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© 2022-2024 Chantal Girard

Chapitre 1

1

Lecture audio par Chantal Girard pour Webstory

Que deviennent les mots que l'on oublie? Où s'en vont-ils? Quelle est leur destinée? "Dans la folie recluse Où j'étais enfermée, Ma mémoire en intruse Vient de se réveiller… Ma mémoire me diffuse Des images confuses Et je m'en éblouis Et je les reconstruis…" (Mémoire, mémoire Barbara)
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Assise sur une chaise, près de la porte d’entrée du home, elle se balançait d’avant en arrière en un rythme lent et régulier. Elle était seule au monde ou, plus exactement, le croyait. Rien n’existait plus pour elle, ses repères avaient disparu et sa tête ne suivait plus. Elle dérivait, lentement, inexorablement.

 

La danse lancinante qui l’animait s’accompagnait d’un murmure à peine audible et répétitif telle une litanie où s’égrenait des mots qui n’avaient, à mon sens, ni queue ni tête: «Clé… panier… pinceau… livre… chaussures… plaque de chocolat…»

 

J’essayai de pénétrer dans son monde en posant ma main sur son bras mais sans doute ne possédais-je pas le sésame pour y accéder puisqu’elle ne réagit pas à mon geste et continua de plus belle ses oscillations, ponctuées par la suite incompréhensible de mots.

 

J’allais partir lorsqu’elle me vit. «Oh! Tu es venue me chercher, c’est gentil! Ça me fait plaisir, parce que les enfants m’attendent et il ne faut pas être en retard.» Elle m’avait reconnue. Elle reprit: «Au fond du panier j’ai mis les pinceaux, les cahiers, le livre de lecture et des plaques de chocolat pour quatre heures. Il ne me reste plus qu’à enfiler mes chaussures pour être prête. Et toi tu n’oublieras pas de fermer à clé après que je sois partie. Tu me promets?» Je répondis que je fermerais, qu’elle ne s’inquiète pas. Elle pouvait s’en aller tranquillement.

 

« Bon, il faut que j’y aille maintenant! » Joignant le geste à la parole, elle tenta de se lever. Je voulu l’aider mais l’ex-institutrice reprit ses droits, elle me toisa et m’affirma qu’elle pouvait encore se lever seule! Le ton n’autorisait pas la réplique. Je laissai donc faire.

 

Elle mit un temps infini à se redresser et y parvint, sans aide. Je lui pris le bras pour l’accompagner à sa chambre. Elle n’avait pas amorcé le premier pas qu’elle s’arrêta et me contempla surprise: «Qu’est-ce que vous faites-là? Je ne vous connais pas. Lâchez-moi ou j’appelle Fernand!» Ce disant elle dégagea vivement son bras et aussitôt l’expression de son visage bascula. A nouveau elle était perdue, le regard vide. Elle retomba sur la chaise et dans un souffle, suppliante, me demanda: «Il est où Fernand ? C’est lui qui a la clé…»

 

Le cœur serré je m’assis à côté d’elle: «Rappelle-toi, Mamylie, papy Fernand est parti… il y a plusieurs années. Tu te souviens?» Un long silence peuplé d’une multitude de souvenirs nous traversa toutes deux. Dans ses yeux je vis se bousculer bonheurs et chagrins mais surtout un désarroi immense. Elle était si loin… Je n’osai rien ajouter. J’attendis.

 

C’est elle qui rompit le silence. Me prenant les mains, elle se pencha et dit lentement, afin que je comprenne bien: «Fernand ne peut pas être parti, ce n’est pas possible, c’est lui qui a la clé.»

 

La clé… Oui, c’était bien elle qui avait disparue avec mon grand-père. Et sans elle – sans lui – le monde s’était écroulé pour ma grand-maman.

 

Pour l’heure, elle tenait toujours mes mains dans les siennes. Je ne cherchai pas à les retirer, elle avait besoin de ma présence, j’étais là. Elle avait tellement fait pour nous, tellement donné pendant des années, qu’à mon tour je pouvais bien être patiente.

 

* * *

 

A la mort accidentelle de nos parents, Lina et Fernand – nos grands-parents maternels – avaient endossé un rôle qu’ils auraient voulu n’avoir jamais à tenir: élever deux orphelins. Leurs petits-enfants… Malgré leur chagrin, contre vents et marées ils avaient assumé.

