupart des marques se relisent à l’infini. Croisés, dépassés, ce sont toujours les mêmes. Au rythme des travaux et des ralentissements l’impression domine qu’ils ne sortent jamais du même peloton, liés aux injonctions de leurs superviseurs, aux exigences des clients.

Devant cela accélère un peu. Court répit, un convoi de camping-cars ralentit à l’approche d’une aire de repos. Sur le parking, des hommes en salopette désossent des latrines. La poussière des marteaux-piqueur est ventilée par les rotors d’hélicoptères militaires en stand-by dans un champ voisin. Des touristes savourent leurs sandwiches dans ce décor. Assise à l’arrière, Meret, fille de Wil, dévore des livres.
— On arrive bientôt ?
Une troisième voie s’annonce. Un motocycliste passe à plus de deux cents kilomètres-heure. Peu après, des panneaux préviennent de l’existence d’un secteur de chaussée dégradée, vitesse limitée à 80 km/h. Comment le motard aura-t-il pu garder son cap ?  Cette fumée noire, là-bas, au pied d’un arbre ? Les cartes postales ne montrent pas cela. Les heures s’écoulent, lentement.

 

Début de soirée, aux portes de Bonn, Wil a l’impression de conduire un caillou jeté dans l’eau calme. Autour du point d’impact des cercles se dessinent et s’en écartent en vaguelettes qui mettent en mouvement tout ce qui flotte. D’interdictions absconses en déviations tous azimuts, le système de navigation s’affole. Enfoncé dans son siège, lui qui se voyait déjà, triomphant, débouler sur le parking d’une auberge au centre-ville, parvient trois kilomètres plus loin à une impasse. Epuisé, découragé, il sort du véhicule. Quelques arbres, un taxi, vide, personne, un immeuble domine la scène.

C’est un hôtel. Ils s’y précipitent, prennent une chambre. Meret, onze ans, intriguée par des montages photographiques d’hommes en noir et blanc reproduits sur les parois des couloirs, interroge son père. Il ne dit rien de Genscher, sinon qu’il avait exercé la fonction de chancelier de l’Allemagne d’après-guerre, alors dite de l’Ouest.
— Chancelier ?
— Dirigeant, chef.
— Président ?
— Oui mais non. Dans cet Etat, la fonction de président est, disons, honorifique. Le chancelier dirige et représente le pays.
— Honorifique ?
— C’est comme un cadeau en remerciement de services rendus à une personne mais…
— C’est pas clair, ton truc.
— Brandt avait été un opposant au nazisme.
Elle baisse la tête, fait signe qu’elle écoute.
— En 1969, il a accédé à la tête du pays. Mais sa carrière a été interrompue, brusquement. Son secrétaire était un espion de l’Allemagne de l’Est. Il s’appelait Guillaume…
— Ensuite ?
Le visage du père s’éclaire et ses propos se bousculent.
— Helmut Schmidt incarnait tant de choses : éloquence, culture, tabagie spectaculaire au sens propre du terme, de soldat adolescent dans l’armée, à son amitié avec l’ancien président français Giscard d’Estaing, et force de travail au quotidien « Die Zeit », à Hambourg, jusqu’à son dernier souffle.
— Tu l’aimes lui !
— Tu crois ça ?
— Tu en dis plus de lui que d’autres.
— J’appréciais son attitude, son assurance, sa façon de parler, c’est tout… Tiens, il était né la même année que mon père.
— Tu as l’air triste.
Une légère hésitation. Meret serre la main gauche de son père entre les deux siennes.
— Et le dernier ?
— Après sa carrière politique, si ma mémoire est bonne, il faisait dans le gaz, à Moscou. Attends, un grand type, je ne sais plus.Ils mangent au bar, ils parlent de tout et de rien, de rien du tout, et de leurs plats respectifs. Plus tard ils nagent dans la piscine de l’hôtel. D’autres clients, dérangés dans leur hébétude, l’air renfrogné sous leurs bonnets de bain, n’en font qu’à leur tête. Les longueurs succèdent aux longueurs, les plus âgés au rythme lent des battements de pieds, comme dictés par leurs audioprothèses. L’un d’entre eux, par une indifférence crasse ou tout simplement perdu dans le reliquat de ses pensées, évolue en cercles concentriques. Rien qui ne puisse incommoder Meret. Elle s’approprie un couloir le long d’une paroi, aligne les aller-retours. Des nageurs changent de cap. D’autres ne font que suivre la direction impulsée par des collisions involontaires. Wil nage en apnée. Meret le chevauche.  Elle appelle ça : « jouer au taxi ». Quand Wil, à bout de souffle, éjecte sa passagère, elle fait la planche. Ils rient, s’éclaboussent. En sortant du vestiaire, Wil, appelle sa fille, en vain. Il marche vers le vestiaire des dames, toujours rien, continue ses recherches en hurlant devant chaque porte, au risque de subir les avanies de naturistes troublés dans leurs vapeurs. Dix minutes plus tard, il retrouve Meret à l’endroit précis où ils s’étaient quittés. Elle contemple le sol.
— J’étais aux toilettes.
Wil garde un air détaché pour ne pas l’accabler de ses propres angoisses. Mais il ne peut éviter une dose de cynisme.
— Aucun problème, je me demandais juste où tu avais disparu dans ce dédale. Avec tous ces gens qui traînent, l’air bizarre, dans les volutes…
— C’est quoi : dédale ?
— Un labyrinthe.
Elle le regarde, légèrement agacée.
— Une succession et un mélange de pièces, d’escaliers, de couloirs, de lieux où il est difficile de ne pas se perdre. Dédale, dans la mythologie grecque, était un architecte…
Meret s’éloigne. Quand son père la rejoint, elle dit :
— En fait c’est comme ces jeux dans les journaux, ou ces parcours sans fin entre des arbustes.
— Oui.
— Mais, là, je, ne, jouais, pas, j’étais aux, toilettes !
— Moi, non, plus, je, ne, jouais, pas, ma, fille, Meret.
Dans l’ascenseur, Wil pense à Nougaro : « Je ne veux plus cracher dans la gueule à papa, je voudrais savoir si l’homme a raison ou pas ». Le père, perdu dans ses souvenirs de « Paris Mai », la fille, l’air apaisé des enfants heureux de l’instant présent, passent devant les chanceliers, sans les voir. Ils regagnent leurs lits.

