Créé le: 07.08.2018
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Le Touriste

Fantastique, Humour, Nouvelle

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© 2018-2024 Asphodèle

Nouvelle parue dans le Hors-Série n.4 de l'Académie de la Dombes, "La Dombes Gourmande"
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Le Touriste

Il plisse les yeux sur le menu, mais ne comprend pas mieux ce qui est écrit. Le français lui résiste encore et la calligraphie maniérée ne facilite pas la tâche. Il reconnaît quand même le mot MENU qui trône en majuscule en haut de certaines pages et se décide pour le plus long, une technique de choix qui en vaut une autre.

 

Gordon Shumway a vingt jours pour se ravir les papilles de spécialités régionales. Là d’où il vient, on ne mange pas pour le goût ou la découverte de mets raffinés, on mange par nécessité, un mélange de matières insipides mais nourrissantes. Un peu comme on fait le plein de son véhicule. Du coup, son voyage, il le surnomme «la revanche du goût». Il y a deux ans il est allé en Chine, là aussi la barrière de la langue l’a d’abord handicapé, mais au bout de six jours, le mandarin n’avait plus aucun secret pour lui. Pour son deuxième périple gastronomique, il se rend aux antipodes gustatifs de la Chine, en France qui est, d’après son guide, LE pays de la gastronomie.

 

Et pourquoi la Dombes en particulier ? La raison est très pragmatique. C’est pour ses espaces encore sauvages, ses forêts et ses marais. Se retrouver dans des lieux bondés n’est pas sa tasse de thé, il préfère le calme, la discrétion.

 

Un mouvement sur sa gauche lui fait lever la tête. Le serveur se tient devant lui, élégant dans son costume tiré à quatre épingles, un petit tablier blanc noué à la taille.

 

– Vous avez choisi monsieur ?

Gordon indique du doigt le menu le plus copieux.

 

– Ha, le menu découverte gourmande, un excellent choix. Vous désirez boire un vin en particulier avec ceci ? Je peux vous faire des suggestions, si vous les souhaitez.

 

Il acquiesce et le serveur fait apparaître la carte des vins dans sa main, lui propose un petit blanc avec les deux entrées, puis un rouge léger avec le premier plat et enfin un rouge plus ferme pour le plat de viande. Gordon suit les recommandations et, sans dire un mot, parvient à finaliser sa commande.

 

Il est très surpris quand il reçoit le premier plat. La terrine impériale de carpe qui repose sur des feuilles de salades d’un rouge sombre lui paraît bien copieuse en comparaison des rations qu’on lui servait lors de son précédent voyage gustatif. Il saisit la fourchette et entame sa dégustation. C’est une explosion de saveurs dans la bouche. Si en Chine il a pu apprécier la subtilité toute aérienne des mélanges d’épices, ici il les savoure également, mais ils sont très différents. Ils semblent venir de la terre, de la nature, de la faune et la flore sauvage. C’est comme si, par le goût, il découvrait toutes les richesses de cette région. Et le vin emballe merveilleusement bien le tout.

Et c’est ainsi tout au long du repas, de délices en surprises, vol-au-vent de cuisses de grenouilles, gâteau de foies de volaille et poulet aux écrevisses, il ne voit pas les autres clients, juste ses assiettes qui arrivent pleines et repartent aussi propres que si elles sortaient du lave-vaisselle.

 

Quand il a fini son festin, il ne se sent pas lourd, juste rassasié, et s’en réjouit. En Chine, les rations posaient problème, il devait à chaque fois faire deux ou trois restaurants pour avoir assez à manger.

 

En partant, il laisse un pourboire qu’il espère généreux car il est extrêmement satisfait de sa première expérience et se réjouit de poursuivre son exploration gustative. Il a maintenant une journée pour choisir son prochain restaurant et aussi pour parfaire son français, car s’il veut progresser, il faut qu’il puisse communiquer avec les autochtones.

 

Après quatre jours, il se débrouille suffisamment en français pour sélectionner son menu. Il pose des questions précises et inquisitrices au serveur : «Votre poulet, il est élevé au grain bio ?» «Le bœuf est-il garanti sans OGM ?» «Les carpes sont-elles issues d’une pêche équitable ?»

