Quinze ans de chrysalide ... l'envol n'en sera que plus beau
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Je vérifie une dernière fois l’alignement des couverts en argent sur le plateau, la propreté immaculée de la porcelaine aux armoiries de la famille. La théière exhale son fumet de Earl Grey, ajoutant sa douce note de bergamote aux effluves sucrées des scones sortis du four. Dans mon enfance, cette odeur me réconfortait. Elle surgissait chaque jour à la même heure, et son immuabilité entretenait le conte de fées comme une piqure de rappel quotidienne. Petite fille, le manoir me paraissait un château fort inexpugnable. Son haut mur d’enceinte, ses grilles de fer forgé, même les quelques tourelles qui agrémentaient sa façade austère, m’offraient un cocon protégé, un écrin tendu de velours. Autour de la solide bâtisse, le parc était une pure merveille, avec ses arbres majestueux, ses arrangements de massifs floraux dignes de Versailles, l’harmonie de ses allées gravillonnées serpentant entre étangs et roseraies, et me semblait capable à lui seul de tenir éloignée toute la laideur du monde extérieur.

J’ai grandi comme une fleur sous une serre, à température climatisée, abritée des brises délétères et des tourments de la vie quotidienne. Le ballet des femmes de chambre et des majordomes, mouvement perpétuel et feutré, rythmait ma journée. Je me laissais laver, habiller, pomponner à la manière d’une poupée indolente. Je possédais des dizaines de robes, douces et belles, toujours si bien ajustées que je pensais vraiment qu’elles grandissaient avec moi. Ma bonne s’appelait Annie, et elle me suivait partout, à l’affût de mes désirs. Elle coiffait mes boucles blondes, longuement, comme si elle prenait soin d’un trésor, et moi, face au miroir, je prenais la mesure, au travers de son admiration servile, de ma beauté et de mon rang. Avec le recul, je réalise avec quelle précision tout était conçu et organisé pour façonner une enfant idéale, docile, et surtout hautement consciente de sa valeur et de la supériorité de sa lignée. J’ai été nourrie au meilleur grain, par un précepteur érudit et patient pour l’esprit, et par une brigade de cuisiniers talentueux pour le corps. Je me rappelle encore l’infinie variété des mets qui m’étaient servis tout au long de la journée. Je crois qu’en quinze ans, je n’ai jamais mangé deux fois le même plat. Ou peut-être que je me trompe. Cette enfance dorée est maintenant floue, impalpable, comme un rêve qui s’évapore au réveil.

Dans le petit salon, j’entends les voix étouffées de mes parents. Ils m’attendent, ou plus exactement ils attendent de voir cette nouvelle jeune fille, fraîchement sortie du moule de la parfaite éducation. Je ne les ai qu’entr’aperçus hier soir, lors de mon retour du pensionnat. Ils n’avaient pas eu la considération de venir me chercher et m’avaient envoyé un taxi. Je ne peux pas dire que ça ait été une réelle surprise. J’avais déjà pris acte de leur désertion : mise à part une lettre de temps en temps de ma mère, je n’avais pas vu mes parents depuis cinq ans. Si je m’étais résignée au retour en taxi, le simple signe de tête de mon père croisé sur le perron m’a transpercé le cœur. J’étais sortie du taxi, plus bousculée que je ne voulais bien l’admettre par ce retour au bercail. Le parc était splendide en ce début d’été, l’herbe déroulait son tapis verdoyant comme pour m’accueillir, et les tonnelles croulaient sous les roses. J’avais senti, brièvement, ma volonté fléchir.

Pendant que les majordomes sortaient mes bagages du coffre, j’étais restée indécise, debout sur la première marche de l’escalier. Le sursaut de nostalgie s’était effacé, et la colère pointait son nez. Ainsi, ils ne viendraient même pas me saluer ! J’avais envie de faire demi-tour, de sauter dans le taxi et de partir loin, très loin de cette apparente magnificence, éblouissante certes, mais vérolée de l’intérieur. Puis mon père est apparu, absorbé par la discussion avec ses associés. Je m’en suis voulu du tressaillement de joie qui m’a secouée. Une réaction de gamine naïve. Il était vêtu d’un costume chic gris perle, très élégant. Il avait un peu vieilli, et les préoccupations lui enlaidissaient le visage. Il se tenait entre ses éternels accompagnants, son conseiller financier et son avocat. Il a simplement hoché la tête en me voyant, et a repris sa conversation. Choquée, mais refusant de lui montrer ma déception, j’ai gravi l’escalier le dos droit et le regard indifférent, et j’ai pénétré dans le hall. Si la beauté du parc m’avait adoucie, au point de me faire douter de mon plan, l’intérieur du manoir a ravivé ma flamme. Ici, tout n’était que froideur, cachée sous des dorures d’apparat. Devant moi s’alignaient, en perspectives rigides et calculées, les trompe-l’œil habituels de notre monde : des symétries de marbre pour dissimuler des chaos existentiels, des boiseries anciennes, symboles mensongers de stabilité, de solidité, de pérennité. Et de l’or partout, projeté, étalé comme un glacis de richesse sur la pauvreté des cœurs.

