Créé le: 04.06.2018
1746 0 1
Le Faucon

a a a

© 2018-2024 Aydan

C'est l'histoire d'une humble union, celle d'amis, celle d'un faucon. Compagnons des jours ensoleillés, ils sont libres et pourtant réunis à tout jamais...
Reprendre la lecture

Le soleil de l’après-midi teintait de rouge les fixations du pourpoint qui vêtait Miguel. Le bleu obscur de ses vêtements iridescents dévoilait des tons violets devant la lueur rose du soir. Ses mains, fines mais fortes, jouaient avec les reliefs du baudrier qui gardait la fine lame damascène de son poignard. Les chausses de velours et les bottes en cuir de Cordoban complétaient le cadre précis et adéquat de son port qui était à la fois celui d’un homme rude et gentilhomme, hautain et simple, avec justement cette simplicité dont se parent ceux qui sont très sûrs d’eux-mêmes.

Ses cheveux châtains, naturellement ondulés et libres de casque, tombaient en deux cascades qui se jetaient sur ses épaules, de chaque côté du visage, maigre et sombre, deux yeux noirs sous des épais sourcils.

 

Les vêtements de son ami Ernesto étaient beaucoup plus simples. Sa casaque de cuir flexible attachée à sa taille par un ceinturon également en cuir mais dépourvue de harnais, ses chausses en chiffon et des brodequins complétaient ses affaires. Sur sa tête, il portait un curieux bonnet de laine qui se terminait en pointe et couvrait ses blond cheveux qui formaient des bouclettes autour de son visage poupon et souriant, des yeux verts légèrement bridés et une bouche rouge et souriante.

 

Il était jeune, très jeune, à peine dix-sept ans et son aspect était en même temps humble et osé, coquin et audace. Il est vrai que Miguel appartenait à la noble famille De Los Montes tandis qu’Ernesto était le fils d’un simple ménestrel. Mais l’amitié et l’affection qui les réunissaient avaient totalement oublié et oublierai à tout jamais que les hommes avaient établi des classes et des castes, à la validité fictive devant des valeurs telles que l’intelligence, la bonté et le respect mutuel.

Ils étaient assis sur d’escarpés rochers, presque à la cime d’une montagne et entourés de pics aigus qui mordaient et déchiraient, de leurs arrêtes affûtées, la vapeur d’un doux brouillard teinté déjà de rouge par le jour qui déclinait.

 

A leurs pieds, en bas, s’étendait la vallée qui s’assombrissait parmi les couches les plus basses du brouillard et entre lesquelles apparaissait, fantasmagorique, un château de légende, la maison ancestrale De Los Montes. Derrière, le ruban argenté d’une rivière tranchait en deux moitiés les prairies et forêts qui l’entouraient.

 

Rivière si limpide et transparente qu’il était même difficile d’y percevoir l’eau. Celle-ci se dévoilait par un son cristallin qui faisait chanter les recoins des pierres et les racines des rouvres. Ce même son cristallin qui racontait les brumes, les brouillards et la hauteur des manteaux de nuages dorés par la pluie et le soleil.

 

Forêts qui n’étaient pas encore envahies d’eucalyptus mais qui regorgeaient de chênes, de pins, de rouvres. Des rideaux de lierres et de ronces pendaient des cimes jusqu’à se confondre et s’enchevêtrer avec les érables, les ajoncs et les genévriers des sous-bois formant une série de tapis où tous les tons de verts avaient leur place. Et lorsqu’ils étaient blessés par les obliques rayons du soleil, ils s’habillaient d’arches de cathédrale dans laquelle résonnait, en un immense et magique oratoire, l’organe de la brise meurtrissant les ramages.

Puis le craquement des feuilles sèches et tombantes sur le sol au rythme des pas de chevaux à demi-sauvages qui, crinière au vent, parcouraient les orées des bois s’abreuvant de lumière et respirant la magie parfumée qui flottait entre les arbres.
Au-dessus d’eux, la partie inférieure de ses ailes parée d’or et planant lentement et majestueusement, un faucon.

