Créé le: 19.08.2022
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Le Jardin Parallèle

Allégorie, Nouvelle

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© 2022-2024 Jacques Defondval

Adrien

1

Le Pendu voit le monde à l'envers. Ce qui lui donne un point de vue qui pourrait changer le cours d'une vie.
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Je m’appelle Adrien Dutertre. Depuis trois ans, j’habite seul dans une charmante petite ville alpine, au 5B de la rue des Saules. Il y a deux ans, j’ai perdu Louise qui m’a accompagné pendant trente-trois ans. Je n’ai pas pu goûter avec elle, ce moment de la vie où l’obligation du faire n’avale plus tout l’espace et le temps de l’être. J’ai recommencé l’écriture d’un journal. A écrire ce mot, je le ressens comme un peu désuet, presque grotesque. Ne devrais-je pas en avoir passé l’âge ? Je me demande parfois si ce n’est pas pour meubler la solitude.

Mais bon, il y a aussi, depuis la perte de Louise, le désir de lui écrire comme souvent je l’ai fait, ne trouvant pas les mots justes pour lui parler. Et puis aussi, une accumulation de petits faits anodins curieux qui sont apparus et que j’ai besoin de consigner. Je ne sais pas s’ils existaient déjà, mais si c’était le cas, je ne les voyais pas. J’ai fini par les noter sur des bouts de papier pour leur donner une consistance. Au début, cette activité me mettait mal à l’aise. J’avais bien trop peur de verser dans une sorte de superstition prenant racine dans un vague ressenti. Vous savez, cette attitude très en vogue qui se penche sur la lecture inspirée des signes et qui en décrypte (encore un mot à la mode) leur signification. Pour ma part, j’ai plutôt tendance à n’observer que les faits. Le reste n’est que spéculation. Alors pour me faire une idée un peu plus objective, je consigne les faits. Le dernier dans ma liste relate une trouvaille inattendue. Dans un vieux roman que j’ai récupéré chez mon père, Marie Galante, était glissé un marque-page qui, après une brève recherche, s’est avéré être une carte du tarot comportant un titre: le Pendu.

J’ai perdu mon père depuis quatre ans. S’il y a bien une personne dans tout le canton, qui n’avait aucun intérêt pour le tarot, c’est bien mon père. Mon père était un scientifique convaincu qui a toujours conservé une attitude circonspecte, distante, voire moqueuse, envers tout ce qui touche au monde occulte. D’ailleurs, il doit bien rigoler de ma collection de petites notes. Je l’entends encore dire: “Tu te regardes trop le nombril!”. La présence de cette carte dans un livre de sa bibliothèque m’apparaît donc comme hautement improbable si ce n’est totalement incongrue. Après tout, peut-être que ce livre édité en 1949 ne lui appartenait pas. Et puis, Louise, tu ne l’a pas lu, n’est-ce pas ? Tu m’aurais parlé de cette carte, toi qui étais attirée par tout ce qui pouvait servir à élargir le champ de ta conscience.

Ma vie est devenue très ordonnée. Tous les deux jours, je fais mon petit voyage d’inspection dans mon quartier. Je passe par la Place des Tonneliers, longe la Rue des Sentes et rejoins l’Avenue marchande des Platanes par un des passages couverts qui relient les deux rues. Au carrefour de l’Avenue des Platanes et de la rue des Saules, se dresse le Théâtre du Lin. C’est une ancienne usine textile du 19e dont la ville a su garder l’architecture initiale et transformée aujourd’hui en salle de spectacle. Derrière, en passant par une petite allée bordée de rosiers, on accède à la terrasse qui donne sur le Jardin Parallèle. De avril à octobre, cette terrasse est garnie de tables et de chaises par l’occupant du lieu: la Buvette du Lin. Le Jardin Parallèle est un espace rare et précieux, gardé par une garnison d’arbres séculaires. Il est traversé dans toute sa longueur par un ruisseau, La Meunière, dont l’eau claire gazouille doucement le long des saules qui s’y abreuvent. De petits chemins serpentent entre les arbres et conduisent à des bancs sur lesquels, quand on accepte l’invitation, on entend le Jardin qui murmure.