Mes talons ont résonné sur le dallage tandis que j’avançais, seule dans l’écho de mes pas. J’ai aperçu un éclat bleu roi, sur ma droite. Ma mère, drapée dans une somptueuse robe de soirée, s’apprêtait visiblement à sortir. Il n’y aurait donc pas de repas en famille pour fêter mon retour. Elle s’est approchée, et je l’ai trouvée moins vieillie que mon père. Elle restait aussi vive et belle que dans mon souvenir. M’eut-elle embrassé que je lui aurais peut-être accordé une chance, mais elle m’a dépassée dans un souffle de Chanel, et a agité gracieusement sa main endiamantée pour me signifier « désolée, je suis en retard » tout en m’accordant un regard à la fois penaud et enjoué.

Immobile au milieu du hall, je l’ai contemplée. D’un geste, elle a jeté une étole sur ses épaules, puis, juste avant de s’engouffrer dans la limousine, elle s’est retournée et m’a lancé dans un sourire « ton père et moi t’attendons demain pour le thé ».

Cela se passera donc à l’heure du thé.

Je n’ai pas pu dormir. Peut-être une angoisse diffuse due à mon projet. Mais surtout, j’ai passé la nuit à me remémorer mes années de pensionnat. Ces années qui ont tout changé.

À quinze ans, mes parents m’avaient arraché au cocon du manoir. « Deviens papillon, ma fille », semblaient-ils dire, emplis de leur assurance hautaine. La perspective m’avait terrifié, mais les premières semaines ne s’étaient pas si mal passées. Le pensionnat était une réplique quasi identique de la demeure familiale, mêmes règles, mêmes horaires, même environnement de luxe. La seule différence résidait dans la présence constante d’une trentaine de jeunes filles au maintien irréprochable pendant les cours, mais débordantes d’énergie et prêtes à croquer la vie le reste du temps.

J’avais donc passé cinq ans à parfaire mon éducation. Mais certainement pas de la manière voulue par mes parents. Je m’étais rapidement liée d’amitié avec Rebecca, un ange d’une finesse et d’une politesse exquises. Future héritière d’une fortune colossale, elle pratiquait la bienséance avec une aisance déconcertante. Pourtant, ce fut elle qui m’apprit qu’une limite était faite pour être franchie. Dans le monde pétri de règles dans lequel je vivais, ce fut la plus belle leçon que je reçus au pensionnat.

Une nuit sur deux – il fallait bien dormir – nous avons fait le mur. Ce que nous avons découvert était simplement la vie, celle vécue par les personnes dites « normales »,  tant méprisées par notre milieu de nantis. Je vivais chaque nouveauté comme une expérience profonde, sensuelle et imprégnée d’émotion. Les traces en resteront à jamais imprimées dans mes cellules.

Il existe d’autres musiques en dehors de Schubert ou Mozart ; on peut déguster des mets qui dégoulinent sur nos doigts pendant qu’on y mord à pleine bouche ; des comédiens se produisent sur des scènes minuscules au fond d’une cave, dans des vapeurs de rires et de bières. J’ai connu des frémissements de ville, des voluptés d’un soir, des ivresses libératrices.

Alors j’ai compris que mon enfance privilégiée n’avait été qu’une prison. Qu’à trop vouloir me protéger, ma famille m’avait étouffée sous la soie et le satin. Que les sourires factices de mes parents n’étaient pas de la tendresse.

Alors je les ai haïs. Viscéralement.

Ils ne m’avaient pas donné la vie, ils m’avaient donné la mort.

Il est temps d’y aller. Dans la bonne société, le thé doit être servi bien chaud. Je soulève le couvercle de la théière et y verse le contenu de la fiole.

Au tour de mes parents d’être libérés de leur carcan.

Commentaires (1)

Starben Case
20.12.2022

Glaçant de justesse et de justice. Je l'avais déjà lue ta nouvelle. Et puis je l'ai relue avec davantage d'attention lorsqu'elle est apparue en histoire du jour. C'est comme quand on croise une personne tous les jours sans la voir, et puis un jour on la regarde vraiment. Merci pour ces aperçus de vie qui disent tant.

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