Créé le: 03.12.2018
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Le sordide meurtre des poulettes

Animal, Humour, Polar

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Un ours blanc, un tigre, un zèbre, un chameau, une gazelle, une éléphante, un chat dans un cirque, avec des poules... sauvagement assassinées.
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Le sordide meurtre des poulettes

– Je vous jure, ce n’est pas moi qui ai mangé les poulettes. 

 

Acculé dans un coin d’ombre entre deux roulottes, Polar n’en mène pas large. Face à lui Clarence le lion, Phil le tigre, Zébulon le zèbre et Arlo le chameau. Il faut bien ça pour tenir en respect un terrible ours blanc, si pacifiste soit-il, enfin soit-disant pacifiste.

 

– Allons, les gars, c’est moi, vous me connaissez. Depuis le temps qu’on fait les tournées ensemble, vous ne pouvez pas me croire responsable d’une chose pareille !

– Justement, qu’est-ce qu’on sait de toi ? le toise Clarence. Mon dresseur trouve un peu bancale cette histoire de dérive sur un bloc de glace depuis le pôle.

–  Et puis, un ours blanc, ce n’est pas fait pour vivre ici, enchaîne Arlo, mon soigneur dit que ce pays est trop chaud pour toi.

– Tout le monde sait que les ours sont de dangereux psychopathes sanguinaires, poursuit Zébulon, mon maître tremble chaque fois que tu t’approches de moi.

– Ce n’est pas parce que mon espèce véhicule cette image que je suis forcément coupable, plaide l’ours en jetant un œil vers Phil, en quête de soutien.

Ce dernier s’apprête à rétorquer quand un sifflement retentit. Sophie, l’otarie qui monte la garde, a repéré quelque chose. Les assaillants disparaissent aussitôt, laissant l’ours pantois. Le directeur du cirque et le clown arrivent vers Polar, surpris de le trouver là. Ils font leur tournée avant la nuit, pour s’assurer que tout est en ordre. Ils ramènent alors Polar qui les suit bien sagement jusqu’à sa cage.

 

Incapable de trouver le sommeil, il tourne en rond, se remémorant les événements qui ont engendré cette situation.

 

A l’arrivée du cirque ambulant en Pays de Bresse, six magnifiques poules et leur dompteur sont venus compléter leur troupe. Les cocottes leur ont expliqué qu’elles ont fait de nombreux spectacles, qu’elles sont même allées à Vegas, tutoyant Céline et déjeunant avec Siegfried et Roy, que des affiches où elles faisaient rouler leurs plumes y garnissaient tout Main Street. Elles étaient fières de leurs succès et ne se lassaient pas d’en parler. 

 

On en n’a retrouvé que leurs têtes toutes dégoulinantes de sang, leurs plumes, d’un blanc autrefois immaculé, éparpillées sur tout le périmètre et tachées de rouge. Une scène atroce qui remplit d’effroi tous les animaux. Ursula l’autruche s’évanouit, Robert le singe vomit, Jack le chien lança une plainte déchirante avant de se mettre à étudier la scène de crime.

 

Il ne mit pas long à découvrir dans la terre les empreintes de l’ours. Alors tous les regards se sont tournés vers Polar. Il eut beau expliquer qu’il était passé par là la veille après la pluie et y avait laissé ses empreintes, rien n’y fit. Les animaux du cirque avaient trouvé leur coupable.

 

Du côté des humains, l’événement n’a pas la même résonance, en gros, ils s’en battent les plumes. Après tout, ce n’est qu’une demi-douzaine de poulettes et leur éleveur n’est même plus là pour se plaindre. En fait, on ne l’a plus revu depuis la nuit fatidique. Eléanore l’éléphante dit qu’il a quitté le cirque, trop malheureux. Sam le canard prétend que l’ours l’a mangé aussi. Les autres disent que les humains protègent l’ours, leur animal phare, la vedette du show.

C’est dans cette ambiance délétère que débarque Raoul, chat errant, détective à ses heures. Il saute avec souplesse dans la cage de l’ours et bondit sur son dos. Surpris, ce dernier se retourne vers lui, la gueule grande ouverte, prêt à gober l’importun.