 

Et puis nous étions partis. Y avait-il eu cause à effet? Peut-être. En tout cas c’est à partir de là que notre grand-mère avait commencé à perdre un peu la mémoire. Oh, rien de grave, à son âge c’était chose courante! Nous disions cela pour la rassurer autant que pour nous tranquilliser. Pourtant elle s’alarmait de ces absences, de ces mots qui lui manquaient. Elle avait peur. Sa hantise était de « devenir Alzheimer», comme elle disait.

 

Je soupirai en y repensant… Bien des années avaient passé depuis et les choses ne s’étaient pas améliorées. Ma présence, quasi quotidienne dans cet établissement spécialisé, à espérer quelques éclairs de lucidité de celle que je chérissais plus que tout, était la preuve que son destin, inéluctablement, lui échappait.

 

* * *

 

Les minutes poursuivaient leur course malgré notre immobilité à toutes deux, je venais d’en reprendre conscience en consultant discrètement ma montre. Ce geste toutefois n’échappa pas à mon aïeule: «Il faut y aller ma chérie, tu es restée tout l’après-midi ici, tu as certainement beaucoup de choses à faire. Tiens, aide-moi et, si tu as encore un moment, raccompagne-moi jusqu’à ma chambre». Une bouffée de joie m’envahit, elle était à nouveau présente. Elle me dévisagea puis me caressa la joue avec une tendresse qui me bouleversa.

 

A petits pas, bras dessus, bras dessous, nous rejoignîmes sa chambre. L’infirmière de l’étage arriva sur ces entrefaites.

 

–        Vous avez passé un bon après-midi avec votre petite-fille, Madame Laporte?

–        Oh oui! Elle est tellement gentille avec moi si vous saviez.

–        Je sais! répondit, avec un clin d’œil à mon intention, celle qui avait pris ma relève.

 

J’embrassai Mamylie et elle entra chez elle bien accompagnée.

 

A peine avais-je le dos tourné que je l’entendis vociférer: « Non mais! Pour qui elle se prend cette folle? Elle dit qu’elle est ma petite-fille. Tu parles! Je ne la connais pas. Je n’ai jamais été mariée et je n’ai pas d’enfant! Je fais semblant de la croire parce qu’elle m’effraie. Elle veut se débarrasser de moi. Je suis sûre que c’est elle qui m’a volé mon balcon, hier… »

 

J’étais effondrée, paralysée au milieu de ce couloir.

 

–        Ne vous tracassez pas, Madame Laporte, Marcel est venu vous remettre votre balcon tout à l’heure.

–        Bon. Tant mieux. Vous le remercierez de ma part, n’est-ce pas?

 

Dévastée je m’éloignai quand une colère subite et incontrôlable m’emporta tel un raz de marée. C’en était trop! Je passais une partie de ma vie avec elle et elle ne savait même pas qui j’étais! Il n’y avait aucune reconnaissance de sa part, aucune possibilité de dialogue. M…! Cette fois la coupe était pleine, je ne remettrai plus les pieds ici. Ter-mi-né!

 

Je préférai l’escalier à l’ascenseur pour ne pas risquer d’attirer l’attention ou de provoquer l’empathie d’un membre du personnel devant mon visage en pleurs. Cinq étages à pied apaiseraient les tensions de mon esprit et, surtout, limiteraient les rencontres.

 

Au rez-de-chaussée mes larmes n’avaient pas tari, bien au contraire. Les yeux brouillés je ne vis pas le responsable de la coordination arriver en sens inverse. Il me barra le passage:

 

–        Que se passe-t-il ?

–        Rien. Excusez-moi, je suis pressée.

 

Sans m’écouter il se dirigea vers la porte, contiguë à l’escalier, l’ouvrit et me pria d’entrer. Sur ladite porte une plaque en laiton annonçait «Salon d’or».

 

–        Nous allons tout de même prendre quelques minutes. Ici nous serons plus au calme et vous me raconterez.

 

Lasse, je capitulai et entrai à sa suite dans la pièce. Il m’invita à m’asseoir, prit place sur un fauteuil et attendit.

