L’histoire que vous allez lire est née de la fusion de souvenirs personnels, d’une affaire véridique qui s’est peu à peu transmuée en légende, et de pas mal de fantaisie. Elle est sinistre et optimiste à la fois, et vous donnera peut-être envie d’aller voir sur place. Ou pas.
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     Anne, assise à côté du chauffeur, son sac à dos à ses pieds, cherchait à se prémunir des secousses, tout en contemplant les traînées de pluie sale courir sur le pare-brise balayé sans relâche par les essuie-glaces du milkbus. La boue et les cailloux giclaient sous les pneus. La lumière était d’un gris-jaunâtre, on aurait dit que le monde entier se diluait, s’anéantissait dans ce déluge hostile qui semblait ne jamais devoir finir.

 

     Deux heures plus tôt, elle ignorait encore ce que pouvait être ce milkbus annoncé dans un anglais approximatif par la télégraphiste du petit bureau de poste islandais. Elle avait compris en découvrant le véhicule : c’était simplement un camion laitier, qui ramassait les bidons de lait déposés devant les fermes tout au long de la route — de la piste plutôt —, et les remplaçait par des bidons vides. Le chauffeur était jeune, costaud et taciturne, il avait accepté sans étonnement apparent son aide pour transborder les containers métalliques, comme une chose allant de soi. La tournée touchait désormais à sa fin.

 

— Nous allons rendre visite à l’ermite, annonça le chauffeur, cramponné des deux mains à son volant, scrutant les nids-de-poule qui parsemaient la mauvaise route de terre battue et de gravier.

Elle le dévisagea, interrogatrice.

— Un ami à moi. Il vit dans une cabane, un peu à l’écart de la route.

Un peu plus tard, le camion s’arrêtait auprès d’un abri de planches recouvert de plaques goudronnées qui venait de surgir du néant au travers des rideaux de pluie, perdu dans les rocs et l’herbe rase.

 

     Descendu du véhicule, courbé en deux par les rafales, l’homme se cogna au panneau de bois sommaire et cria quelque chose en islandais. L’averse froide, drossée par un vent hargneux, les transperçait. La porte finit par s’entrebâiller, et une silhouette un peu voûtée, en pantalon de travail et gros chandail islandais, s’y encadra. Le visage, émacié, était raviné par les rides, les cheveux tombaient en désordre sur le front buriné, la barbe était longue, grisonnante et hirsute ; pourtant un point de clarté inattendue, presque irréelle, animait les yeux bleus glacier. Ils entrèrent, baissant la tête pour ne pas heurter le linteau.

 

     L’intérieur paraissait pour le moins modeste, mais propre et sec. Le sol était en planches non dégrossies. Une table nue, portant une lampe à pétrole éteinte et une bible, un banc, une cuisinière à bois d’un modèle ancien (quel bois, se demanda-t-elle ? du bois flotté, peut-être…), un poêle dans un coin, un sommier équipé d’un matelas de mousse, d’un drap usé et d’une couverture de laine. Au fond, une sorte de vaisselier démantibulé, qui faisait office de placard, des étagères. Les parois étaient tapissées d’images pieuses, parfois légendées en danois ou en islandais ; un crucifix était planté au-dessus de l’unique porte. Ça sentait le poisson et un peu la fumée. Par le carreau exigu, on voyait la pluie tomber incessamment, en rangs serrés, sur les herbages, les bouleaux nains malingres et la maussaderie du fjord, au loin ; et encore des filets de pêche qui s’égouttaient, tendus sur des perches. Une barque aussi, qui avait connu des jours meilleurs, retournée sur des madriers, pour la protéger de l’eau du ciel.

 

     L’ermite, d’un geste sobre, les encouragea à prendre place sur le banc. Il connaissait manifestement son visiteur, et ne semblait pas étonné non plus par la présence d’Anne, accueillie, ici encore, sans questions inutiles. Tandis qu’il versait un liquide brunâtre dans les tasses de faïence un peu ébréchées, il échangeait des phrases brèves avec le chauffeur du milkbus. Anne, sans chercher à comprendre le sens de la conversation, regardait autour d’elle. Ses cheveux étaient trempés, tout comme son blouson et son jeans, et le cuir de ses chaussures ; et ainsi l’était l’écharpe de soie grenat qui ornait originellement son cou.

 

     Le café était médiocre, mais réchauffait le corps. Les deux Islandais échangeaient de rares paroles, coupées d’interruptions méditatives, ou de temps à autre d’une interjection gutturale. Anne observait le vieil homme à la dérobée. Son visage était austère et comme résigné ; il ne souriait pas, n’élevait pas non plus la voix. Il avait pris possession de la seule chaise visible dans la cahute, et parlait lentement, d’une voix monocorde et profonde, les coudes posés sur la table de bois brut. Un quart d’heure, une demi-heure peut-être s’écoula ainsi, au rythme irrégulier des phrases laconiques.

