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© 2023-2024 Vilmon

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Chapitre 1

1

Autrefois, il y avait de grands vignobles sur les collines autour de ce village. Chaque automne, les vignes fléchissaient sous le poids des grappes aux raisins abondants et mûrs, leur parfum sucré embaumait chaque recoin et dédale du village.
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Lors de mon voyage à vélo dans le sud de l’Espagne, je me suis arrêté pour prendre une pause dans un typique pueblos blancos de l’Andalousie. J’y suivais à pied les étroites ruelles du centre historique en poussant ma bicyclette. J’adore me faufiler parmi ces dédales aux pavés centenaires, aux édifices rongés par l’âge et rafistolés, ces architectures qui s’empilent les unes sur les autres avec le temps et ses charmes de réaménagement coquet par ses habitants. Après avoir longé au hasard ces résidences peintes à la chaux, je suis arrivé sur la petite place publique, encadrée par son église et son clocher de pierre, la mairie coiffée de ses drapeaux colorés. Le soleil était de plomb en ce milieu du jour alors que tous les villageois s’étaient retirés pour la sieste, je pouvais savourer à ma guise ces instants paisibles.

 

Arrivé près de l’église, j’y ai aperçu une affiche avec l’inscription : olivio centenario. Je me suis engagé dans la ruelle pour y retrouver un énorme olivier, il couvrait de fraîcheur toute la cour arrière de ses longues branches. À ses pieds, un vieil homme était assis sur les racines, à l’ombre des feuillages, habillé modestement de vêtements défraîchis et usés. En me voyant, il a commencé à me parler d’un espagnol agrémenté de la saveur locale, je l’ai écouté avec attention, intrigué par ce qu’il me racontait en tendant sa main vers la droite, me désignant une région derrière ces murs qui nous entouraient.

 

« Por el pasado, habìa grandes vĩnedos en las colinas. »  Autrefois, me disait-il à ce que j’en ai déduit, il y avait de grands vignobles sur les collines autour de ce village. Chaque automne, les vignes fléchissaient sous le poids des grappes aux raisins abondants et mûrs, leur parfum sucré embaumait chaque recoin et dédale du village. « Una frangancia fina y delicada, » précisait-il en touchant légèrement le côté de son nez avec son index. Il avait appris à prendre soin de ces vignes dès son jeune âge, je sentais la fierté dans sa voix lorsqu’il affirmait cultiver les plus beaux raisins de toute l’Espagne. Il avait été le meilleur vignoble de la région selon ces dires, ses cépages ayant remporté plusieurs prix prestigieux. Le secret était de tendrement soigner chaque vigne. Mais, il y a quelques années, un gel les a tous surpris au début du printemps, ils avaient perdu la moitié de la récolte. Et l’année suivante, un énorme feu de broussaille avait emporté les vignes qui avaient survécu. Il est maintenant trop âgé, m’a-t-il avoué en terminant, il n’a plus le courage ni la force de reprendre sa vie.

 

Sur ces derniers mots, il s’est saisi la tête entre les mains et a appuyé ses coudes sur les genoux. Je l’ai regardé quelques minutes pendant que le silence s’installait entre nous, légèrement ému par ce récit. Sans savoir si c’était là sa véritable histoire, j’ai pris la monnaie au fond de mon sac de taille et je l’ai déposé à ses pieds. Il n’a pas bougé, j’ai senti un malaise, je me suis éloigné pour retourner vers la place publique, embarrassé, croyant l’avoir insulté par ce geste de charité. Avant de quitter la ruelle, j’ai tourné mon regard vers lui, il était toujours dans la même posture et mes quelques sous reposaient au sol devant lui. Envahi par une tristesse qui me nouait légèrement la gorge, j’ai décidé d’enfourcher mon vélo et de laisser au plus vite ce village. Pendant que je pédalais allègrement sur la route de campagne, j’observais les collines arides aux quelques taches de verdure et je me suis imaginé son histoire.

 

Je m’appelle Pablo Sanchez, un nom très commun pour une personne plutôt ordinaire. J’ai passé toute ma vie au village de San Antonio della Ricoletta, dans les riches collines couvertes de vignes qui l’entourent. Dès mon plus jeune âge, j’ai vécu parmi ces vignes, à contempler leurs fruits mûrs, à caresser leurs feuilles, à les émonder avec habileté et sagesse, à cueillir les grappes avec agilité et finesse, à les transformer en vin délicat et à savourer leur bouquet légèrement sec et fruité. Au plus profond de ma mémoire, je me rappelle cette fois lorsque mon père m’a soulevé au-dessus des rangs de vignes pour que je puisse admirer les collines verdoyantes et géométriques recouvertes de vignobles. Ce fut comme un coup de foudre, malgré mon très jeune âge, je savais déjà ce que je ferais durant toute ma vie. J’ai appris à faire mes premiers pas à l’ombre de leur feuillage, j’ai formé mes muscles à racler la terre près de leurs racines pour favoriser l’écoulement de la pluie, mes malheurs ont été consolés sous le doux bruissement de leurs feuilles, je les ai traités avec grand soin, mieux que ma famille et chaque année, j’étais récompensé par leurs fruits et leur cépage.