 

« – J’aimerai être un faucon… » exclame Ernesto qui ne lâchait pas du regard Miguel qu’il adorait. « J’aimerai être un faucon… Ton faucon.
Je te suivrai partout à te contempler, te guider, chassant pour toi, t’accompagnant dans tes promenades comme un chien dans l’air, un chien supérieur qui, au lieu d’aboyer, crierai pour t’avertir du danger ! »

« – Tu dis des choses vraiment bizarres Ernesto… Un chien supérieur… Comment t’es venu pareille sottise ? »

« – Je dis juste ce que je ressens… Je serai tes yeux, toujours à l’affût ! Je serai à tes côtés la journée et le soir je dormirais, sur un lit d’herbe, dans le creux d’un chêne. Un chêne qui serait tout près de chez toi ! »

« – Oui… » rigole Miguel. « Et le jour d’après tu serais attrapé par un fauconnier qui te mettrait une capuche et te lacerait tes pattes pour que tu ne lui échappes ! »

 

« – Non, il ne m’attraperait pas… Je m’enfuirais toujours pour garder ma liberté et ne pas me séparer de toi. » Et dans les yeux d’Ernesto, qui ne quittaient pas Miguel, on pouvait lire que lui, sous les vêtements de son ami, voyait une idole nue, en or, aux lueurs qui remplissaient son âme d’une joie immense.

« – Il se fait tard… » dit Miguel. « Retournons dans la vallée. Puis il se fait faim ! Allons donc nous emplir la panse avec une bonne miche de pain, du lard et du bon vin !»

« – Comme tu voudras… Mais si un jour je meurs, je serai un faucon. Ton faucon ! Tu verras ! »

 

Durant l’hiver, Miguel voyageait jusqu’en Asturies pour assister aux cours de Frère Angel dans le collège des Bénédictins. L’entrée du collège était imposante. Vingt mètres d’escaliers qui menaient au portique du zodiaque. Des fresques aux scènes pittoresques, des anges, des colombes puis une bibliothèque si vaste, que plusieurs vies réunies ne suffiraient pas à en venir à bout. Les murs étaient épais, grands et forts. Les fenêtres petites et assez espacées pour qu’il règne une atmosphère plutôt sombre et propice au mysticisme. Miguel se demandait combien de guerres, combien d’épisodes de peste, combien d’incendies ces murs avaient-ils vécu depuis le dixième siècle. Beaucoup trop sans doute…

 

Il aimait frère Angel avec ses yeux bleus, petits mais perçants, capables de vous traverser s’il vous fixait. Son maigre visage mal rasé et couvert dans sa partie inférieure d’une épaisse barbe blanche, ressemblait, sous la capuche foncée de sa coule noire, à un hibou à moitié endormi. Il boitait légèrement ce qui cadençait le balancement de son scapulaire et ne diminuait en rien ni sa prestance ni sa haute figure ni son spectre de bonté.

 

Après les cours d’histoire, de science humaine, de latin et des temps imposés de prière qui avaient lieu dans le réfectoire, ce dernier étant reconverti en une gigantesque pièce remplie de pupitres faits de bois de chêne, il restait parfois pour échanger quelques mots avec le Frère dans la fraîcheur  des cloîtres du collège. Ils parlaient surtout de l’âme, de l’esprit, mais davantage en tant qu’enveloppe corporelle et non dans un pur et strict aspect religieux. Par ailleurs cet aspect, on aurait dit qu’il le laissait accroché à un cintre du collège avant d’entamer ses discussions avec Miguel.

 

« – Croyez-vous, mon Père, que l’âme peut se séparer du corps ou sont-ils indissolubles l’un de l’autre ? »

« – La pensée est libre… Alors pourquoi ne pourrait-elle pas l’être alors qu’elle est pensée, conscience, intelligence et personnalité ? »

« – Oui mais… Peut-elle continuer d’être ce qu’elle est avec cette conscience, cette personnalité même après que le corps a cessé de vivre ? »

« – Peut-être c’est elle-même, le moment venu, qui sait comment prendre sa liberté… Nous ne pouvons que nous contenter de deviner ce qui ne peut être deviné, tentant de complaire nos désirs, nos envies de survie… Nous ne souhaitons pas la mort de tout et, du coup, nous acharnons dans cet espoir parce que le vide nous terrorise.