 

Il n’a pas la moindre idée de ce que ça signifie, mais il constate que le serveur apprécie de pouvoir disserter sur l’excellence des produits régionaux. Il est soudain plus empressé, apparaît dès que son plat est vide, lui demande si c’était à sa convenance, lui rapporte du pain aussitôt qu’il n’y en a plus dans le petit panier prévu à cet effet, en précisant que c’est le boulanger du coin de la rue qui les fournit. 

 

En sortant du restaurant, Gordon Shumway se sent un peu ballonné. Certainement à cause du pain qui arrivait sans discontinuer.

       

                                                                                                               * * * *

 

Dans la région, la nouvelle se répand à la vitesse à laquelle se propagent les ragots : il y a un étranger qui écume la Dombes. Chaque soir il choisit un établissement de spécialités régionales dans une ville ou un village différent et commande les plats typiques.

 

Il arrive à pied, pile à l’heure de l’ouverture, en sifflotant les mains dans les poches, un chapeau vissé sur son crâne.

 

Au début on se demande s’il n’est pas un expert pour un guide Gault et Millau ou alors un inspecteur du service d’hygiène. Mais sa tenue singulière ne colle pas à une fonction officielle. Pour essayer d’en savoir plus, on a vérifié auprès des hôtels de la région, mais il ne semble loger dans aucun d’entre eux, ce qui épaissit encore un peu plus le mystère qui plane autour de l’étranger. Après dix jours de ce manège, les restaurateurs de la région en sont arrivés à la conclusion que c’est tout simplement un étranger en vacances, amateur de bons plats locaux. Ils ont ouvert une cagnotte que remportera celui qui découvrira son origine et son lieu de séjour. Du coup les maîtres d’hôtel, serveurs et chefs y vont de leurs inquisitions subtiles, mais aucun jusqu’ici n’est parvenu à briser le mystère.

                                                                                                               * * * * 

 

Alfred le voit arriver de loin, mains dans les poches et sifflotant. Ses collègues lui ont dit qu’il était étrange, mais il est tout de même surpris en le découvrant.

 

Le visiteur est complètement chauve sous son chapeau, pas très grand et est bâti comme un cône, avec la tête en sommet légèrement pointu. Il a des manières très empruntées, comme s’il surjouait un rôle au théâtre appuyant ses pas, ses saluts, ses gestes avec une emphase artificielle. Et surtout, il donne l’impression de glisser à l’intérieur de lui, comme si son enveloppe charnelle était trop grande. Alfred se dit qu’il a dû perdre passablement de poids récemment, tout simplement. Son professionnalisme à toute épreuve ne laisse rien transparaître même si les interrogations fusent dans son cerveau et il accueille le visiteur avec tous les honneurs qu’il se doit.

 

Il s’adresse à Alfred avec courtoisie dans un français parfait, teinté d’un léger accent. Certains disent que c’est un riche ressortissant russe, d’autres qu’il vient d’un coin reculé des États-Unis. Et si on lui pose directement la question, il répond d’un évasif «je viens de loin».

 

Après avoir consulté le menu, le visiteur choisit le plus copieux, soit un feuilleté d’écrevisses suivi d’un saucisson brioché, avec fromages et desserts, puis se laisse guider pour les vins.

À chaque fois c’est un régal pour les tenanciers de le regarder manger. Il apprécie chaque bouchée de chaque plat, se laissant le temps d’en déguster une avant d’en prendre un autre. Les clients habituels ont plutôt tendance à s’extasier en entamant un plat, puis, après quelques coups de fourchette, reportent leur attention sur la conversation, leur téléphone portable ou, plus rarement, leur journal. Mais le visiteur, lui, n’a qu’un point d’intérêt pendant tout le repas : le plaisir gustatif. Et pour ça il prend le temps, il est toujours le dernier à quitter l’établissement, après avoir gratifié le serveur d’un généreux pourboire.

 

Alfred s’arrange avec ses collègues pour finir plus tôt dans le but de suivre le visiteur et déterminer l’endroit où il loge (et accessoirement remporter la cagnotte).

 

À peine le visiteur a-t-il enfilé sa veste qu’Alfred s’éclipse par la porte de derrière et entame sa filature.

