Chapitre 1

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Pourquoi les héritages tournent-ils mal, en général ?
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Le soleil avait brillé, mais modérément. Bien plus, les derniers jours de pluie avaient détrempé le paysage : les champs, ma forêt, le patio. Plus rien ne subsistait de la veillée funèbre, si ce n’est quelques images qui revenaient me hanter, ici ou là. En souvenir de cette mémorable cérémonie, je n’avais gardé que des bouquets de fleurs fanées, déjà sèches et bonnes à jeter. Je tardais à m’y résoudre, ma manière à moi de résister au changement.

Le port bruissait de sa vigueur habituelle. Je m’en tenais éloigné, car je n’avais aucune envie de me soumettre à des longues rencontres, des airs compassés, des questions oiseuses, des regards compatissants. Père était décédé, certes, j’avais mon quota de tristesse à me coltiner durant quelque temps. Mais cette perte était plus que prévisible. Ce vieux monsieur qu’il était devenu, même très vieux, ne pouvait prétendre à voir sa vie se prolonger indéfiniment. Aussi s’était-il, et nous avait-il préparés à ce jour fatal, où il rendrait l’âme.

Mes frères et ma sœur en étaient bien conscients. Notre mère, paix à son âme, ne verrait pas le jour fatal de l’homme qu’elle avait aimé durant leur longue vie commune. Elle était partie quelques années plus tôt, sans bruit, un peu comme elle avait vécu : en toute discrétion. Maintenant que nos parents étaient tous les deux partis, il nous fallait régler les relations dans la fratrie. Tout avait bien fonctionné, tant que chacun avait accepté la place attribuée par l’autorité paternelle. En serait-il de même maintenant ? Je ne me risquerais pas à un pronostic, sachant tout ce que certaines frustrations sont susceptibles d’engendrer dans le cœur d’un individu, quand bien même ce serait quelqu’un de ma propre famille.

Chapitre 2

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J’avais arrangé mon après-midi, de manière à avoir du temps libre pour une longue promenade dans les forêts qui faisaient partie de notre famille depuis des siècles. Notre père nous l’avait très souvent rappelé : ces terres, nos ancêtres les ont cultivées, ces forêts, ils les ont plantées. Il nous appartient à nous de ne jamais les abandonner à qui que ce soit. Ce serait faillir à un devoir sacré, si par malheur, quelqu’un de nous en arrivait à s’en séparer. Ainsi parlait Julius Zimmermann, notre père. Je passais d’un champ à l’autre, en cheminant sans me presser sur le chemin qui bordait notre propriété et faisait en même temps office de frontière avec notre voisin Cheminat. Celui-ci appartenait à une lointaine branche de notre famille, un cousinage éloigné nous unissait, mais auquel personne de nous ne songeait à lui accorder une quelconque importance. Peut-être y avait-il eu une de ces brouilles de village ou de famille, qui avait laissé des traces dans les mémoires des plus anciens. Mais ni notre père, ni notre mère, n’avait souhaité répondre à nos nombreuses questions. A chaque fois, il y avait un moment de flottement, durant lequel nos parents se concertaient sans parole. Ils devaient être tous les deux liés par une sorte de télépathie, parce qu’invariablement nos questions restaient sans réponse, ou si réponse il y avait, celle-ci se rapportait sans autre à ce qui avait été dit la fois précédente sur le sujet.

Chapitre 3

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Marion n’avait pas encore terminé son travail à l’école. Je devrais donc attendre quelques heures avant de pouvoir la rejoindre chez elle. Elle était mon amie fidèle et j’avais besoin de lui parler, de vider mon cœur auprès d’elle qui avait une oreille si attentive à mes plaintes. Je n’avais pas le moindre souvenir par lequel j’aurais pu me plaindre d’elle ou prétendre qu’elle n’avait pas rempli sa mission de confidente. Marion était exceptionnelle, une femme d’exception, qui méritait certainement le surnom que beaucoup lui donnait : la survivante. Plus qu’un surnom, c’était plutôt un compliment pour cette belle femme de dix ans mon aînée, qui ne faisait pas ses 43 ans, dont le visage présentait une vague ressemblance avec la Joconde, dont les yeux scintillaient de gentillesse, et qui n’hésitait pas à me prendre dans ses bras dans lesquels je m’abandonnais sans hésitation. Il aurait fallu de grandes tempêtes pour détruire une telle personnalité, celle dont on pense qu’elle est unique sur la planète entière. Je n’étais pas loin de le penser aussi.

Chapitre 4

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Ensuite, la guerre faisait toujours son œuvre quelque part au loin, ou plus près. Les menaces étaient fréquentes, plus qu’il n’en fallait pour que mon esprit se mette à vagabonder dans des contrées où régnaient le chaos, les exactions, la mort, les souffrances. Pourquoi donc fallait-il toujours que les humains s’en prennent à d’autres êtres, pour les déposséder de leur bonheur ? Ç’en était désespérant. Après chaque guerre, grande ou petite, on entendait les plus jamais ça, les tuez-les sans notre aide, etc. Mais rien ne changeait. J’avais la sensation d’étouffer, même si ma respiration n’y était pour rien du tout. Je courrais d’une pièce à l’autre, sans penser que la course s’arrêterait d’elle-même, quand je n’aurais plus de souffle, ou quand une balle finirait par m’atteindre en pleine tête ou en plein cœur. Ailleurs, des gens se prélassaient sur des terrasses ensoleillées, leurs corps détendus et bronzés, à moitié nus, à moitié lucides, un peu éméchés, loin de toutes ces turpitudes, ces humiliations, que des humains sans cœur s’infligeaient les uns aux autres. Que faisaient-ils ces gens sur les bords des piscines ? N’auraient-ils pas aussi dû se trouver sur les champs de bataille, mêlés aux combats, en danger ? Non, eux étaient d’une toute autre race, celle des chanceux qui n’ont pas à prendre de risques, vu qu’ils sont assurés contre tous les risques. Ce sont les privilégiés du système : corruption, passe-droits, la guerre caca pas pour moi, les pauvres n’ont qu’à y aller, ils sont faits pour ça, ils ont l’habitude, on ne va pas prendre leur travail pour une fois qu’ils en ont un. Guerriers, combattants, terroristes, djihadistes, tireurs d’élite (mais qui ne tirent pas sur l’élite), tous unis contre l’envahisseur, ce méchant qui vient voler nos troupeaux, nos biens si précieux, nos héritages depuis si longtemps promis qu’on ne se souvient plus par qui et quand ils ont été acquis. On a même oublié de quelle manière ils sont entrés dans nos possessions. Peut-être que c’est finalement la meilleure chose à faire : oublier, effacer les mémoires, rendre tout le monde amnésique, mentir, manipuler. Tout ça pour que les héritiers soient tous, au plus profond d’eux-mêmes, persuadés qu’ils ont des droits quasi divins sur ce qu’ils possèdent.

Donc, maintenant le partage peut commencer. Gare aux disputes.

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