 

– Holà, doucement monsieur l’ours, dit le chat en s’écartant des crocs étincelants de salive. Vous avez certes une belle dentition, mais vous ne voulez pas ajouter une victime à votre palmarès.

– Je suis innocent, soupire Polar en s’effondrant sur le ventre.

– Pourtant tout vous accuse.

– Tout le monde, plutôt.

– Si vous le permettez, je vais mener ma petite enquête.

– Qu’est-ce que ça va me coûter ?

– Oh, pas grand chose, ne vous en faites pas pour ça.

– Au point où j’en suis… Allez-y, enquêtez.

– Parfait. Mais d’abord, laissez-moi vous détendre.

 

Raoul commence alors à pétrir le dos massif en fourrure blanche, allant et venant avec ses pattes avant. L’ours ne tarde pas à s’endormir, apaisé par le massage et bercé par les ronronnements du félin.

Quand Polar se réveille, il trouve Bernard la souris en train de barboter dans sa gamelle. Arlo le chameau surveille, à l’affût d’un faux pas, d’un flagrant délit d’agression. L’ours ne réagit pas. Il regarde de l’autre côté pendant que Bernard termine son bain en sifflotant.

 

– Tu m’excuseras, mais je me suis un peu laissé aller dans ton auge.

 

Et il part en sautillant, accompagné par Arlo qui se fend d’un large sourire à l’intention de Polar. L’ours remarque d’un coup d’œil les petites crottes qui flottent à la surface de son eau. La rage monte en lui, mais il la contient.

 

– Difficile de résister à sa nature, n’est-ce pas ?

 

Depuis sa cage, Phil l’observe d’un air narquois.

 

– Je ne suis pas violent, rétorque l’ours, depuis tout petit je vis parmi les hommes et j’ai beaucoup appris à leur contact.

– Parce que les hommes ne sont pas violents ?

Polar se tait, il sait qu’il perd au jeu de la réthorique contre ce filou de tigre. Son maître vient à point le chercher, pour répéter leur numéro sur le grand ballon. Cet exercice requiert de la concentration, ce qui lui fait défaut actuellement. Il manque de tomber à plusieurs reprises, mais peu à peu, la routine des enchaînements parvient à chasser ses inquiétudes et il retrouve son équilibre. Ensuite il mange une ration de pommes et de carottes et son moral finit par remonter d’un cran.

 

– Si j’étais vous, je ne retournerais pas à ma cage, pas tout de suite en tous les cas.

 

Raoul se tient à ses côtés. Polar ne l’a pas vu venir.

 

– Et pourquoi ? C’est chez moi.

– Une mauvaise surprise vous attend.

– Je suis au courant pour la souris qui s’est “oubliée” dans ma gamelle. J’étais là.

– Je ne faisais pas allusion à cela. Il y a autre chose…

 

Un cri déchirant retentit. L’ours se précipite, Raoul à ses trousses. Animaux et humains sont massés devant sa cage. Polar s’approche, le chat s’échappe.

– C’est toi, dit Arlo.

– Tu n’as pas pu te retenir, enchaîne le tigre.

– C’était juste une blague ! crache Sophie l’otarie.

– On va tous y passer, termine Zébulon d’une voix blanche.

 

Regards mauvais du côté des animaux, tristes du côté des humains. Polar découvre alors la scène : Bernard gît dans son sang, les boyaux répandus sur la paille de sa cage, l’estomac ouvert par une griffe chirurgicale. Il regarde ses pattes, jamais elles n’ont fait de mal. Mais les autres prennent son geste pour un aveu. Son maître le prend par son collier et l’emmène à sa roulotte, en attendant que le carnage soit nettoyé.

 

“Assassin”, “meurtrier”, “fou sanguinaire”, à chaque fois qu’un animal passe à côté de lui, les insultes fusent. Il voit la menace dans leurs yeux, une promesse de vengeance pour avoir osé s’en prendre aux leurs. Pourtant il pensait faire partie de la troupe, être justement “des leurs”.