Loin dans la nuit, Wil sursaute. Agenouillée sur le sol Meret lui secoue la main gauche. Elle geint.
— Papa, papa, j’ai mal.
— Quelle heure c’est ?
— Cinq heures, j’ai très mal à la tête. Papa !
La conscience encore solidement amarrée à un demi-sommeil, il songe à l’antique formule du triangle magique. Comme si elle lisait dans ses pensées, le regard sévère de Meret l’informe qu’un ABRACADABRA ne devrait pas suffire.
— Je vais vite chercher les médicaments dans l’auto.
Il se lève d’un coup de rein, façon gymnaste, s’habille en quelques gestes.
—Tu n’ouvres à personne. En cas de problème, tu m’appelles. Si je ne réponds pas, appelles la réception.
— Je sais, papa !
La porte claque dans un déclic feutré. Les ascenseurs, le sous-sol, l’espace sport et santé où un homme, bâti comme un Grec ancien, pratique des exercices isométriques. Enfin le garage, la voiture. Il s’empare de la trousse à pharmacie, court vers les ascenseurs, note au passage que l’avatar d’Héraclès a disparu. Il remonte. Réception, il attend une cabine, monte, sort au sixième étage, rejoint sa chambre, appuie sur la poignée.
— C’est moi !
Il se précipite, Meret n’est ni dans son lit, ni ailleurs. Il crie.
— Meereet !
L’angoisse le gagne. Il trépigne, sort de la chambre, court dans les couloirs : « Meereet, Meret, Mereet » ! Des portes s’entrouvrent, des têtes guignent. Certaines personnes le prient en hurlant de cesser de crier. Il est trop préoccupé pour s’en amuser, appelle la réception. Il suffoque.
— Monsieur Martin, que puis-je faire pour vous ?
Il tremble.
— Ma fille a disparu, elle a des maux de tête, bloquez les issues, appelez la police !
— Respirez Monsieur Martin, gardez votre calme, je vous envoie Aristide Foskides, notre détective.