Antoine

2

C’est là que j’ai rencontré Antoine Monestier il y a un an. On était en mars et la journée avait été particulièrement douce. Dans l’après-midi, toutes les tables de la buvette du jardin étaient occupées. Monsieur Monestier se présenta devant moi vêtu d’un jeans et d’un veston sombre impeccablement coupé. Il était coiffé d’un chapeau type borsalino classique et tenait dans sa main gauche une canne noire. J’appris avec le temps que ces deux attributs faisaient partie intégrante de sa personne.

— Bonsoir monsieur, au risque de paraître importun, je me trouve contraint de vous demander le gîte à votre table pendant quelques minutes.

Cette approche avec ce style délicatement suranné, teintée d’un léger humour m’avait surpris. Un sentiment singulier qui avait disparu de mon horizon depuis longtemps s’était soudainement ranimé: la curiosité.

— Mais je vous en prie, répondis-je.

Après quelques banalités sur les meilleurs vins proposés par la maison, il se rallia à ma préférence et, constatant que mon verre était vide, me proposa spontanément de l’accompagner.

Le début d’une conversation avec une personne que je ne connais pas a toujours été laborieux. Mais avec lui, ce ne fut pas le cas. Je lui demandais s’il venait souvent au Jardin. Il ne me répondit pas directement. Il avait un léger sourire dans ses yeux et m’observait avec une attention presque amusée.

— Vous, par contre, vous êtes un habitué de ces lieux.

— Et comment le savez-vous donc ? Je ne me souviens pas vous avoir rencontré jusqu’à aujourd’hui.

— Je suis en général, assez discret. Puis, soudain désintéressé, le regard se portant sur les arbres environnants il ajouta:

— Sans doute, le Jardin attirait-il toute votre attention.

Il regardait autour de lui, lentement, méthodiquement. Comme un propriétaire qui évalue son domaine et qui note mentalement quels seront les futurs travaux à entreprendre. Puis, revenant à la conversation comme s’il ne l’avait jamais quittée:

— Il faut cultiver son silence intérieur pour entendre le murmure des arbres n’est-ce pas?

Ses yeux me souriaient, toujours amusés. Avec cérémonie, il s’était levé en me tendant la main:

— Mon nom est Antoine Monestier.

Ne voulant pas paraître grossier, je me levais à mon tour et, serrant sa main, répondis:

— Adrien Dutertre.

Ce fut le point de départ d’une suite de rencontres parfois exaltantes, parfois troublantes. Une fois assis, nous avons parlé de la lumière du printemps qui pointait derrière les bourgeons, de la perte progressive des mots et de la langue, du Jardin dont il connaissait en profondeur les aspects historiques, botaniques et sociaux, de l’indétermination d’une particule démontrée par la mécanique quantique et du concept de synchronicité développé par Jung.

Un peu plus tard, après avoir pris congé d’Antoine Monestier, je rentrais chez moi avec le sentiment d’avoir vécu quelque chose qui, là-bas derrière, rompait l’équilibre organisé de ma vie. Il y a des rencontres qui laissent plus de traces que d’autres.

Les petits papiers

3

Quelques temps plus tard, une semaine, deux?, je ne m’en souviens pas exactement, je terminais mon périple habituel sous une petite pluie. Comme je traversais le Jardin, je respirais avec délice les senteurs et parfums que seule la pluie sait éveiller avec cette plénitude. Des failles s’ouvraient dans des souvenirs et je m’y perdais avec bonheur. A cause du mauvais temps, le Jardin était désert. Dans ce silence habité, j’étais chez moi. Louise, tu connais mon aversion de la populace et de ce besoin atavique de se grouper et de démontrer son appartenance. On retrouve cette gesticulation dans la mode vestimentaire, les attitudes ou le parler. Enfin toutes ces marques et règles non dites qui, selon le groupe, vont de l’exécrable politiquement correct à la vulgarité calculée. J’ai entendu un concentré de cette trivialité médiocre, étalé en moins de dix secondes: “En fait, putain, quand j’ai essayé cette vodka, j’ai cru que j’hallucinais, c’était trop top, une vraie tuerie; du coup, pour ma préparation, ça allait le faire.” A quoi, une âme émue, bien alignée sur la fréquence de la banalité ordinaire, répondit : “Trop chou.” Je me suis enfui en silence.