 

J’ai vécu de beaux jours pendant des décennies parmi ces collines de vignobles, j’avais acquis une notoriété, j’étais l’un des plus rapides cueilleurs de grappes et je connaissais presque tous leurs secrets. Parfois, même les propriétaires des vignobles des autres villages venaient me demander conseil, mais je restais humble et fidèle à mes amours. Un jour, un vieil homme est passé pour me rencontrer, il m’a raconté qu’il avait parcouru toute l’Europe à la recherche du raisin qui lui ferait retrouver le sourire. Je l’ai conduit parmi mes vignes, nous avons marché pendant des heures dans leurs rangs, observant leurs branches courbées par les fruits avant qu’il ne s’arrête près de l’une d’elles pour y tendre la main. D’un geste sûr et souple, il a détaché un des fruits et l’a porté à sa bouche. Il s’était ensuite tourné vers moi et m’avait souri avec franchise. « Voilà un raisin qui a le goût de l’amour et qui me rappelle le cœur de ma défunte femme. »  Il m’avait quitté en souriant et en déclarant que son périple était terminé, qu’il ne craignait plus la mort.

 

J’ai senti le vent du changement venir, comme cette sécheresse plus persistante dans les brises de l’ouest, ou ces vagues de froid qui revenaient nous hanter durant le printemps, mais j’étais heureux et ce bonheur me rendait aveugle. J’avoue avoir été stupéfait, il y a quelques années, lorsque le gel a anéanti la moitié des bourgeons éclos, même les spécialistes météorologiques n’avaient pas compris ce qui s’était passé ; cette inversion thermique avait pris tout le monde par surprise. Je me suis acharné au travail, oubliant le sommeil pour prendre soin des rescapés, j’étais persuadé de pouvoir refaire surface parmi ces eaux agitées. La qualité de la récolte avait comblé la pauvre quantité, j’avais retrouvé l’espoir.

 

L’année suivante, je m’étais préparé à cette éventualité en installant des brûleurs au gaz et des couvertures isolantes, nous étions plusieurs à passer des nuits blanches à protéger nos précieux bourgeons contre le gel. Nous avions réussi à conserver les vignes qui avaient été épargnées, malheureusement, quelques mois plus tard, une sécheresse hors du commun est venue sournoisement nous accabler. Les restrictions sur l’eau ont asséché toutes les vignes, il ne restait que des fruits rabougris sur les grappes, presque toutes les feuilles étaient tombées. Et pour clore l’horrible spectacle, un énorme feu incontrôlé a tout avalé sur son passage, mon vignoble et ma maison, j’ai tout perdu, même ma famille qui m’a quitté. Une part de ma raison s’est envolée en fumée, je ne voulais pas laisser mes collines et ils préféraient mettre les voiles, s’éloigner au plus loin de ces malheurs.

 

Je m’appelle Pablo Sanchez, un nom plutôt commun pour un homme perdu et seul. J’étais le meilleur cueilleur de grappe lorsque ces collines étaient recouvertes de vignobles, j’y ai vécu mes plus belles et mes plus désastreuses années. Je les parcours encore chaque jour en foulant la poussière et les mauvaises herbes pour m’en remémorer. Je reste ici bien que tout ait disparu, car mes souvenirs sont maintenant plus puissants que la réalité.

 

J’aimais bien ce récit que j’avais imaginé après cette étrange rencontre, une histoire qui se termine avec tristesse, une tragédie pour ces vignes tuées par le feu et la glace. Je préférais m’en tenir au témoignage de l’homme plutôt que de modifier son récit en une fin heureuse. Mais j’étais plus préoccupé par cette histoire que par mon parcours sur la route accidentée, j’ai maladroitement évité un trou et j’ai roulé dans un second, ma roue avant s’y est cognée au fond. J’ai senti un relâchement dans mon guidon, j’ai remarqué mon pneu qui s’écrasait lentement, je me suis arrêté et je l’ai tâté, malheur, c’était une crevaison et je n’avais rien pour la réparer, trop confiant ou trop insouciant. J’ai observé les alentours à la recherche d’une habitation et, surpris, j’aperçois à un ou deux kilomètres une modeste maison au milieu d’un vignoble, c’était un contraste assez saisissant de verdure au milieu de cette lande asséchée.

 

Après une longue marche à pousser mon vélo sous ce soleil ardent, je l’ai rejoint et pendant que j’arpentais le petit chemin d’accès en terre battue, une voie m’a hélé, je n’avais pas aperçu l’homme accroupi près de ses vignes. Je lui ai expliqué mon malheur avec mon espagnol imparfait, il m’a fait signe de le suivre en pointant sa camionnette au bout du chemin. Je lui ai demandé s’il s’agissait d’une bonne terre pour les vignes, il m’a répondu par l’affirmative, ajoutant qu’il peinait à produire de bonnes récoltes. Je lui ai raconté brièvement l’histoire du vieil homme dans le village voisin, je lui ai suggéré tout bonnement de lui parler. Je lui ai expliqué qu’il semblait à mon avis s’y connaître beaucoup au sujet des vignobles. Ces mots sitôt sortis de ma bouche, j’ai réalisé que j’avais mélangé mon histoire inventée à la réalité. Mon hôte m’a regardé avec sérieux, j’ai ajouté que je pourrais le guider pour le retrouver, il m’a vigoureusement serré la main, a soulevé mon vélo sans peine pour le déposer dans sa camionnette et m’a déclaré : « vamos, a ver a este hombre », allons voir cet homme. Il y avait de l’espoir et un renouveau pour chacun de ces hommes, ce moment passé sous l’olivier centenaire avait fait des heureux ce jour-là.

 

 

Commentaires (2)

Starben CASE
06.08.2023

Une balade dans le passé dans un paysage que nous avons dévasté. Et un espoir pour l'avenir: tisser des liens entre les individus et être celui qui les voit. Bien vu!

Webstory
02.08.2023

Bienvenu à Vilmon dans la communauté d'écriture Webstory.

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