Créé le: 01.08.2023
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Le Petit-beurre

Histoire, Souvenir d'enfanceMémoires 2023

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© 2023-2024 Eve

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Parfois, un mot, un geste, ou encore une image peuvent suffire à ramener un homme devenu orphelin en enfance. Cela peut être le cas d'une boîte à biscuits...
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Au milieu d’un cadre en bois clair trône une photo, celle d’une boîte à biscuits métallique sur laquelle sont inscrits en lettre jaunes deux mots : petit-beurre. En dessous de la photo il y a une pour simple inscription édulcorée trois mots et quatre chiffres : « boîte à biscuits, 30×20 ». Pour certains, cette photo peut sembler être d’une banalité singulière. Pour d’autres, cette image relève d’une grande puissance car elle a ce pouvoir si singulier et rare qui réussit à ramener un adulte devenu orphelin, en enfance.

 

Marie-Christine ferme les yeux. Elle entend le bruit clinquant de l’ouverture du couvercle rouillé. Puis, l’odeur des biscuits beurrés lui revient. Du haut d’un âge avancé, de son enfance,  Marie-Christine s’en souvient encore très bien.

 

Marie-Christine ouvre les yeux, elle perçoit à travers la vitre de la photo son reflet. Il lui est étranger. Elle n’est plus cet enfant de six ans qui attendait avec impatience son goûter. Ses cheveux poivrés et ses rides ne peuvent que la trahir. Si une touche de couleur sur ses joues suffit encore à relever un teint halé par les années, son maquillage c’est dans une obscurité opaque qu’elle l’applique, ne supportant plus le reflet d’un visage vieillissant dans la glace. Le gardien du musée devine un sourire au coin de ses lèvres. Ah son enfance, ce que Marie-Christine l’avait aimée!

 

Marie-Christine ferme à nouveau les yeux. Elle se revoit le jardin boisé d’une belle maison en pierre et aux volets verts. Ce jardin verdoyant dont les platanes, grands pins et saules pleureurs caressaient le sol et dont les couleurs chantaient tout en changeant au fil des saisons. Elle avait tant aimé ce mouvement continu et perpétuel de la nature. Du vert, du jaune, du brun. Ce qu’elle aimait c’était cette surprise, ne jamais savoir comment le jardin se porterait à son retour. Elle adorait cette transition qui allait du printemps à l’automne, car les innombrables teintes dorées et rougeâtres remplaçaient les couleurs vives de l’été, parant les arbres de leur plus beau manteau.

 

Marie-Christine avait aussi tant chéri ce parterre fleuri qui faisait chanter roses et lilas. Ses fleurs préférées étaient les tournesols jaunes car ils avaient cette force de suivre le soleil avant de périr avec grâce le dos courbé. Comme s’ils faisaient une dernière révérence au monde qu’ils quittaient.

 

L’enclos du jardin l’avait longtemps protégée de la tristesse et de la brutalité d’un monde qui changeait si vite. Tandis que Marie-Christine se sentait sortir lentement des bras engourdissant de l’enfance, elle avait soudainement compris que la guerre n’était pas loin et que la nourriture manquerait. Désormais, les puissances de l’axe entouraient la Suisse et elles pouvaient décider d’arrêter à tout moment d’envoyer des marchandises. C’était son père qui le lui avait expliqué d’un ton grave. Le seul chemin de livraison qui demeurait était cette ligne de chemin de fer en zone libre qui arrivait à la gare des Eaux-Vives.

 

Des biscuits beurrés, Marie-Christine n’en gardait qu’un souvenir entaché par la dureté d’un pain rassis. Et c’était cela qui l’avait soudainement happée en dehors de l’enfance. La physionomie de la ville changeait au fur et à mesure que la nourriture manquait. Les prairies, puis les forêts et les parcs se transformaient petit à petit en des champs de pommes de terre. Les couleurs de la ville s’assombrissaient. C’était comme si le printemps avait été prématurément chassé par un automne totalitaire.

 

Ces changements, Marie-Christine les avait observés. Les rires s’étaient évaporés et une longue nuit incertaine et pétrifiante recouvrait désormais l’avenir. On craignait d’abord un embargo, puis la famine. La nuit Marie-Christine raclait le fond des tablettes de beurre dans la cuisinette en sanglotant.

 

Cette guerre l’avait fait grandir si vite. Les séjours de Marie-Christine chez ses grands-parents devenaient de plus en plus rares. Elle avait pourtant insisté pour retourner à la maison aux volets verts et à la boîte à biscuits. Mais on lui avait dit qu’il faudrait attendre, encore quelques temps. Attendre. Afin de patienter, Marie-Christine faisait des petites croix sur le mur de sa petite chambre. Au-dessus de son lit, elle avait suspendu ses dessins. Tous représentaient la maison aux volets verts. Sur certains d’entre eux on pouvait même apercevoir la petite boîte à biscuits métallique. Le soir, elle observait ses croix et ses dessins, ces deux témoins radieux de son impatience tout deux placardés à un mur froid. A dix ans on est encore qu’une enfant.

 

Un bruit vient trancher la tranquillité dans laquelle Marie-Christine s’est enfermée. Marie-Christine ouvre les yeux. Le temps s’est échappé.  Marie-Christine se doit de revenir à la réalité et doit désormais retourner à son appartement. Il est l’un des maillons d’une immense tour en béton dont les quelques ouvertures trouent son enveloppe grisâtre. Son appartement, Marie-Christine ne l’a jamais apprivoisé. Il respire la misère et les souvenirs lointains. Marie-Christine n’habite en réalité pas loin de la petite maison aux volets verts, malgré cette proximité physique, cette maison lui semble désormais si éloignée.