« – Mais la religion… »

 

La cuisinière et femme à tout faire du collège fit irruption dans sa robe en lin et chanvre bleu qui était fortement marquée à la taille. Au-dessous, un bliaut tanné et, pardessus, un surmanteau gris foncé, presque noir. Cette dernière coupa la conversation d’un air gêné.

 

« Frère Angel ! Je m’en reviens du marché et ils ont encore augmenté la livre de bœuf. J’ai dû me rabattre sur le cochon. Il faut bien nourrir tous ces jeunes hommes ! Après vos cours, ils sont affamés lorsqu’ils arrivent au réfectoire. Pour ce midi, ça sera du poulpe avec des patates et des pousses de navet, le tout arrosé d’huile d’olive au paprika et à l’ail et demain midi, je vais leurs préparer des lentilles au lard et à la saucisse, ça vous requinquerait un mort ! Oh… Pardon frère Angel, je suis confuse… »

« – Ce n’est rien Teresa. Votre spontanéité me divertit au plus haut point. Savez-vous combien de gens n’osent pas dire, n’osent pas faire, n’osent rien assumer d’emblée et encore moins face à nous ? Non, vraiment, vous êtes délicieuse ma chère ! N’y changez rien ! »

 

Teresa reparti en direction de l’âtre de sa cuisine avec ses joues encore chaudes et bien teintées de rose.

 

« – Je me réjouis d’avance de m’attabler ce midi pour le festin que Teresa va nous préparer ! » dit Miguel.

« – Et moi donc ! Mais où en étais-je ? Ah oui… La religion, qui ne cesse d’être une invention de l’homme, est juste là pour pacifier, tranquilliser cette éternelle angoisse de l’homme. Et elle n’y arrive pas toujours ! »

« – Mais… Croyez-vous que l’âme, avec sa personnalité, puisse se réincarner en un autre homme ou autre être vivant ? »

« – Mon fils… Si je le savais, je serais Dieu ! »

 

Durant l’été, lorsque les cours furent terminés, Miguel rentra à la maison dans les feuillues et vertes prairies aragonaises et, dès cet instant, l’amitié avec Ernesto se raviva. Dans les yeux de ce dernier refleurit à nouveau cette admiration qui, ne nous y trompons pas, n’était pas du désir ou de l’amour charnel, c’était quelque chose de plus profond que cela, plus intense, plus pur et en même temps plus animal, parce que pour Ernesto, Miguel était son Dieu, son idole, son tout dans le Tout.

Miguel le savait et se laissait aimer, d’une part par satisfaction égoïste et d’autre part parce qu’il partageait, sincèrement, ce sentiment avec Ernesto. Pour lui aussi sa compagnie était essentielle durant tous ces mois d’été. Alors, toujours ensembles, ils chassaient le lièvre ou pêchaient des truites dans les eaux verdâtres et argentées du Tage mais surtout, ils couraient, sautaient, vivaient leur bonheur de leur mutuelle compagnie. Parfois, ils cavalaient sur les montures qui, en abondance, appartenaient aux parents de Miguel. Ils galopaient comme des fous, tranchant le vent qui les regardait, étonné et scandalisé par tant d’énergie gaspillée en vain.

 

Mais ils ne voyaient pas le vent, ils ne voyaient pas les arbres qui parfois défilaient tels des franges de couleurs floutées à leurs côtés. Continuaient et continuaient… Seule la jouissance de la course avait de l’importance, seule leur compagnie, seul le danger qui est toujours le stimulus dans l’âme de la jeunesse.

 

Miguel était meilleur cavalier mais Ernesto, plus jeune, plus agile, se penchait contre le cou de sa monture comme si chacun d’eux n’en formait qu’un, un centaure qui courrait et dominait l’espace et le temps.

Une après-midi, lors d’une de ces courses endiablées, ils traversèrent une prairie pleine de souches, vestiges d’un récent abattage. Le cheval d’Ernesto trébucha sur une souche. Il tenta de se redresser mais retomba sur ses pattes avant, de sorte qu’Ernesto passa par-dessus lui, dans un cri, et vint écraser sa tête contre un des troncs. Lorsque Miguel, freinant son cheval, bondit à terre et couru vers son ami, il s’agenouilla, couvrit son visage de ses mains et ne put que constater, en contemplant la blessure, que son cher Ernesto s’était brisé le cou.