Aristide, un Grec ! Le gymnaste noctambule ? C’est comme ça qu’il assure notre sécurité ? Les idées se bousculent dans la tête de Wil. On frappe à la porte, Foskides s’annonce, Wil décrète qu’il ne pourra pas lui faire confiance, mais il n’a pas d’autre solution pour l’instant, manque de trébucher contre un meuble, ouvre. L’homme qui lui fait face ne ressemble en rien à l’athlète du sous-sol. Taille moyenne, filiforme, l’air perdu dans un costume bleu-ciel. Wil lui offre de s’asseoir là où il veut. Docile, Foskides s’assied sur l’unique fauteuil à disposition. Wil le toise. Des bouffées délirantes le gagnent. Il se croit place Syntagma, à Athènes, devant le portrait géant d’un evzone enveloppé dans les plis du drapeau hellène, s’assied sur un lit, se relève, esquisse quelques pas, cligne des yeux sous l’effet d’un éclair cérébral, tente de résister au tourbillon qui l’emporte on ne sait où, en vain. Juste avant de perdre connaissance, il a une pensée pour sa fille. Et il s’écroule aux pieds de Foskides. Le détective se penche vers le corps de Wil, le palpe à quelques endroits-clés, lève les bras au ciel. Un juron lui échappe.

 

Ce n’est pas une simple averse. Il pleut des feuilles mortes. Elles en recouvrent d’autres. Cela n’a rien de poétique. Ou alors au-delà de la mélancolie, dans un vide sidéral où les étoiles auraient cessé de briller depuis des milliers d’années-lumière. Maintenant, le brouillard masque la vue sur un lac de montagne. Une cloche annonce une cérémonie funèbre. Un clapotis dans la boue, des promeneurs, deux femmes et un homme, Wil les regarde passer. Eros et Psyché lui jettent un regard en biais. Leur compagne titube. Avaient-ils prévu une pause sur l’unique banc public des environs ? Ils auraient pu attendre, lui parler. Certains craignent de déranger autrui par crainte d’être redevable. Ou tiennent-il à leur anonymat, protéger leurs amours, préserver les mythes ? Ceux-ci font grise mine en s’éloignant entre deux haies de cyprès.

A ce moment le soleil perce la brume. D’autres cloches sonnent, les feuilles reprennent leurs bruissements. Une brise se lève. La lumière faiblit. Les oiseaux modèrent leurs chants. Ils donnent l’impression de poser des questions et d’y répondre à la fois. L’horizon est à quatre-vingts mètres. Wil cherche à suivre un papillon des yeux. Celui-ci passe dans un buisson d’orties, il croit le reconnaître. Il marmonne : « Je l’ai déjà vu, ici même ! » Le silence revient, à peine troublé par les oiseaux et les feuilles mortes. Un homme de très haute taille passe à grandes foulées, le regard fixe, sans mot dire. Sans prêter attention non plus aux anges qui veillent sur lui. Wil s’écrie :
— Héracles !

 

         C’est la première fois que l’infirmière de garde de nuit aux urgences de la Clinique von Wartburg entend le son de la voix du patient. Il est agité, mais semble reprendre conscience.
— Monsieur Martin, ça va ?
Les yeux à peine entrouverts il répond

—Très bien. Où suis-je, où est ma fille ?

— Ici, papa. Je vais bien. Merci pour les médicaments ! Je voulais juste te rejoindre au garage, prendre un livre. On s’est croisés, chacun dans son dédale. Elle sourit, l’infirmière intervient.
— En état de panique extrême vous avez fait une syncope vasovagale. Selon M. Foskides, en chutant, vous avez heurté le sol de la tête. Vous avez été hospitalisé pour examens.
Elle se tourne vers Meret et ajoute, un curieux sourire aux lèvres :
— Chez ton père, on peut d’emblée écarter une grossesse extra-utérine. On effectue les examens nécessaires, si toute pathologie aigüe est exclue, il sortira aujourd’hui encore.

 

         Ce soir, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, en mourant sur les rives du Rhin, les remous des chalands abandonnent des déchets sur la mémoire des saumons disparus de ses eaux. Indifférents, deux promeneurs goûtent une saucisse. Un banc leur offre le spectacle des rayons du soleil couchant. Des couples approchent au rythme de leurs bâtons de marche. Une femme agite une bouteille vide, un homme approche. Le moment de retourner à la vigne.

 

Fin

Commentaires (2)

Webstory
07.08.2023

Bienvenu à Patrick Bono dans la communauté d'écriture Webstory.

Po

Patrick Bono
07.08.2023

Merci de votre accueil bienveillant.

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