Créé le: 10.12.2018
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Le Pas

Nouvelle

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© 2018-2024 Jacques Defondval

Se jeter du pont. Se jeter dans le gouffre. Se jeter dehors pour dévier le destin.
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Le Pas

Je suis enterré dans le parking en sous-sol du Scex, au niveau moins deux. Surtout, ne pas sortir de la voiture. Surtout ne pas se rater lamentablement encore une fois. Je reste assis derrière le volant, immobile comme Starman dans sa Tesla pour aller à la rencontre de Mars. Mon rendez-vous à moi est plus définitif. Je ne me sens ni bien ni mal. Je ne me sens plus. Je suis au-delà du perdu. J’attends, les yeux sur la montre digitale du tableau de bord.

Encore six minutes.

Après il sera trop tard. Après, je ne le tenterai plus, je ne le ferai plus. Avant, ce sera trop tôt. J’aurai du temps devant moi Si j’ai ce temps possible, je sais que je le prendrai pour succomber. Il faut que le temps de mon déplacement pour atteindre le lieu soit exactement celui qui m’interdira de revenir en arrière. Dans ma poche, mes doigts serrent l’objet de métal lourd. Depuis que je l’ai emporté, il est devenu tiède dans ma main. Son poids me rassure. Quand je l’aurai lâché, je l’aurai fait. Je me projette dans cet avenir maintenant si proche. Je me projette aussi devant la peur. Celle-là même, que jeune adulte, j’avais définitivement placée à l’origine du Mal. Celui qui immobilise pour ronger et réduire l’être en pantin servile inconsistant. Ce que j’étais devenu. Dans ma sagacité orgueilleuse, j’avais résolument condamné tout ce qui de près ou de loin pouvait émaner de la peur et jamais je ne courberai la tête devant elle. Mais la vie recèle des pièges subtils et la plus perspicace résolution peut devenir toxique.

Encore cinq minutes.

Je sens les battements de mon cœur qui ont bondi juste pour avoir regardé l’heure. Le parcours que je dois effectuer sur la place dure trois minutes, vingt et une secondes. Je le sais. Je l’ai mesuré. J’évalue le temps qui me sera nécessaire pour sortir de ma caverne jusqu’à la place baignée d’un soleil jaune finissant. Je fais cela avec la systématique de celui qui rassemble ses forces pour repousser la charge des pensées sauvages. Environ trente seconde. C’est le prix en temps requis pour les escaliers à gravir. J’ouvre la portière, sors lentement de la voiture et verrouille. Celui qui viendra rouvrir ces portes sera quelqu’un d’autre.

Encore quatre minutes.

Les escaliers qui me remontent à la surface sont parcourus d’un courant descendant et il me semble déjà devoir lutter pour atteindre le niveau supérieur. Arrivé à sa hauteur je réprime avec peine le désir, comme un plongeur de fond, de m’accorder un pallier de décompression. Surtout ne pas s’arrêter. En émergeant du sol, je plisse les yeux sous l’agression du trop de lumière. J’ai jeté un regard très furtif vers le pont, là-bas, au delà de la place. Je suis ébloui par la poussière d’or du couchant. Je sens un choc sur mon coude. Je ne lève pas la tête, encore aveuglé, mais je crois bien qu’il s’agissait d’une poussette. Une voix féminine m’apostrophe en me fouettant d’un “Mais faites donc attention !” excédé. Je n’entends pas. La résistance de l’air est de plus en plus lourde. J’avance pesamment dans une sorte de liquide épais et huileux. Je prends conscience d’un changement puissant du flux qui me pousse maintenant sur la gauche. J’en connais la raison. J’y suis préparé. Il y a deux semaines,

l’écart faussement anodin avait fini dans le brouillard délétère. Je marche en crabe, les yeux baissés, pour atteindre le pont tout en éludant les invites lumineuses. Et puis avec mon poing serré, je m’accroche au hibou. Elle était partie au gros de cette nuit devenue infinie, elle avait vidé le nid, sauf une assiette, une tasse et des services pour une personne. Dans l’assiette, se tenait le hibou de métal sur un mot de sa main qui disait : “Avec l’espoir qu’il puisse voir et te guider dans ta nuit”. Dans le tiroir de l’armoire, mon pistolet 9mm avait aussi disparu.

Je relève les yeux. Après le pont, la vague rampante me surprend de front. Le chemin mène droit vers une porte restée ouverte qui, j’en éprouve une panique épouvantable, m’attend toujours, elle qui ne m’a vu que le temps d’entrer et de sortir. Je sens que je ralentis. Mes forces ne suffiront pas, je vais lâcher prise.

Une main presse doucement mon épaule.

— Je vous espérais, Mathieu.

Je relève la tête vers un visage taillé grossièrement qui en d’autres circonstances m’aurait paru ingrat. Mais il y avait ces yeux qui avaient des iris immenses de hibou et cette main qui irradiait de la chaleur.

— Vous vous sentez prêt ?

Je souffle en gonflant les joues. Non, je ne me sens pas prêt du tout. Je tangue et la main corrige mes écarts. Je ne vois pas comment je tiendrai plus de cinq secondes sur la corde raide que je devine être toujours tendue, là, derrière le seuil de la porte.

— Pourquoi êtes-vous revenu Mathieu, si ce n’est pas pour essayer ?

Je hausse les épaules. Ce mouvement me fait sentir le poids de sa main qui est devenue plus lourde. Pas insistante ou inopportune. Plus pleine, plus chaude.

Sans que j’en aie pris conscience, nous nous sommes remis en route et déjà nous passons le seuil pour entrer dans une pièce garnie de quelques chaises dont deux sont restées vides. Les cinq autres sont occupées. Il me conduit à l’une d’elles et accompagne mon mouvement pour m’asseoir. Je respire mal et bruyamment. Je n’entends pas ce qui se dit. Les chaises forment un ovale autour d’un gouffre duquel monte le bruit sourd et lointain du sang dans mes oreilles. Le silence soudain m’oppresse parce que je sais que c’est sur moi que le trou attend. Gauchement, je me suis levé et j’étreins mon fétiche. Mais rien ne sort de ma gorge. Je n’entends que le souffle étranglé de ma respiration. Alors il s’approcha par derrière moi et sa main chaude s’appesantit à nouveau sur mon épaule. Je fais un pas vers le vide.

La tête basse, les yeux dans l’abysse sous mes pieds, la voix un peu rauque je commence :

— Je m’appelle Mathieu… Une quinte violente de toux m’interrompt. Quelque part une voix inconnue murmure :

– Vas-y.

Je reprends …  je m’appelle Mathieu, j’ai trente-deux ans … et je suis alcoolique.

 

Et je pleure.

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