Créé le: 21.02.2019
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Les Champs-Elysées

Nouvelle

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© 2019-2024 Kurt Fidlers

Le Chemin des Dames, 1917. Un poilu erre sur le champ de bataille, spectateur de la folie des hommes, spectateur de sa propre condition...
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Les tranchées, lacérées par un feu nourri d’obus, vibrèrent au son des impacts.

Cette terre, autrefois arable et verdoyante n’était plus. Le paysage, vallonné, ponctionné de liserés de forêts, avait été ce tableau d’impressionniste aux tons pastel, dont j’ai oublié jusqu’au nom. Le silence apaisant de la nature qui enveloppait tantôt ces magnifiques scènes s’était transformé en un vacarme monstrueux, incessant. L’œuvre du Grand Maître, redessiné par la folie des hommes, avait laissé place à un champ lunaire, sans reliefs, labouré par le pilonnage incessant de l’artillerie allemande.

Et pour chaque salve, le feu meurtrier emportait dans son sillage, une centaine d’hommes. Des enfants du pays. Certains trop jeunes, d’autres idéalisés par ce conflit, où se battre pour la liberté, relevait du devoir patriotique. De l’honneur.

Un bien grand mot en fait, car de l’honneur, une fois les pieds dans la boue, le froid lacérant votre corps meurtri, le regard empreint de rage et de violence, il n’en subsistait plus rien. En vérité, je vous le dis, il n’y avait aucune grandeur dans cette guerre. Et pour beaucoup d’entre nous, la seule victoire envisageable était celle que l’on gagnait sur soi-même, celle qui nous empêchait de sombrer dans la folie.

 

Et pour seul remède à cette maladie insidieuse existait l’amitié. Elle restait le seul exécutoire, dont nous, les poilus, tissions les liens indéfectibles. Bien sûr, nous devions vivre cet enfer avec la probabilité que ces attaches puissent se rompre à chaque moment, emportant dans nos souvenirs, ces moments de partages, de franche rigolade, mais aussi de pleurs.

 

Chaque vie qui se brisait, n’était que la conséquence fatale et inexorable de notre vie dans les tranchées. Vivre et mourir sous les yeux de ses camarades faisait partie du quotidien.

Et si la Mort devait venir, nous priions tous pour qu’elle vienne vite, et surtout, qu’elle ne nous laisse pas estropié sur le champ de bataille, à la merci des Bosch.

Mais moi, en cet instant, je n’entendais rien, ni l’appel de la folie, ni celui de la peur, perdu que j’étais dans la contemplation de ma rêverie.

Mon regard allait machinalement de mes guêtres recouvertes de boue, à mes camarades qui se réfugiaient dans les trous béants, contre des couloirs affaissés, inconscient du chaos qui régnait autour de moi. Et étrangement, leurs regards empreints de peur ne me touchèrent pas.

Alors, tandis qu’une pluie de feu s’abattait à une cinquantaine de mètres de ma position, je fus tiré de ma rêverie, non pas par le sifflement caractéristique des obus allemands de 75 mm, mais par mon capitaine, dont les hurlements s’adressaient au petit groupe auprès duquel je me tenais. Tous les visages se tournèrent vers lui et semblèrent me transpercer.

Il y avait celui de Gaston, un épicier qui devait reprendre l’affaire familiale à Mâcon après tout ceci, il y avait Jacques, un jeune officier de Chalon-sur-Saône rétrogradé pour insubordination, Henri, le futur enseignant d’une école primaire de Cailly en Seine-Maritime, ou encore Pierre, un sous-lieutenant originaire de Palinges, aussi dépassé par tout ceci que les troupes dont il avait le commandement. Il y avait encore une dizaine d’autres poilus que je ne connaissais pas.

 

L’enfer ressurgit. Violent, brûlant tout sur son passage, implacable. Tellement réel. Instant figé dans le maintenant, dont les contours se muèrent en une pensée claire que mon esprit interpréta :

Qui étais-je, moi, dans cette tempête ?