 

     Enfin le chauffeur jeta un coup d’œil par le carreau où la pluie rageait toujours, sortit de la poche de son ciré une flasque d’alcool et l’offrit à l’ermite, qui le remercia d’un signe de tête. Puis il se leva et adressa un mouvement du menton à la jeune fille, muette dans son coin.

Elle se leva à son tour et lui dit, en anglais :

— Si ça ne vous fait rien, je voudrais rester un peu avec lui. Je vous remercie de m’avoir emmenée.

Il ne manifesta aucune surprise, grogna quelque chose et l’aida à débarquer son sac à dos de la cabine du camion. L’ermite les considérait en silence, impassible.

Le véhicule regagnait en cahotant la piste principale. La jeune fille retourna au chauffeur le signe d’adieu qu’il lui adressait de la main, par la portière, puis elle rentra au sec dans la cabane, dont elle repoussa soigneusement la porte.

 

     Ils restèrent un moment sans parler, tous deux, l’ermite et la jeune fille.

— Je viens de France, finit-elle par dire. Vous comprenez l’anglais ?

Il gardait les yeux baissés. Quand il parla, ce fut sans la regarder, de sa voix basse et sourde, aux accents insolites.

— Je sais que vous venez de France. Je l’ai vu à votre sac à dos. Oui, je comprends l’anglais.

— Ce n’est pas le temps idéal pour visiter le Snæfellsnes.

Il opina.

— C’est un sombre jour. Et le glacier n’existe plus. Il a fondu.

Après un temps, il ajouta :

— Réchauffement climatique, comme ils disent. Le climat varie. La glace fond, l’homme disparaît. Dieu reste. Vous êtes française, vous cherchiez Jules Verne ?

C’était vrai, Jules Verne avait situé ici le début de son Voyage au centre de la terre… Pierre Loti aussi avait parlé de l’Islande : — Des pierres, rien que des pierres. Un triste pays, va Gaud, je t’assure…

— Je m’appelle Anne.

— Comme la mère de la Vierge Marie.

Elle sourit :

— Si vous voulez.

— Hannah signifiait « la grâce » en hébreu.

Elle ne souriait plus, et le contemplait plus attentivement à présent.

— L’Islande n’est pas un pays facile.

— Rien n’est facile, dit le vieil homme. Nulle part.

Elle avait jeté un coup d’œil autour d’elle, et même sous la table.

— Vous n’avez pas de chien ?

— Les hommes ne sont-ils pas des chiens ?

— Avant d’échouer ici, j’ai vu un panneau touristique, en trois langues, au bord de la route.

— Vous avez vu l’endroit où a été exécuté Axlar-Björn, il y a bien longtemps. Plus de quatre cents ans.

 

     Il parut indécis un instant, puis, ayant pris une profonde inspiration, il résuma, toujours de la même voix sans relief, et en choisissant soigneusement ses mots :

— C’était un bandit, un monstre. Axlar-Björn signifie « Björn de la ferme d’Öxl », et Björn, dans notre langue, c’est l’ours. Il tuait à coups de hache les gens auxquels il faisait mine d’accorder l’hospitalité, puis il jetait les corps dans un petit étang proche et s’appropriait leurs biens.

— Il a fini par être pris…

— Et il a connu une mort atroce. On lui a brisé les membres à coups de masse, puis on l’a décapité, découpé en morceaux, qu’on a enterrés en plusieurs endroits différents, sous des tas de pierres, pour que jamais il ne revienne.

Anne frissonna malgré elle.

— C’est abominable…

— Du temps de nos ancêtres païens les Vikings, c’était pire.

 

     Il lui remplit à nouveau sa tasse de café. Il jetait de temps à autre un coup d’œil à la fiole de whisky, mais sans faire mine d’allonger le bras vers elle. Il compléta après coup :

— Son fils aussi était un criminel. Toute la lignée, en fait.

Elle semblait délibérer avec elle-même. Il respecta son débat intérieur, sans l’aider à poser la question qui la taraudait. Avec ses cheveux détrempés et ses vêtements gorgés d’eau, elle avait un peu l’air d’une noyée repêchée d’une mare, mais ses yeux noisette étaient bien vivants dans son visage mobile. Secouant une mèche mouillée, et sans égards pour la flaque qui se formait peu à peu à ses pieds, elle se décida enfin.

— Mais vous… pourquoi avez-vous décidé de vivre ici ?

Il y eut un long silence, à peine troublé par le crépitement des gouttes de pluie sur la vitre, et la plainte lamentable du vent au-dehors.

— Vous savez pourquoi ?

— J’aimerais vous l’entendre dire.

 

     L’anachorète haussa les épaules, se détourna et fourgonna un peu dans ce qui tenait lieu de coin cuisine. Puis il fut soudain debout devant elle, broussailleux, impressionnant, presque effrayant. Elle venait de remarquer à son cou une petite croix d’or. Finement ouvragée : c’était un bijou assez peu masculin, à vrai dire.

