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© 2020-2024 André Birse

Chapitre 1

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Evocation d'un lieu, d'un évènement et de mon père, dans un langage poético-ontologique dont je ne parviens pas à me défaire.
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Je reconnais ce flanc de montagne et du regard en dévale la pente. Il est un concurrent. J’en deviens un. Quel sommet n’avons-nous en pensée gravi ? Records battus, montagne dans la paume de la main. Des yeux, je refais l’histoire sans savoir exactement laquelle. Les arbres, minuscules grandeurs, focale intemporelle, cèdent la place aux champions partageant la douce inconnue de l’instant répété. Orages menaçant les masses, forêts et rocailles, matières innommées des montagnes, sédimentaires ou magmatiques, qui en leurs perpétuelles attentes répondent à l’action de l’Un et à celles des autres. Hier, durant cette première balade du milieu de l’été, je l’ai beaucoup regardée cette piste entre les forêts creusée, une colline ensoleillée, prête à figurer dans les décors de l’avenir et comme oublieuse des évanescences révolues. Les densités abondantes du pays offrent un spectacle lent et circulaire gravé dans la fixité du mouvement.

 

Il, mon père, l’a beaucoup regardée aussi, cette piste du géant.

 

Devant sa télévision chaque hiver. Des centaines, peut-être des milliers de parcours. Le fameux slalom géant d’Adelboden aux premiers jours de janvier. Un passage obligé dans cet autre cirque d’hiver. Premiers jours, de toutes les années. Il n’y avait pas plus important, quand un concurrent se présentait au portillon de départ, que de le regarder descendre, courbes et attitudes, et ses temps intermédiaires jusqu’à la ligne d’arrivée. Franchissement de celle-ci puis connaître aussitôt son classement. Un vainqueur venu de la région et quelque chose d’important était arrivé. Il ne fut jamais chasseur ni même gagneur mais spectateur consentant et j’y vois de la bravoure bardée de lumières. J’ai aussi éprouvé ce sentiment. Les hauts et bas de piste, cette permanence du possible face à aux intermittences du réel. C’est le contraire qui devrait être affiché, sur le tableau au-dessus de l’aire d’arrivée. Certains jours de course il y a de l’attente à cause du vent ou des flocons. Grésillements visuels. Ils passaient du jazz à la télévision, noir et blanc de l’imminence. Un nouveau qui ne devait nous échapper. Mon père a aimé ces moments aux lisières des forêts de son adolescence. C’était en dessus, à peine, du fond de la vallée. Un virage réussi était un instant de pris sur la noire éternité. C’est pour une raison de cet ordre qu’il a su rester suspendu à la promesse sensorielle de tous les départs et de chaque accomplissement de leurs parcours. Les noms et les numéros de dossard. Je ne le savais pas, mais tout déjà y était. Les disciplines alpines et les autres aussi, sociologie, géographie, psychologie. Ontologie. Mon père n’a pas prêté attention à ces mots. Il préférait ceux du commentateur qui lui parlait à lui, de ce qu’il advenait de la compétition, de qui ce devait être bientôt le tour. Le chemin avant le final puis la raideur de la piste. Le vide, « On ne s’en rend pas compte à la télévision ».

 