 

Le soir, lors du spectacle, il arrive de justesse à rester en place sur le ballon. Le public frémit, croyant à une prouesse alors que ce n’est qu’une maladresse. Son numéro terminé, il retourne vite à sa cage. Chaque animal qu’il croise lui lance un regard dégoûté. Il aimerait bien que le chat soit là pour lui masser le dos, mais aucune trace de lui.

                                                                                                    *   *   *

 

Robert le singe bondit de roulotte en roulotte. Il préfère rester en mouvement, le meurtrier risque de le surprendre. Il ne pense pas s’être fait repérer, mais on n’est jamais trop prudent. Il a vu la souris se faire massacrer alors qu’il était perché sur un arbre. La scène était si épouvantable qu’il est resté sans voix. Heureusement, sinon il serait certainement réduit en charpie lui aussi. Il effectue un nouveau bond pour gagner la roulotte de son maître. Une mâchoire puissante le cueille juste avant sa réception.

 

                                                                                                    *   *    *

 

Une plainte lugubre réveille Polar. Encore Jack qui hurle à la mort, encore une nouvelle victime. Polar a peur de découvrir son identité. Et si c’est pour cette raison qu’il n’a plus vu Raoul ? Il se dirige vers l’origine du cri, la boule au ventre. Robert gît, le ventre lacéré, les boyaux à l’air comme la souris. Mort.

 

À la fois soulagé et ébranlé, Polar s’enfuit avant que les autres ne réagissent. Ils sont sous le choc de la découverte. Il se tapit entre les latrines et les bennes à ordure, espérant que les relents nauséabonds tiendront les autres à l’écart.

– Ils ont peur.

 

Le chat est de retour.

 

– Quelqu’un tue leurs amis et tu es le coupable idéal.

– Mais je n’ai rien fait.

– On veut te faire porter le chapeau.

– Pourquoi ?

– J’ai discuté avec le chien hier soir. Il m’a avoué que, si ton odeur était bien présente sur la scène du crime des poulettes, elle était estompée. C’est parce que tu dégages un parfum puissant qui a tendance à s’incruster qu’il l’a senti. Et comme tes empreintes étaient bien visibles, tout te désignait.

– Il me croit innocent ou coupable ?

– Innocent. Il s’est laissé emporter par les autres. Mais une fois seul, il a pu réfléchir plus sereinement.

– Pourquoi il ne dit rien ?

– Il ne veut pas finir comme la souris, ou le singe. Il cherche des preuves, discrètement.

 

Un bruit retentit et Raoul disparaît. C’est le lion, le tigre et le chameau qui ont fini par le débusquer.

– On va te régler ton compte, meurtrier, commence Arlo.

– Ce n’est pas moi, d’ailleurs j’étais avec le chat quand la souris…

– Le chat ? crache Clarence, il n’y a pas de chat dans ce cirque.

– Tu es tellement désespéré que tu serais prêt à inventer n’importe quoi, le raille Phil.

 

Une pluie de coups s’abat sur lui. Il ne réagit pas, se laisse faire, roulé en boule, il attend que ça passe. Non violent, il l’a toujours été et rien n’y changera. Son maître vient à sa rescousse, dispersant les assaillants dont le nombre s’est accru, tous les animaux veulent participer au lynchage.

 

Alors qu’il lèche ses plaies, Raoul réapparaît.

 

– Décidément, tu te débines au pire moment.

– Une intuition à vérifier et qui s’avère fructueuse. Je sais ce qui est arrivé aux poulettes. Elles ont servi de festin. Leur propriétaire n’était pas un dresseur, mais un maître coq. C’est lui qui les a apprêtées en guise de repas d’accueil pour le cirque dans la région.

– Quelle horrible façon de terminer une carrière si brillante.

– Pure fanfaronnade de leur part. Elles ne sont jamais sorties de leur enclos. Si grand et spacieux soit-il, il ne va pas jusqu’à Vegas. Elles n’ont jamais franchi les limites du territoire, ni n’ont été les vedettes d’un quelconque spectacle, si ce n’est dans leur imagination. Ce n’étaient que de simples poulettes destinées à finir dans l’assiette.

– J’y crois pas. C’est toi qui invente.