Des corps aux membres arrachés volèrent dans les airs sur le rythme des détonations assourdissantes accompagné par un crescendo de gerbes de terre qui s’élevait tels des geysers terrifiants.

Le corps d’un poilu, constellé par des éclats d’obus, vint s’écraser contre le talus juste derrière moi. Il était méconnaissable, figé dans une position incongrue. Une nouvelle salve le recouvrit d’un linceul boueux.

L’odeur suffocante de poudre mélangée aux corps calcinés flottait dans l’air, embaumait les couloirs. Tous, nous nous accroupîmes d’un seul homme, le souffle court, haletant, attendant que l’orage passe. Une seconde d’inattention et c’en était fini de nous.

– Tenez la position, hurla Duvoisin par-dessus le vacarme assourdissant.

 

Charles Duvoisin était un jeune capitaine sans grande envergure, parachuté en enfer par les grâces de sa famille, bien positionnée dans l’échelon militaire. En sa condition de bien-né, il estimait légitime de garder une certaine distance avec ses hommes, attitude qu’il adoptait dans n’importe quelles circonstances, même pendant les veillées, au silence des canons. Et quand les hostilités reprenaient, le sacrifice des cent quarante poilus sous son commandement n’allait pas lui infliger un cas de conscience morale, du moins, c’était l’impression qu’il nous donnait.

De l’avis de tous, il n’était pas très apprécié au sein de la compagnie. Et même maintenant, alors que le pilonnage continuait sans interruption, son maintien, sa manière de s’exprimer, le faisaient ressembler à un petit bourgeois arriviste et orgueilleux.

La tranchée courrait sur une trentaine de mètres, puis exécutait un coude sur la droite. Nous étions tous agglutinés au bord des tranchées, les pieds immergés dans la boue, les fusils prêts à faire feu. Le tir d’artillerie s’était arrêté à une quarantaine de mètres de notre position, tandis que les salves se firent plus irrégulières.

 

Les hostilités cessèrent, et avec elles, le vent de colère qui grondait dans les rangs des poilus allait reprendre, ça, j’en étais persuadé. C’était inéluctable.

Deux semaines plus tôt, le ton était monté entre Jacques, le revendicateur, Henri, le capitaine Duvoisin et moi-même. L’offensive du général Miéville, au lendemain du 16 avril 1917, s’était soldée par un échec cuisant, malgré ses promesses d’une victoire écrasante sur les allemands. Nous avions perdus 200’000 hommes et les résultats stratégiques n’étaient que minimes. Le moral des troupes était au plus bas, et je ne parle pas uniquement de ma compagnie. La mutinerie menaçait jusqu’aux lignes allemandes, s’insinuant tout au long du Chemin des Dames.

Les conditions misérables dans lesquelles nous nous battions pour la patrie étaient une offense au genre humain, à croire que les gradés, dans leur tour d’ivoire, nous estimaient justes bons à servir de chair à canon.

Les courriers de nos familles n’étaient plus affrétés, les vaines promesses de permissions fondaient comme la neige qui avait recouvert le front au matin du 16 avril, la salubrité déplorable au fond des tranchées, et les mesures de rétorsion de nos supérieurs étaient qualifiées par beaucoup d’entre nous d’abus de pouvoir.

Bref, le ton était monté plus que de raison.

 

Jacques, peu accoutumé aux notions diplomatiques, avait harangué Charles Duvoisin sur le rôle protecteur de la hiérarchie, et de la nécessité impérative d’accorder aux hommes des perms. Voyant le capitaine bouillonner, Henri s’était interposé pour ajouter une couche sur la notion de respect, d’humanisme, et de ne pas oublier pour qui nous nous battions ici.

Jamais, nous n’avions vu Charles Duvoisin devenir aussi blême de colère. Il avait fulminé et renvoyé manu militari les hommes dans leur trou à rat. Tels furent ses mots.