— J’avais une ferme, pas loin d’ici. Des moutons, des pommes de terre, un peu de pêche. Un 4×4. Je n’étais pas malheureux. Bien sûr, l’hiver est rude, l’endroit est isolé…

Elle attendait.

— On est parfois heureux de croiser un voyageur…

Il la scrutait à présent dans les yeux, et son regard avait quelque chose de glaçant et de désespéré à la fois.

— Ou une voyageuse…

Elle murmura :

— Une étrangère…

Il acquiesça gravement. Après un moment, elle finit par demander, les yeux toujours rivés sur la croix :

— Que s’est-il passé ?

Il baissa la tête sans répondre. Elle insista :

— Dites-moi ce qui s’est passé.

— À quoi bon ?

 

     Il s’était rassis, croisant et décroisant les doigts. Après un nouveau silence, il finit par grommeler, d’une voix plus sourde encore:

— Ils m’ont enfermé pour seize ans à Litla-Hraun. J’ai bénéficié d’une mesure de clémence au bout de douze ans.

— Les journaux n’en ont pas parlé.

— Le taux de criminalité est très faible en Islande. Les autorités ont pensé que cela ne ferait pas une bonne publicité pour le pays, elles ont étouffé l’affaire.

Il remarqua, après un instant de réflexion :

— La prison, en Islande, ce n’est pas non plus la paille pourrie des cachots du Moyen-Âge. Il nous faut être exemplaires en tout. Même dans nos maisons d’arrêt.

 

     Elle avait détourné la tête, et examinait, punaisées au mur côte à côte, trois imagettes colorées, énigmatiques, qui détonaient parmi la bondieuserie ambiante. Elle reconnut trois lames du tarot.

— La neuvième lame, c’est L’Hermite, prononça-t-il. La carte qui la précède évoque la Justice.

— Et la dixième…

La Roue de la Fortune. Elle symbolise bien sûr la destinée humaine. Un jour au sommet…

— Un jour au fond. La roue tourne.

Il esquissa une bizarre grimace.

— Mais pour moi, elle évoque aussi autre chose…

Elle le fixait avec intensité.

— Le supplice de la roue. Vous avez connu cela, en France.

— Nous avons aussi l’histoire de L’Auberge rouge

 

     Il y eut une longue pause. Le café refroidissait au fond des tasses. Il reprit, à contrecœur :

— Quand j’ai été libéré, j’ai résolu de me faire ermite. J’étais libre, mais je n’aurais jamais fini d’expier. Je me suis construit ce cabanon ici, dans le Snæfellsnes, au milieu de nulle part. Non loin de l’endroit où se dressait ma ferme… Elle est abandonnée à présent, elle tombe en ruines… Les gens l’évitent… Ici, je vis de la pêche… Je prie.

Il leva les yeux vers le modeste crucifix, au-dessus de la porte, et il sembla à la jeune fille qu’un éclair de détresse passait dans ses yeux bleus délavés. Machinalement, il avait porté la main à son cou, cherchant la petite croix d’or qui luisait dans la pénombre, la pétrissant longuement. Elle-même jouait instinctivement avec son écharpe de soie qui dégoulinait, tout en suivant des yeux le mouvement des mains épaisses du vieillard.

 

     Finalement, elle se leva.

— Je vous remercie pour le café, dit-elle. Je vous souhaite de trouver la paix.

 

     Elle avait dénoué le foulard saturé de pluie qui lui masquait la gorge, et l’on distinguait nettement à présent l’horrible cicatrice pourpre qui la striait de part en part. Elle se tenait debout dans l’encadrement de la porte, son sac à bout de bras, et le regardait. L’homme, toujours assis à sa table, la tête enfoncée dans les épaules, semblait plus accablé que jamais. Et puis il entendit une voix, musicale, presque aérienne, prononcer les mots qui lui parurent résonner et voltiger longtemps entre les murs sévères de l’humble logis :

— Je t’ai pardonné, Björn.

 

     Quand il releva les yeux, la pluie avait cessé ; par le cadre béant, au loin sur le fjord, sur les rochers luisants et les touffes de lupins qui s’égouttaient lentement alentour, on ne voyait plus qu’un flot de paisible lumière boréale, qui magnifiait doucement le monde, l’inondant de sa blondeur comme une suprême et tardive bénédiction. Il porta la petite croix ciselée à ses lèvres et, la poitrine soudain secouée de sanglots violents, la baisa avec ferveur et longuement.

 

Carte : L’Hermite

Commentaires (2)

Webstory
26.05.2023

Lisez le témoignage du lauréat dans les archives des actualités, ainsi que le mot du jury par Alexandre Dimitrijevic, en charge de l’animation culturelle de la Librairie Delphica, fondateur de Livremoi.ch.

Webstory
10.11.2022

Félicitations à Athanase de Jadys, lauréat du 2e Prix du concours d'écriture 2022, pour L'Ermite de Snaefelsness.

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