Je suis sans doute devenu réactionnaire, mais je ne suis pas aigri, je demande juste que tous nous puissions choisir librement l’air que nous voulons respirer. Nos rencontres avec Antoine Monestier font partie de ce monde perdu: le respect, la délicatesse, l’intelligence, l’élégance de la pensée et par-dessus le tout, le plaisir du partage intellectuel.

Antoine avait une curiosité universelle. Nos conversations pouvaient passer de Einstein, Jung, Paul Auster, Arvo Pärt, Al Pacino à la désertion des églises, en passant par le concept du tout est dans tout et celui des multivers numériques à venir, ce qui nous ramenait invariablement au Jardin Parallèle.

Sa manière d’en parler prenait parfois une tournure mystique qui me dérangeait. Il était capable de proférer des affirmations effarantes sur la mémoire vivante du Jardin. Une mémoire qui était accessible à qui s’exerçait à entendre et à comprendre.

Je restais un peu arrêté par tant d’assurance et ne lui disais pas mon incrédulité, mais c’était sans compter sur sa finesse à percevoir la nature des sentiments.

— Je vous sens dubitatif. Vous doutez de ce que je raconte, n’est-ce pas?

Avec prudence, je répondis après un temps de réflexion:

— Je pense au fond, que chacun explique la réalité de son monde et que cette explication est vraie. Elle est parfois partagée, mais cela tient de hasards hors de notre portée.

Antoine regardait du côté des arbres, en silence.

Ce jour-là, de retour chez moi, j’avais consulté mes petits papiers et, relisant la découverte de la carte du Pendu, me sont revenues mes sempiternelles questions sur la validité de nos certitudes. Antoine Monestier, par exemple. Lui qui, comme le Pendu, était apparu subitement dans mon décor. Ça voulait dire quoi? Renonçant à répondre, je me suis tourné vers Louise.

— Et toi Louise, qu’en penses-tu?

— Je pense que tu es désespérant. Pour une fois que tu rencontres quelqu’un qui te ressemble, tu es incapable d’accepter cette découverte inattendue comme un cadeau.

Je ne répondis pas. En dedans, je continuais à maugréer. Un cadeau qui devenait source d’incertitudes n’en était plus un.

— Le plus simple, m’a-t-elle répondu, serait de lui poser des questions. Des questions simples comme d’où venez-vous, avez-vous des enfants, où étiez-vous avant notre rencontre, enfin toutes ces questions élémentaires qui te semblent si difficiles.

La demande

4

Les jours suivants, Antoine ne revint pas au Jardin. Je poursuivais, pour ma part, mes pérégrinations régulières, mais plus d’Antoine nulle part. Après deux ou trois visites au Jardin toujours déserté j’étais désappointé. Je questionnai le personnel de la Buvette à ce sujet, mais personne ne put me répondre. Cependant, tous revoyaient très bien cet homme avec une canne, un chapeau et qui était si courtois. Seul à ma table de la terrasse de la Buvette, je ruminais sur cette amère vérité: finalement, personne ne connaît personne. Et je n’ai rien fait pour aller plus loin, moi et ma sainte pudeur qui m’empêche d’aller toucher à l’intime par peur de blesser. Louise, dans son coin, ne rajoutait rien, mais je savais qu’elle n’en pensait pas moins.

Et puis, dix jours plus tard, l’ombre d’un chapeau s’avança sur ma table et Antoine s’assit en face de moi.

Aussitôt servis par José, je le mitraillai de questions désordonnées. Jusqu’au moment où il leva la main en me souriant. En se saisissant de son verre, il leva à hauteur de ses yeux en portant un toast à ma santé auquel je répondis.

— Je vous dois des excuses, Adrien. Je n’ai pas pu vous avertir…

Je lui coupai la parole:

— Mais comment auriez-vous pu m’avertir de quoi que ce soit? Je ne vous ai jamais donné aucune information sur ma vie.

— Oui… tout comme moi, n’est-ce pas? Mais moi je pouvais informer José de ma situation.

— Mais j’ai demandé, alentour, des nouvelles à votre sujet…

— … et personne n’a semblé me connaître plus qu’un client parmi d’autres? Je vous l’ai déjà dit, je suis d’un naturel discret.

— Discret ou secret?