 

À la jolie maison de campagne, Marie-Christine n’y est jamais retournée. Elle avait si peur que ses souvenirs dorés ne se ternissent au contact amer de la réalité. La maison avait été vendue. Son enfance lui avait été comme dérobée. Reconstruire. Depuis, elle n’avait cessé d’entendre ce mot. Il lui écorchait les oreilles. On lui avait d’abord expliquer que sa maison aux volets verts avait été détruite afin d’en reconstruire une autre, plus moderne, lui avait-on dit. Puis, à la mort de ses parents, on lui avait dit que c’était cette fois-ci, elle, qui devait se reconstruire. Mais Marie-Christine n’avait pas réussi. Ce qu’elle aime ce sont l’Histoire, les belles histoires, les souvenirs et les vielles pierres.

 

La boîte à biscuits, Marie-Christine n’avait pas non plus réussi à la conserver. Dans un déménagement hâtif, tous avaient perdu la trace de cet objet insignifiant. Mais au musée, Marie-Christine l’avait  retrouvée.

 

Ce jour-là, en quittant le musée, Marie-Christine se fit la promesse d’y revenir le lendemain afin d’y observer une fois nouvelle la photo de la boîte à biscuits. En réalité, Marie-Christine y retourna tous les jours pendant plusieurs mois. C’était sa façon à elle de s’échapper. Sa fenêtre à elle, c’était cette photo : son tremplin vers l’enfance. La boîte à biscuits avait ce pouvoir singulier, celui de transformer la boue de son quotidien en or, pensait-elle.

 

Marie-Christine retourna donc tous les jours au Musée. Chaque jour, elle s’arrêtait devant la petite photo de la boîte à biscuits qu’elle était la seule à remarquer. Pour certains c’était comme si elle était arrivée au bout d’un pèlerinage. Pour d’autres, on avait l’impression que cette femme retournait sur la tombe d’un être cher qu’elle avait tant aimé. Pour Marie-Christine, c’était une sorte de communion agnostique entre sa personne, la boîte à biscuits et ses souvenirs. Un tête-à-tête avec son passé, pensait-t-elle.

 

Elle fermait les yeux et entendait le bruit scintillant du ruisseau transparent.  Elle revoyait les papillons colorés qui virevoltaient et qui ressemblaient à des fleurs libérées que le vent emportait. L’odeur intemporelle de bois brûlé lui revenait. Elle se rappelait aussi de ses pieds trempés et des blessures aux genoux que sa curiosité lui infligeait.

 

Or, ce rituel dut s’arrêter lorsqu’un des gardiens lui apprit que la photo allait être rangée dans les archives du musée, au sous-sol. La photo n’intéressait pas suffisamment pour pouvoir rester à la lumière cédant la place à un cadre avec comme photo, une simple page blanche.

 

Le lendemain de cette terrible nouvelle, Marie-Christine sut sa journée serait différente. C’était un funeste matin d’hiver, le soleil chatouillait doucement une ville enneigée encore endormie par le froid. En sortant, Marie-Christine salua d’une révérence une photo de famille posée sur une table bancale dont la nape rouge rajoutait une touche maladroite de convivialité à son appartement. Sur la photo on pouvait apercevoir sa famille. Tous posaient la tête haute. Tous fixaient l’objectif avec une intense douceur. C’était comme s’ils regardaient quelque chose qui allait au-delà de l’instant. C’était comme si leur regard traversait les années en guise d’encouragement dans des moments où l’immobilité happait.

 

Marie-Christine sortit de la tour grise aux petites fenêtres verticales. D’un pas décidé, elle se dirigea vers le musée. Dans le froid de la buée s’échappait de sa bouche puis s’évanouissait glacée par le froid de l’hiver. En s’évanouissant la buée donnait l’impression que l’instant se figeait. Mais si le temps paraissait figé, Marie-Christine, elle, se sentait renaître.

 

Marie-Christine ne marchait plus le dos courbé. Sa silhouette s’était redressée. Cette fois-ci, Marie-Christine ne salua pas le gardien en entrant dans le musée. Cette fois-ci, Marie-Christine ne s’arrêta pas devant la boîte à biscuit métallique rouillée. Cette fois-ci, elle passa devant d’un pas décidé. Et en passant, elle décrocha la photo. Vivre à nouveau, se murmurait-elle afin de justifier un tel geste.

 

Marie-Christine se libérait des carcans de la réalité.  Insouciante, elle avait l’impression de redevenir cet enfant riant qu’elle avait subitement quitté ou était-ce celui qu’elle n’avait pas eu.

 

Au loin, on pouvait apercevoir Marie-Christine marchant le long d’une route. Ses doigts cramponnaient l’image. Vivre à nouveau, se murmurait-elle une deuxième fois afin de légitimer une fois de plus son geste. Mais cette fois-ci, sa fureur de vivre avait laissé place à l’angoisse. Une dernière fois, elle s’imagina attablée dans le jardin boisé d’une belle maison en pierre et aux volets verts. Puis, elle se retourna. Déjà, Marie-Christine était suivie par une horde de gardiens du Musée. Marie-Christine dut se résigner, la réalité l’avait, une fois de plus, rattrapée.

 

 

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02.08.2023

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