– J’ai retrouvé leurs os dans les poubelles du directeur.

– Pourquoi m’accuser alors ? Et le singe ?

– Ça reste encore un mystère, mais j’ai une piste.

 

Et sur ces mots, le chat s’éclipse en trois bonds.

 

L’ours s’assoupit, le corps rompu par les coups, l’esprit fatigué de trop d’injustice. Des pas légers le réveillent, c’est Roberta, la gazelle. Elle lui caresse doucement le front. Ce contact l’apaise. Elle lui tend une bassine d’eau, il la remercie et pendant qu’il se désaltère elle se met à parler.

 

– Je te crois innocent. On est plusieurs, mais on n’ose rien dire, on a peur de finir comme le singe.

 

L’ours lève la tête, interloqué par cette soudaine révélation. Mais il ne voit que la petite croupe blanche qui détale comme si elle avait le diable aux trousses. Ça le console autant que ça le révolte.

 

                                                                                                                *   *   *

 

Roberta a peur. Elle se sent observée depuis qu’elle a porté assistance à Polar et chaque frémissement la fait sursauter. La nuit englobe le cirque d’une obscurité lugubre, les coins sombres sont légion pour se cacher et les ombres s’étirent avec des mouvements incertains à la lueur des feux de camps. Soudain une grosse patte griffue la saisit à la gorge. Elle ne l’a pas entendu venir mais elle le reconnaît, l’assassin aux pattes de velours, c’est lui, c’est le tigre. Au moment où il va fermer sa gueule sur la tête de la gazelle, Eléanore le saisit de sa trompe et le garde suspendu en l’air par la queue. Prisonnier, il se débat essayant de frapper son agresseur, mais l’éléphante reste hors de portée.

 

– Bravo le chat, ton piège a fonctionné, dit l’ours reconnaissant.

– Il était moins une, remarque Roberta encore sous le choc.

– Ainsi c’était lui, lâche Clarence.

– Oui, il était jaloux, dit Raoul. Avant que l’ours n’arrive, c’était lui qui garnissait les affiches, qui récoltait les applaudissements et l’amour du public. Il lui en voulait. Il a profité de la méprise à propos des poulettes pour accuser l’ours.

– Et pourquoi tuer Bernard et le singe ?

– Bernard, pour confirmer les soupçons, explique Jack. Comme il s’était baigné dans la gamelle de Polar, ça en faisait une victime idéale. Quant à Robert, il a dû malheureusement être témoin du crime.

– Comment se débarrasser du tigre ? Les humains ne comprendront jamais.

– Il suffit d’une petite mise en scène, dit le chat en observant le tigre qui se balance au bout de la trompe.

 

                                                                                                       *   *   *

 

Derrière les barrières du zoo, Phil fulmine. Terminer ainsi une grande carrière, quelle honte ! Après que cette satanée éléphante l’a assommé, il s’est réveillé au milieu d’un enclos de poulettes, ces dernières complètement apeurées, étaient regroupées les unes sur les autres à l’extrémité de l’enclos. Elles avaient bien raison, de s’inquiéter, il n’en aurait fait qu’une bouchée, de rage, si le fermier n’était pas apparu en criant et surtout armé d’une fourche. Il a alors réalisé qu’il avait des plumes dans la gueule, et du sang sur les griffes. Pendant qu’il tentait de cracher les plumes tout en se nettoyant les pattes, un camion est arrivé et on l’a embarqué, sans le ménager.

 

Le voilà ici, maintenant, à tourner en rond dans son enclos trop petit, à devoir manger, boire, dormir sous les regards scrutateurs de tous les visiteurs. Et surtout, à la voir, elle, cette affiche collée comme par hasard sur le panneau en face de sa cage, cette affiche qui le nargue à longueur de journée, cette affiche du nouveau spectacle du cirque où le chat se glisse négligemment entre les pattes de l’ours.

 

Commentaires (1)

We

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03.12.2018

'Bonjour Asphodèle, je me réjouis de lire votre polar et si les enfants peuvent le lire, j'ajouterai la catégorie "enfants". Merci de ce partage qui ravira vos lecteurs.'

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