Mais contrairement à d’autres, Jacques et Henri n’étaient pas hommes à se laisser mener par un petit gradé qui se conduisait en pleutre devant sa hiérarchie et malmenait psychologiquement ses hommes. Les jours qui suivirent, les deux amis s’étaient arrangés pour rallier un grand nombre de poilus à leur cause.

Bientôt, comme un cri répondant à l’appel, toute une série de bataillon et de régiments firent front commun à cette injustice dont nous étions les victimes. La protestation s’éleva contre les gradés et leurs décisions.

Et moi, je me trouvais pris entre l’amitié que je portais à Henri et à Jacques, ainsi que la nécessité de faire mon devoir. Non que je fusse un fervent adepte de la langue râpeuse, mais j’estimais que malgré les conditions inacceptables, il était impossible de se soustraire à la guerre sur la base uniquement sur ce genre d’argumentaires. Certes, la guerre était une aberration en soi, mais rien n’aurait pu me contraindre d’abandonner mes compagnons à leur sort sous prétexte que mon bien-être importait plus que celui pour lequel je m’étais engagé.

 

Ils se tenaient là, en groupe, après que le feu adverse eut cessé, et faisaient mine de ne pas me voir. Ils connaissaient mon point de vue sur la question de leur révolte, mais je n’en étais pas moins sensible à leur cause, qui, par analogie, était aussi la mienne, je devais bien l’admettre.

 

Ils discutaient entre eux parfois de manière véhémente, mais sans jamais en venir aux mains. J’interpellais Jacques qui fit mine de ne pas m’entendre. Puis, j’appelais Henri qui détourna le regard tout en reprenant le cours de sa conversation.

La nuit déployait son cortège de pigments stellaires, et avec elle, un froid mordant à vous glacer les os. Les mines de mes camarades paraissaient tristes, l’heure n’était, à priori, pas à l’euphorie. Je ne comprenais pas leur morosité soudaine.

Un bidon évidé avait été rempli de bois et crépitait maintenant sous le ciel étoilé. Les hommes fumaient. Le sujet de conversation tourna une fois de plus autour des revendications qu’ils allaient transmettre les jours suivants à l’état-major, dans l’espoir que leur appel serait, cette fois, entendu. Dans le cas contraire, ils seraient prêts à entreprendre une forme de grève.

Rendez-vous compte. Une grève au milieu du champ de bataille. Un non-sens en quelque sorte.

Je me mis à arpenter le canal boueux, laissant momentanément derrière moi l’indifférence dont j’étais victime.

Les tranchées couraient sur de vastes kilomètres jusqu’aux lignes ennemies. J’aurais ainsi pu arpenter durant des heures les planches formant un passage au fond des tranchées, mais n’avait pas le cœur à parcourir toutes les compagnies.

Ma balade fut accompagnée par les récriminations d’autres unités dont je pouvais glaner les discussions au fil de mes pas. Le mal se faufilait partout, laissant son empreinte dans toutes les bouches, tous les cœurs.

Les couloirs s’enfonçaient plus loin, devenaient plus étroits, puis s’élargissaient légèrement, exécutaient une légère descente, encadrés par des murs de plus de deux mètres de part et d’autre.

 

Je ne savais pas de quel côté je me dirigeais, mes pensées emportant mes pas. Et après ce que je pris pour un moment dissociable de la réalité, je décidais de rebrousser chemin.

C’était pour le moins étrange. Généralement, lorsqu’un inconnu débarquait dans notre compagnie, nous l’interpellions pour savoir s’il était perdu. L’entraide était l’apanage des poilus.

Mais là, non. Je m’en fis la réflexion, mais celle-ci s’évanouit aussitôt alors que je captais une conversation sur le rapport que des hommes entretenaient avec leur supérieur, un certain colonel Larnier. L’un reprochait à celui-ci un refus de perm alors qu’il venait de passer les six derniers mois dans ce trou à rat, tandis que l’autre enchaînait sur la folie qui avait saisi André, un de leur camarade, à tenter de se tirer une balle dans le gras pour se faire évacuer du champ de bataille.