Cette dernière répartie, armée comme une torpille avait atteint sa cible. Mais Antoine ne se démonta pas. Tout au plus présentait-il un sourire empreint lassitude que je ne lui connaissais pas.

— Vous avez raison de me tancer. Je vous dois des excuses pour d’autres raisons.

Ses yeux ne riaient plus.

— Je vous connais depuis plusieurs mois, Adrien. Vous êtes un habitué du Jardin et je vous ai observé. Vous êtes capable d’écouter, puis d’entendre. Vous êtes capable de regarder, puis de voir. Vous êtes capable de sentir, puis de vous souvenir. Vous avez appris à connaître le Jardin et le Jardin vous connaît.

Il fit une pause, mais son regard ne me lâchait pas.

— De moi vous ne connaissez que mon nom et vous êtes préoccupé… Comme je le suis aussi.

Puis ses yeux se perdirent dans le feuillage environnant.

— Mon temps s’en est allé … mon temps est compté. Je le savais, mais je me suis trompé sur le décompte.

Son regard revint vers moi et après un silence me dit:

— Je suis le Gardien du Jardin.

— … ?

— Le Jardin, vous l’avez pressenti, a sa propre conscience. Les arbres, les plantes et l’eau qui le forment vivent en communauté, unis par des liens tissés au long du temps. Ils parlent entre eux de leurs propres affaires. Je suis leur gardien dans le monde des hommes.

— C’est la ville qui est derrière…

— … la ville n’est que le garant de l’entretien des besoins primaires. Le Gardien est le garant spirituel du Jardin. Il n’a pas de contrat ni de salaire. Il a la confiance et le reconnaissance du Jardin.

— Ah… et qui désigne le Gardien?

— Il n’est pas désigné, il est proposé, puis accepté ou non.

— Par qui?

— Par le Jardin.

Un long silence s’était installé entre nous. Si je dis que j’étais perplexe, c’est un euphémisme délicat. Il y avait plutôt des pensées du type “Mais qu’est ce que c’est que ces foutaises?” Puis Antoine se retourna vers moi et me demanda le plus naturellement du monde:

— Adrien, acceptez-vous de me succéder et de devenir le Gardien du Jardin?

Les jours qui ont suivi cet étrange dialogue ont été des jours de grande confusion. J’évitais le Jardin Parallèle, ne sachant plus très bien ce qui se passait exactement là-bas. Une partie de moi rigolait doucement avec ironie. Mais une autre partie était aimantée par cette demande.

Le mois de mai s’était installé et l’Avenue des Platanes pépiait. C’était un jeudi. Plus de quinze jours s’étaient écoulés, seize exactement, depuis ce singulier face à face. En m’asseyant à la Buvette, je remarquai avec étonnement que contrairement à la ville, les arbres du Jardin étaient silencieux. Puis José apparut:

— Bonjour Monsieur Adrien, vous êtes maintenant seul. Quelle tristesse.

— Maintenant?

José me regarda quelques instants, puis tout à coup embarrassé et confus:

— Oh mon Dieu … je suis navré…vous ne savez pas? Monsieur Antoine est décédé… on l’a retrouvé sans vie dans le Jardin il y a quatre jours de cela, au matin, sur son banc préféré.

Sans voix, comme un automate, je me suis levé maladroitement et je suis parti. Depuis ce moment, sans conscience, je marche. Je dors un peu. Je mange un peu et je marche. C’est comme un tunnel. Le vide a rempli tous les espaces. Je ne pense plus. Je ne sais plus à qui dire cette solitude, même pas à Louise. C’est toujours là, devant moi: Antoine ne reviendra pas.

                                                   ***

Vers la fin du mois de mai, la terrasse de la Buvette faisait entendre la rumeur de ses tables. A l’une d’entre elles, trois jeunes étudiants devant leurs bières débattaient comme des moineaux.

— Je kife cet endroit, dit l’un d’eux. Je viens assez souvent. Hier j’ai vu un truc zarbi. Il y avait un mec debout devant un arbre et il lui parlait. J’ai juste capté un bout de phrase, mais j’ai pas capté le sens.

— Il disait quoi?

— Il disait: “Je vais le faire”.

— Faire quoi?

— Ben ça, justement, il a pas dit.

Et le débat repartit de plus belle.

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