Il faut bien l’attaquer cet abrupt passage, ne pas partir à la faute. La belle façon qui était alors la sienne d’en faire la démonstration. Le grand silence de la nature, même lorsqu’il y a des moteurs et des travaux, non-dits cycliques, d’un versant à l’autre qu’elle que soit son orientation. Les heures à regarder le lent surgissement des sapins, à guetter le millénaire mouvement d’un rocher quand tous se passe bien. Les secrets du réel cryptée n’y sont pas enfouis. Plus que la survenance, c’est la persistance qui regarde l’essentiel dans les yeux. Mon père n’aimait pas le mot théorie mais il avait perçu les réalités du moment. Toutes entières comprises dans le déploiement d’énergie du plus agile des champions. Les cris de la foule, les sautillements. C’était une autre histoire, pour lutter contre le refroidissement. La plénitude crue de la vie dans un absolu somnolent qui en deviendrait absent. Les coups de tonnerre si puissants qui ont façonné la matière chaude qui fit ces pays. Un jour de pluie pouvant paraître de routine et les neiges qui reviendront ou dont le retour se compliquera. On ne sait pas. Il y aura encore des cartes postales et des podiums de vainqueurs. Mais aussi. La fuite des temps poursuivra son œuvre de désenchantement. Je connais des noms de vainqueurs, j’y étais, avec mon père, en pensée ou avec lui devant la télévision. Georges Schneider, de La Chaux-de-Fonds, nous avions fait le voyage un soir pour nous rendre à son mémorial. Un slalom spécial. Mort d’un accident de chasse. Ingemar Stenmark, un atypique suédois qui figura de son sourire discret les unes des années quatre-vingt. Puis d’autres noms, pour faire l’histoire, au fil des ans, dessinant les justes lignes, créant de la vitesse. Derrière les crêtes de l’alpe viendra le glacier de la Plaine Morte où mon père skia, s’arrêtant pour désigner d’autres lieux d’autres monts. Demain devrait être une belle journée. La montagne souvent est couverte de nuées. Il est des tunnels que l’on a percés et des secrets qui furent bien gardés. Je me promène sous la pluie au bas de ce lieu de compétition. Une certaine solitude me tient le corps depuis que mon père est mort. J’avais avec et après lui mythifié ces géants – je me souviens de l’un d’eux qui était très petit, Heini Hemmi – puis me suis étonné de la persistance de son intérêt. Ici au bas de la piste sans clameur autre que celle des gouttes tombées, sans gloire à rechercher, je passe au hasard d’une route toute tracée. Aucune autre ontologie à proposer, je m’abstiens autant que je m’astreins. Comme toujours, et après lui universellement. J’avais des choses à dire et c’est lui que j’entends. Son dossard rendu est avec d’autres empilé. Le ciel rugira, la montagne patientera. L’être plus encore que le néant poursuit son processus de création. Il laisse un tout se dérouler et s’en éprend, se saisit de la moindre opportunité pour permettre que la course se poursuive en laissant croire qu’il y aurait un ordre à l’arrivée. Il est des personnes en qui l’on n’a pas besoin de croire. Elles sont là ce n’est pas encore ni déjà du passé. Il est des reliefs saisissants. Laisser vivre en soi cette affection et poursuivre la compétition du haut jusqu’en bas. Les remontées de pistes pas à pas, skis au pied. Je n’y vais plus mais j’ai ça en moi, ces remontées, ces enjeux, cette inspiration. Je ne vais pas laisser tomber. Vais poursuivre la course en image à ma façon, passivement, sans façons, dans le grand et le petit façonnement des grandes et des petites choses. Il manque une ombre sur la montagne et la lumière d’un regard, sa paix profonde et ses assombrissements, alors que le réel survient sans cesse, tel un ours qui n’en veut rien savoir et agit de ses pattes et de ses dents. L’homme n’est pas la vérité de l’univers mais il aura peut-être aidé à la constituer.

 

Les hauteurs divertissantes, les reliefs cristallisés, et la plaine qui succombe. Manteaux d’inanités, je peine à m’immiscer dans ces logiques matérialisantes, soustraites à leurs propres abstractions, et nues et vengées par leurs naissantes vacuités.

 

Un banc au milieu du dernier crêt. Des chalets, les yeux à demi ouverts. Toute une effervescence tue. In situ. Les nationalités les unes après les autres, un festin d’individualités. C’est ici que ça s’est joué. On entre plus dans l’histoire, le ventre de la vie. Manquer une porte, sortir de la piste. J’entends les cris de l’hiver alors que l’herbe est fraîche en cet ici du mois d’août. Les chuchotements que surclassent les crissements. Je vais m’endormir sur ce banc alors que le village regarde ailleurs. Aucune envie de vainqueur ni d’atermoiement de perdant. Un chat, une limace, une autre, un corbeau, des scies électriques et des mouches dans le dos, ma Cannebière, ma Sibérie. J’ai cherché mon père dans cette pente et n’ai vu que mon ombre pareille à celle d’un skieur saisi dans le froid. Ces irréalités sont dans la matière des âmes et des artistes, un Tal Coat qui se serait fait luxuriant. Perspectives et profondeurs d’un tout qui ne semble pas abandonné. Nuages, blancheurs, ardoises, crêtes constellées. Le silence au sein de la vie déjà, mes silences désavoués vers les avenirs rieurs qui jamais ne se feront attendre.

 

Coupe du monde au bas de la piste. Les cercueils étaient vides et personne ne s’impatientait. Je ne perçois pas tout, à chaque nouvelle tombée du soir. L’an dernier ce fut Derborence, un rendez-vous gagné, un autre manqué. En quelques heures, je parvins à ne plus penser, sans pour autant devoir en rester là. De la matière, de la place, des élans, une infinité, visible la nuit. Ce grand soi dans sa providentielle insignifiance. Perpétualités de nos agiles étonnements et des siens à jamais partagés.

 

Géant parce que les espaces sont plus grands. Spécial parce qu’ils sont très courts. Des noms de villes alpines, les centièmes de secondes encore divisés. A quoi ça s’est joué. Le soleil créait sur la neige une infinités de moments présents. Le temps qu’il aura fallu pour permettre à cette instantanéité de se faire vraie et de réintégrer les rocheuses certitudes du réel apparent, de sa capacité d’ignorance et de sa dureté. L’autre, on n’en parle pas encore ou déjà plus. Un concurrent vient de passer, ce n’était pas lui, ce n’était pas moi, une mouche dans le vitré.

 

Fulgurances éternelles, infini larvé, après le temps intermédiaire, se battre, et surtout rester concentré jusqu’à l’arrivée. Et si l’arrivée, c’était hier, apprendre encore de bout en bout … et puis plus rien. D’un côté le silence, de l’autre la clameur, bien sûr que l’on reste enfant et qu’il ne faut plus s’éloigner de cette façon de poser les questions. Emotion nourrie, feu froid. Je penserai à lui en marchant sur les boulevards, actif et songeur, ni spécial, ni géant.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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