Je me détournais. Je n’avais surtout pas envie de partager leurs récriminations, j’en avais déjà suffisamment avec les membres de ma compagnie.

Je ne sais combien de temps il me fallu pour retrouver mes amis, mais les couloirs étaient un vrai labyrinthe où il était aisé de se perdre.

La nuit était maintenant avancée. Des hommes dormaient à même le sol, recouverts d’une simple couverture, les pieds dans une boue que le froid avait maintenant durci.

Des rats s’enfuyaient à mon approche.

Partout où mon regard portait, je ne voyais que la misère du monde.

Après d’interminables cheminements, j’arrivais au campement où je retrouvais Gaston, Henri, Pierre entourés par d’autres hommes discutant le bout de gras. Au fond des tranchées, d’autres hommes étaient affalés, emmitouflés sous leurs couvertures.

J’interpellais Gaston, le futur épicier, et lui demandait une cigarette.

 

Il ne me répondit pas. Je haussais les épaules en signe d’incompréhension.

Puis, je hélais Jacques.

Pas de réponse. Que se passait-il donc ?

Jamais je n’avais fait l’objet d’une telle ignorance. Je savais la plupart de mes compagnons sensibles à leur cause, mais je n’imaginais pas qu’ils puissent me rejeter simplement parce que je ne partageais pas leur idéologie. C’était d’une absurdité monumentale.

Je tentais vainement une nouvelle interpellation de Jacques.

Au comble de l’énervement, j’allais pour lui toucher le bras, quand soudain, mon geste ne rencontra que le vide.

Je restais interdit. A proximité de lui, je pouvais sentir sa présence, son odeur, sa présence, mais lui ne m’entendait pas.

A nouveau, je tentais de lui toucher l’avant-bras, mais une fois de plus, ma main retomba sans s’accrocher à quoi que ce soit.

Tout ceci commençait à m’effrayer, alors je m’écriais :

– Jacques, que se passe-t-il ?

Aucune réponse.

– Jacques ?

Silence parmi les hommes.

Le capitaine Charles Duvoisin se joignit au groupe le regard vide, affligé d’une profonde tristesse, qui pourtant, le rendait foncièrement humain en cet instant.

Il vint se placer à côté de Jacques, occultant ma présence.

– Alors ? demanda Gaston.

– C’est terminé.

Henri détourna le regard, tandis que Jacques émit un sanglot étranglé.

– Je suis désolé messieurs. C’était un homme brave, un valeureux guerrier.

Gaston tendit un verre au capitaine, puis leva le verre de gnôle qu’il tenait à la main, ses yeux étaient comme embués.

– Levons notre verre à notre ami, Jules, puisse-t-il reposer en paix et trouver le chemin qui mène aux Champs-Elysées.

Et tous burent de concert une rasade.

Je fus submergé par les paroles de Gaston.

Ils parlaient de moi.

La folie me saisit brusquement. Cela ne pouvait être.

Comment ?

Je retournais dans le trou d’où venait de sortir le capitaine. Eclairé par une faible torche, le corps, mon corps, meurtri par un éclat d’obus, reposait sur un plateau en bois soutenu par deux tréteaux.

Et tandis que je demeurais là, incapable de parler, une image me revint. Le corps méconnaissable, projeté ce matin contre le talus : c’était moi. Et j’étais mort.

Je suis mort.

Et là, subitement, sur le champ, à l’horizon, une lumière aveuglante apparaît. Elle est claire, chaude. Le champ de bataille n’est plus. Un tapis verdoyant parcourt toute la plaine, ponctionné ici et là de liserés de forêts denses. La chaleur étreint mon corps.

Je ne peux lutter contre l’envie de fouler cette magnifique plaine à la rencontre de la lumière, et de laisser derrière moi toute la folie des hommes.

Les Champs-Elysées m’ouvrent leurs portes.

 

FIN

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