Ce n’est pas trop difficile car le visiteur, comme à son habitude, a les mains dans les poches et sifflote d’un air décontracté. Alfred le suit de loin, à portée de mélodie. Le village est endormi, la traversée se fait sans encombre et bientôt les voilà tous deux en campagne. C’est vrai que la région n’a pas subi d’urbanisation inconsidérée et qu’on est vite dans les champs, pâturages, forêts ou étangs. Le visiteur emprunte une petite route puis bifurque sur un sentier. Intrigué, Alfred se rapproche un peu car les sifflements ont cessé. Il se demande si le visiteur ne vit pas chez l’habitant, certaines fermes accueillent parfois les touristes dans des chambres d’hôtes et on n’a pas pensé à toutes les contacter quand on cherché à savoir où logeait le visiteur. Mais pour se déplacer aussi rapidement d’un bout à l’autre de la Dombes, il doit avoir un véhicule. Peut-être un camping-car qu’il cache pour ne pas avoir à payer de parking, mais ce serait surprenant car l’étranger ne semble pas s’inquiéter de ses dépenses.

 

Alfred regarde sa montre : ça fait déjà quarante-cinq minutes qu’il le suit. Il commence à regretter sa curiosité en pensant qu’il lui faudra autant de temps pour rentrer. Il presse le pas car ils ont pénétré dans un bois et la lune peine à traverser la protection du feuillage. Alfred craint à plusieurs reprises de s’être fait semer. Mais non, le voyageur est juste là, il tourne derrière ce gros rocher. Alfred contourne le rocher et débouche dans une clairière. Mais plus aucune trace du visiteur. Il se fige dans l’espoir de percevoir des bruits de pas à proximité, mais tout ce qu’il entend ce sont les coassements des crapauds et les hululements des chouettes. Rien ne trouble le concert nocturne habituel. Il fait le tour de la clairière, espérant trouver une trace, entendre un son, en vain. Il doit bien se rendre à l’évidence : sa filature se solde par un échec.

                                                                                                            * * * *

 

Depuis son poste de commande, à dix mètres du sol, Gordon Shumway observe l’homme qui s’éloigne. Il s’en est fallu d’un cheveu pour qu’il soit découvert. Ce sont ses capteurs qui l’ont prévenu que quelqu’un le suivait. Il a essayé de semer l’opportun en faisant des détours, mais il tenait bon et se rapprochait. Une fois le rocher contourné, Gordon s’est précipité dans son véhicule qui a immédiatement pris de la hauteur. Sa soucoupe volante est programmée pour décoller aussitôt qu’il est à bord et surtout, elle est équipée du dernier modèle d’écran de camouflage. Ainsi, même s’il avait levé les yeux, le serveur ne l’aurait pas vu. Ce système lui a valu quelques problèmes avec les oiseaux au début, jusqu’à ce qu’il pense à enclencher le diffuseur d’ultra-sons. Depuis les oiseaux font un détour.

 

Il se débarrasse de sa veste, de son chapeau, de ses habits et de sa combinaison d’humain. Ouf, il se sent à l’étroit dans son costume de terrien, ses tentacules coincés quatre par quatre dans les bras, son pied ventral divisé en deux pour les jambes et surtout ses trois yeux télescopiques dont deux seulement sont repliés en face de trous pour la vision alors que l’autre est aveugle, l’empêchant d’avoir une bonne vision panoramique circulaire.

Il se dit qu’il devrait peut-être écourter son séjour. Les humains du coin commencent à devenir trop curieux et surtout la nourriture riche de la région s’entasse aux entournures, malgré son métabolisme conciliant. Son costume le sert un peu plus chaque jour.

 

Mais bon, pour l’instant on ne l’a pas encore démasqué et puis il va prendre des menus moins copieux et réfréner ses attaques dans le panier à pain, se dit-il en se penchant sur le guide touristique de la région en quête d’un restaurant pour le lendemain soir.

Commentaires (1)

Webstory
05.01.2021

Une histoire pleine d'humour à savourer, déguster... jusqu'au surprenant dessert! Merci Asphodèle pour votre fine plume hors du commun.

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