 

Il attrapa ses cheveux et tira si fort dessus, dans une attaque de folie causée par cette vision, qu’il en perdit une masse de tignasse assez conséquente. Comme pour vérifier qu’il ne cauchemardait pas, comme pour exorciser sa douleur. Comme pour espérer de pouvoir nier l’évidence.

 

Il courut comme un fou jusqu’à chez lui pour demander de l’aide mais il était déjà trop tard. Ernesto était mort.
Miguel tomba malade de douleur et ne cessait de penser à cette terrible tragédie. Une part de lui-même était restée là-bas, à l’endroit précis où son ami perdit sa vie.

 

Il passa le reste de l’été enfermé chez lui sans vouloir voir personne. Sans bien comprendre encore ce que ce vingt-huit juillet avait arraché de son âme, de son être. Il perdit dix kilos et n’était plus que l’ombre de lui-même. Les domestiques chuchotaient leur peine de le voir dépérir de la sorte. Il était creux, blafard, il errait en faisant les cent pas autour de son lit, il refusait d’ouvrir les rideaux pour y laisser entrer la lumière.

 

Au début de l’automne, tout juste avant que les cours n’aient recommencé, il commença à comprendre qu’il fallait qu’il continue le chemin tracé pour chacun d’entre nous. Il décida enfin de sortir de son marasme et lors d’une douce après-midi de septembre, lorsque les fruits murs parfumèrent la brise qui se leva après les premières pluies, Miguel sortit enfin se promener. Il traversa lentement la prairie derrière le château est arriva tout au début des contreforts de la Sierra. Là-bas, sur un monticule de rochers, il s’assit, fatigué, démuni et abattu.

 

Derrière lui, la montagne. Fille du chaos de la lave, descendante du courroux des volcans, sa mère la Terre était un mystère qui offrit son corps au Titan. Maîtresse des monts où les routes s’enlaçaient entre les tempêtes et les soleils levants, herbes aromatiques et faune se prélassaient au gré des envies et des caprices du vent. Et de Babel cette tour qui touchait le firmament lui apportait en son cœur une sérénité, sa grandeur pansait sa blessure d’antan, l’enrobant de douceur pour l’éternité.

 

Soudain, un bruit de battements d’ailes attira son regard vers les arbres et arbustes qui couvraient les prémices de la montagne. Dans son dos, sortant et volant à basse altitude un oiseau. Un faucon.

 

L’animal fit quelques pirouettes au-dessus de lui, lui effleurant presque le visage puis s’éleva vers le ciel rosé du crépuscule. Miguel fût pris d’un frisson en repensant aux paroles d’Ernesto et aux conversations avec Frère Angel et sentit comme son cœur soudain battait de façon incontrôlable tandis que ses yeux s’emplissaient de larmes d’émotion.
Il contempla, un long moment, le volatil tournoyer au-dessus du château avec l’espoir et la peur de l’impossible, de l’indicible.

 

Subitement, un sentiment d’amertume et de déception s’emparèrent de lui. Environ à deux cents mètres de là, un fauconnier lança dans l’air un sifflement strident afin d’appeler l’oiseau. Après un dernier tour, le Gerfaut fit une descente en piqué et se dirigea, obéissant et soumis, vers le bras insistant et robuste du fauconnier.

Miguel, attristé, empruntant le chemin qui le menait chez lui, n’en était pas moins intrigué et cria :

 

« – Hé ! Le fauconnier ! Oui, c’est bien à vous que je m’adresse ! » Ce dernier se retourna et répondit :

« – Oui ? Que désirez-vous Sire ? »

« – Ce faucon…Celui qui vient de répondre à votre appel et qui fend le vent de ses magnifiques ailes… Est-il à vous ? »

« – Bien entendu. Avez-vous sûrement remarqué son obéissance envers moi ? »

Miguel, peiné, pensa que sa question n’était guère d’utilité mais insista tout de même :

« – Et ça fait longtemps que vous le possédez ? »

« – Et bien pas très longtemps. Depuis la fin de l’été à vrai dire.
Une fort curieuse rencontre… Je l’ai trouvé par ici. Il était endormi, sur un lit d’herbe, au creux d’un chêne. »

 

© 2018 Aydan

Commentaires (0)

Cette histoire ne comporte aucun commentaire.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire