Créé le: 03.05.2022
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Le Sphinx

Auto(biographie), Fiction, Histoire

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© 2022-2024 J. L. Martin

© 2022-2024 J. L. Martin

Le Tarot est l’incarnation d’un désir impérieux de dévoiler les secrets de l’avenir. Cette obsession ignore l’origine d'une personne, ses choix précédents, son niveau social. Le Monde – vingt et unième arcane du Tarot de Marseille – pour un homme qui l’a personnifié.
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L’Invitation, Palais de l’Elysée, Juin 1988

 

C’était la première fois qu’elle pénétrait dans cette salle, dite du Boudoir d’Argent – du parme, des boiseries dorées à l’or blanc. Elle n’ignorait pas que c’était ici que le Président Faure avait cassé sa pipe lors d’une partie de jambes en l’air avec sa maîtresse. Triste façon de rester dans l’histoire, songea-t-elle.

Ce président-ci flirtait avec elle depuis une bonne heure et demie. Nerveuse à plus d’un titre, elle se tortilla sur son siège. Le parquet en Point de Hongrie craqua.

— Monsieur le Président, pourquoi m’avez-vous invitée ?

— Je trouve que vous ressemblez à une actrice. Je voulais rencontrer la femme et la cartomancienne.

— Vous avez besoin de mes services d’astrologue ?

— Le Tarot, uniquement.

— Vous devez m’en dire un peu plus. Vous venez d’être réélu pour un nouveau septennat. Les auspices semblent favorables. À quoi vous servirait le Tarot ?

— Je crois en l’invisible, aux forces de l’esprit, au destin et aux choix cachés. Je vous sais maîtresse dans cet art particulier.

Il se leva lentement, se rapprocha de la fenêtre, écarta les épaisses tentures crème.

— Ce second mandat sera bien évidemment le dernier. Mais je désire qu’il rentre dans l’histoire.
Il pivota, théâtralement.
— …Et moi avec! Tout le monde se souviendra de mes dernières décisions. Ma marque dans l’histoire sera posthume et je ne pourrai la défendre. Je dois donc m’assurer que chaque décision que je prendrai s’incarnera dans un destin lumineux et unique.

— Le Tarot dévoile certaines choses. Mais nous restons libres de nos choix.

L’homme balaya l’air d’un geste rapide.

— Vous serez à mon service. Vous me tirerez les cartes une fois par semaine ou au besoin. Je vous contacterai. Restez disponible ou faites-moi connaître vos absences. Nous pourrons faire cela par téléphone, si nécessaire – même si cela me doit me priver de la contemplation de vos interminables jambes.

Il gloussa comme un enfant.

D’un coup sec, elle tira les pans de sa jupe pour couvrir ses genoux.

 

La Première Lame, Hôtel de Marigny, une semaine plus tard

 

Et maintenant l’hôtel de la Pompadour… Il y a de la suite dans les idées.

Ils étaient dans le Salon Jaune – plafond blanc, moulure dorée, lustre en cristal, tapis épais. Ils étaient assis autour d’une petite table ronde, façon guéridon. Elle sortit son vieux jeu de Tarot de son petit sac à main, planta ses talons dans le tapis et commença à faire glisser les cartes les unes sur les autres dans un doux bruissement. Sous le regard sévère de l’homme, elle battit les cartes sept fois face retournée, coupa le jeu de la main gauche et, d’un geste circulaire et parfaitement chorégraphié, disposa les cartes sur la table, toujours face retournée. Elle s’éclaircit la voix et finalement posa ses mains, à plat, de part et d’autre du jeu.

— Voici comment cela va se passer, Monsieur le Président. Je vais d’abord tirer une première lame. Elle sera votre guide, votre incarnation. Puis, lors de notre prochaine séance, vous pourrez poser votre première question. Ne posez jamais la même question deux fois.

— Pourquoi ?

— Pour ne pas forcer les cartes ni forcer la réponse.

L’homme fit la moue, inspira rapidement, croisa ses mains, puis opina du chef.

Elle saisit une carte et la retourna face au Président.

Bien-sûr… pensa-t-elle.

— Le Monde, la vingt-et-unième carte du Tarot. Elle synthétise l’ensemble du jeu. Elle représente le soufre, triangle surmontant la croix, soleil en Saturne dans la maison de Vénus.

— C’est positif ?

— Oui, c’est le macrocosme, la vision large, l’ouverture, le cosmos. Elle peut aussi représenter la révolte voire le renversement d’un tyran.

— Mmm. Je vois aussi un bestiaire encadrant une jeune femme, fit l’homme en arquant un sourcil.

— Lion, Taureau, Aigle. Le Sphinx, Monsieur le Président.

L’homme sourit, satisfait.

— Continuez, je vous prie.

 

Première Question, Hôtel de Marigny, une semaine plus tard encore

 

Il était habillé comme s’il sortait d’un rendez-vous avec le pape – costume bleu sombre, chemise ivoire, cravate ivoire, boutonnière rouge, chaussures polies miroir.

Peut-être est-ce même le cas, pensa-t-elle.

Elle patientait dans le salon jaune depuis dix petites minutes quand il entra silencieusement. Il s’assit sans un mot.

Elle s’humecta les lèvres.

— Vous allez poser une question la plus précise possible. Les cartes donneront des éléments de réponse, comme des bornes lumineuses, puis dévoileront une synthèse. Les cartes projettent à moyen terme.

— Sur un septennat ?

— Leurs arcanes sont mystérieuses mais une longue expérience du Tarot me permet de projeter leur langage avec acuité.

— Bien. Ma question est la suivante : à ma mort, serai-je reconnu comme le dernier grand président français ?

Elle mélangea les cartes, les coupa et contempla les plans de coupe.

— Une grande destinée et une santé fragile. Des secrets qui vous survivront.

— Cela ne répond pas exactement à ma question.

— C’est ce que la coupe révèle. Les deux cartes résonnent avec votre question même si elle s’inscrit dans un avenir lointain.

— Peut-être.

Silence.

Elle étala toutes les cartes sur la nappe jaune pâle puis en retint cinq qu’elle assembla en étoile, face retournée, devant l’homme d’État.

— La carte à ma gauche, à votre droite donc, est la situation présente, à votre gauche sont les blocages ou appuis, au sommet de l’étoile proche de vous, les évènements futurs, l’autre extrémité vers moi est la réponse à votre question et au centre, la synthèse. Vous êtes prêt ?

Le Président hocha la tête.

— Justice. La situation présente va se pérenniser.

Elle retourna la seconde carte.

— L’amoureux. C’est une mise en garde. Vous devrez faire face à des choix difficiles, dans le domaine professionnel et personnel.

Nouvelle carte – évènements futurs.

— L’étoile. Votre avenir sera globalement festif. Des évènements heureux vont émailler votre vie future.

Quatrième carte – la réponse.

— La Papesse. Agissez avec patience et surveillez votre santé. Un mystère à percer ou à dévoiler.

Dernière carte – synthèse.

— Tempérance. Vous parviendrez à accomplir vos projets dans le temps. Vos réalisations vous survivront, atténuées par le poids des secrets s’ils n’ont pas été dévoilés de votre vivant.

L’homme inspira longtemps, se pencha sur le jeu.

— C’est une mise en garde ?

— Une seule question, Monsieur le Président.

Elle ramassa ses cartes.

 

Dieu dans tout ça, Hôtel de Marigny, six mois plus tard

 

— J’entends dire que Dieu est juste. Je me demande ce qui permet d’appuyer une telle assertion.

— Croyez-vous en Dieu ? demanda-t-elle.

— Dieu ? je ne sais pas si j’y crois. J’ai des regrets de ne plus avoir une conception aussi simple de la création et de son créateur. Non… je crois en la destinée, aux trajectoires, aux grands hommes.

— D’où votre obsession de laisser une trace, un héritage, une marque indélébile.

Le Président souffla.

— Nous sommes peu nombreux. Et c’est mieux ainsi. À côté des grands hommes existent ceux qui croient l’être, innombrables, perchés à chaque étage de l’échelle des grandeurs. Regardez mon ancien premier ministre – un imbécile ! Et le nouveau, un arriviste présomptueux !

Depuis quelques mois déjà, elle tirait les cartes pour le chef d’État. Il se montrait discipliné et patient, ne l’interrompant que rarement dans l’exercice hermétique, comme il le nommait. Certaines séances toutefois, l’homme les passait à tourner en rond, faisant les questions-réponses, critiquant, invectivant, vomissant sa bile, selon l’actualité du moment. Et elle écoutait simplement, tentant par quelques questions de percer les strates de mystères qui entouraient cet homme, telles les murailles et les douves d’un château-fort.

De vraies séances de psy, mais en beaucoup plus onéreuses pour l’État ! songea-t-elle avec ironie.

— Vous n’avez pas peur de déplaire ? relança-t-elle.

— Gouverner, ce n’est pas plaire. L’homme d’État est un explorateur de terres inconnues, un défricheur.

— Vous tournerez vite en rond une fois toutes les terres découvertes !

L’homme s’était rapproché d’elle, sans bruit. Il posa ses deux mains sur ses épaules.

— Je ne brasse pas du rêve. Je suis un conquérant.

— Mais vous avancez masqué.

— Je suis le Sphinx, n’est-ce pas ce que les cartes ont dévoilé ?

Elle sentit son souffle sur son cou.

 

La Réunification, Hôtel de Marigny, 1 an plus tard

 

— Dois-je aider à réunifier l’Allemagne ?

Les plis sur son front marquaient plus que l’indécision, l’âge ou la fatigue. Son teint cireux ne trompait personne, surtout pas le jaune du fond de l’œil. Il avait maigri.

Il est malade. Et cela ne date pas d’hier.

Elle étala les cartes en demi-cercle d’un geste gracieux qui mettait en valeur ses ongles parfaitement manucurés. Elle coupa les cartes.

Bateleur et Impératrice.

— De l’indécision, et un personnage de votre entourage très verbal, qui brouille le message.

Elle sélectionna cinq cartes et les plaça en étoile devant le Président. Elle démarra en séquence.

— L’Empereur. Trop de rigidité dans la position. Vous ne parvenez pas à vous dégager d’une position étriquée. Le Pape. En face de vous, vous avez quelqu’un de traditionnel, avec des règles établies, rassurant – c’est un partenaire. L’Amoureux. Malgré des relations cordiales, vous allez vous tendre face à une position que vous jugerez trop molle, indécise, qui manque de vision et d’ambition. Attention : de nouveaux évènements similaires vont subvenir et mettront votre vision sous tension. L’Hermite. Vous êtes trop prudent et vous vous isolez en maintenant cette position. Vous serez vous-même jugé trop lent, trop conservateur. La Force. Vous devez montrer le visage de l’union en nouant des alliances. Votre capacité à infléchir votre position sera perçue positivement. Le changement à venir sera un marqueur de votre présidence. Mais d’autres grands changements vous mettront à l’épreuve… Voilà, c’est tout.

— Et c’est déjà beaucoup. Vous me bluffez à chaque séance, ma chère.

— Les cartes parlent pour vous. Vous posez la bonne question.

— Poser une question qui ne se pose pas est la plus sûre façon de prouver qu’elle se pose. Avec vous, je peux m’ouvrir.

Elle ramassa les cartes et les remisa dans leur fourre. Il déplia les jambes, grimaça.

— Pour notre prochaine séance… Je vais devoir m’absenter, ma chère. Berlin. Connaissez-vous cette ville ?

Elle hésita.

— Non, je n’ai jamais eu l’occasion.

— Alors, dites oui.

— Pour dire oui, il faut pouvoir dire non, répondit-elle piquée au vif.

— Vous m’avez déjà dit non. Nous pouvons donc passer à l’étape suivante.

Elle rougit comme une collégienne.

 

L’Honneur et les Chiens, Palais de l’Elysée, Mai 1993

 

Cela faisait quelques semaines que leurs séances se déroulaient à l’Elysée. Le Président tentait de donner le change mais physiquement, il n’était déjà plus que l’ombre de lui-même – il avait horriblement maigri et ses jambes ne semblaient plus le porter, quand son esprit semblait échapper à l’attraction terrestre pour l’emmener, épisodiquement, dans de lointaines contrées inaccessibles aux simples mortels. En entrant dans le bureau doré, la cartomancienne avait croisé le médecin personnel du Président.

— Ma chère, la vieillesse n’est pas une question de mort, c’est une question de santé puisque la mort est certaine. Hélas, vous me trouvez aujourd’hui en petite forme…

Et certainement plus en état de gouverner.

— Comment se passent les séances de chimio ? tenta-t-elle.

— Délicieusement avilissantes, je vous remercie. Et ce rhume, ma chère ?

— J’ai honte d’en parler.

— Nous sommes là pour cela.

Elle baissa la tête pour couper le fil de la conversation et dans un geste fluide, se pencha pour récupérer ses cartes dans son sac.

Le Président jeta un regard sur le jeu, où se mêlaient fascination, fièvre et inquiétude.

— Les cartes peuvent-elles me prédire ce qu’il adviendra de moi après mon trépas ? demanda-t-il, soudainement fragile.

— Oui. Les évènements continuent de s’inscrire sur le grand livre de l’histoire.

Il tiqua, puis sourit comme un jeune homme.

— Je pensais moins au corps et aux choses terrestres qu’à l’esprit.

— Je ne fais pas tourner les tables, François.

L’homme ne montra aucun signe d’agacement ni de surprise devant la soudaine familiarité. Son regard était fixe et légèrement opacifié.

— Au moins aurais-je une mort digne. Il est injustifiable que l’on jette l’honneur d’un homme aux chiens, et finalement sa vie.

Les mains du Président tremblèrent.

 

La Mort du Sphinx, 7-8 Janvier 1996

 

Elle, la cartomancienne, était là, dans un recoin du salon entre la famille proche et les amis de longue date – et donc de la dernière heure.
Car le Président se mourait.

Il était câblé comme une tour informatique mais voulait se lever, guidé par un féroce appétit de vie, ou peut-être ne sachant plus ce qu’il faisait. Un Sphinx qui accepte la mort se jette au bas de son rocher. Elle aurait voulu l’expliquer aux autres mais elle se savait en sursis, ici même. Alors, elle se terra dans le silence.

Elle scruta les visages. Il y a, dans la mort, ce sentiment d’urgence qu’elle ne comprend pas. Mais elle respecta la gravité, sans ignorer l’extrême tension qui flottait dans l’air comme un gaz fétide. Oui, ils étaient tous là, la famille, les amis, et le cortège des maîtresses du grand homme. Même la dernière, le secret le mieux gardé du Président, et sa fille, l’héritière – son portrait craché. Deux ans plus tôt, par une photo faussement volée et parue dans Paris-Match, il avait enfin crevé l’abcès. Oui, il avait une fille qu’il avait cachée pendant plus de vingt ans, fruit d’une longue relation, elle aussi secrète. Il m’aura écouté, en définitive, pensa-t-elle. Les Français se foutent des histoires de cul de leurs politiques – au contraire, ça les rend plus humains. François voulait raconter une histoire différente – la sienne. Mais une histoire française, malgré tout.

Cinq jours plus tôt, il l’avait demandée. Elle était dans sa résidence secondaire, dans le sud, à profiter de quelques jours de repos après les fêtes de Noël. C’est l’épouse du chef d’État qui l’avait appelée. Dans le combiné, une voix de crécelle, cassante, et une toux assourdissante, comme des pièces de monnaie qui s’entrechoquent dans un bocal en verre. Bien-sûr, elle avait accepté la requête du Président – une dernière séance.

On l’avait préparée – mais la vue de l’homme lui avait coupé les jambes. Il n’est déjà plus là, songea-t-elle, horrifiée par ses propres pensées. Autour de l’homme, un voile sombre et une lumière famélique qui semblait se courber. Les ténèbres s’abattent. Mais il tenta un sourire, un rictus douloureux sur une peau horriblement craquelée. Il tapota faiblement le lit. Elle s’assit lentement – derrière elle, la porte de la chambre se referma.

— Enfin seuls, murmura-t-il, en tentant un nouveau sourire coquin.

Elle sourit aussi, malgré elle.

— C’est une réunion de famille. Je ne voulais pas m’imposer.

Il haussa les sourcils.

— Allons, nous avons dépassé ce stade, il me semble, dit-il dans un souffle.

Il respira profondément – sa poitrine se creusa douloureusement puis il ferma les yeux, ouvrit la bouche. Elle se tendit, scruta la jugulaire de l’homme. Non, pas maintenant, par pitié, pria-t-elle silencieusement. Le Président rouvrit les yeux, sembla chercher un point de repère dans l’espace puis son regard se reposa sur elle. Il s’y accrocha. Encore ce sourire taquin.

— Enfin seuls, murmura-t-il encore.

Elle lui avait tiré les cartes, selon sa volonté. Des années plus tard, elle retiendrait la transformation de l’homme, la dégradation du corps et de l’esprit – et cette ultime lame, tirée en synthèse, le Monde, un dernier tirage comme un point final qui se confond avec le point d’entrée. Un cercle qui se referme. L’ironie, lui sembla-t-il sur le moment, n’avait pas échappé au grand homme. Ironie ? ou signe de l’au-delà ? 

L’ironie du sort est la face cachée du destin, dit-on. Quelques heures plus tard, le médecin personnel du Président lui injecta le poison immortel.

Il s’appelait Tarot.

FIN

Commentaires (2)

Webstory
26.05.2023

Lisez le témoignage du lauréat dans les archives des actualités, ainsi que le mot du jury par Jérôme Gavin, directeur de l’ARA, auteur, enseignant de mathématiques au Collège Voltaire.

Webstory
10.11.2022

Félicitations à J.L.Martin, lauréat du 3e Prix du concours d'écriture 2022, pour Le Sphinx.

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