 

Ce petit salon devait son nom au velours jaune or qui recouvrait le canapé et les deux fauteuils ainsi qu’aux tentures, moirées, assorties au mobilier. L’ambiance feutrée du lieu contrastait avec mon tumulte intérieur. Hormis le tic-tac de la pendule, posée sur la commode, il n’y avait aucun bruit. Un rayon de soleil, filtré par le feuillage, faisait chatoyer le bois verni des accoudoirs. Mon vis-à-vis souriait, il paraissait n’avoir rien d’autre à faire qu’être là, disponible pour moi. La sérénité de son regard et la tranquillité de l’endroit, firent régresser la pression qui m’oppressait. Je baissai la garde et ma main glissa sur l’assise du fauteuil. Agréablement surprise par la sensation veloutée du tissu sous mes doigts, ma colère se dissipa. Une parenthèse s’ouvrit et j’oubliai la raison de ma présence ici.

 

Momentanément déconnecté de la réalité mon esprit échappa à mon contrôle et en profita pour s’attarder sur l’avant-bras de l’homme qui me faisait face. Le duvet blond qui le recouvrait semblait si soyeux… J’aurai volontiers vérifié sa douceur en osant une caresse. Cette pensée me donna le vertige et je fermai les yeux pour ne pas succomber à cette tentation voluptueuse. Tentation qui, immanquablement, en aurait suscité une autre: celle de me blottir au creux de ces bras et me laisser emporter loin de tout.

 

Cette idée fantasque me fit sourire et une légèreté s’installa au plus profond de mon être. Que n’aurais-je donné pour que le temps s’arrête, juste là… Mais le temps n’entend pas et le cours des choses reprit avec la voix de mon interlocuteur. J’ouvris les yeux et constatai qu’il s’était avancé vers moi dans l’intention de me faire mieux comprendre la situation. Sa voix était grave et je réalisai n’avoir pas entendu ce qu’il venait de dire. C’était sans importance, puisqu’à nouveau attentive, je saisis l’essentiel du discours: «… une chose est sûre, elle n’est pas atteinte de la maladie d’Alzheimer. Nous venons d’avoir un colloque, l’infirmière en chef vous expliquera tout cela en détails demain. Je peux déjà vous informer qu’un traitement va être mis en place et que les accès de délire devraient diminuer assez rapidement. Malheureusement la mémoire de votre grand-maman ne se restaurera pas… mais la vie pour elle – et pour vous – redeviendra plus facile, plus douce.»

 

À l’annonce de cette nouvelle mon cœur exulta et j’eus envie d’embrasser mon interlocuteur. Il du deviner mon intention… tandis que je me levai pour prendre congé, il s’approcha, m’entoura de ses bras et me retint longuement contre lui. J’avoue que ce geste, inattendu, me ravi de prime abord puis me décontenança. Il perçut mon trouble et relâcha son étreinte. Je balbutiai un vague «Merci» et sorti précipitamment du salon.

 

Arrivée à l’extérieur, je m’arrêtai. L’information que je venais de recevoir prenait d’un seul coup tout l’espace et me galvanisait. Tellement soulagée, je décidai de profiter de cette accalmie et flânai le long des rues alentour.

 

J’entrai dans une boutique pour essayer une petite robe à fleurs exposée en vitrine. Elle m’allait comme un gant. Les coquelicots, grandeur nature, imprimés sur le tissu blanc et fluide, donnaient une classe folle à la jupe. Quant au corsage, avec son décolleté à la fois flatteur et pudique, il me seyait à merveille. Je virevoltai pour admirer l’effet produit sur ma personne lorsqu’un flash m’immobilisa. Le miroir me renvoyait l’image de ma grand-mère. Elle avait mon âge et tournoyait vêtue d’une robe qui ressemblait singulièrement à celle que je portais.

 

–        Comment trouves-tu ma tenue, Fernand? C’est pour toi que je l’ai achetée, je veux que tu sois fier de ta femme!

–        Magnifique chérie! Mais tu pourrais t’affubler d’un chiffon que je serais fier de toi! Tu es toujours belle, tellement belle!

 

A ce souvenir empreint d’allégresse se superposa, presque instantanément, une image plus récente et nettement plus sombre.

 

Mes grands-parents étaient alors âgés et la mémoire de ma grand-maman avait de plus en plus de pointillés. Son mari faisait le maximum pour la réconforter. Il lui répétait qu’elle ne devait pas s’inquiéter, qu’il était là et serait toujours là pour elle.

 

Cette réminiscence, en s’imposant dans le miroir, me brisa une nouvelle fois le cœur. L’image suivante était l’ultime que j’avais de mon grand-père: il s’éloignait, par l’allée qui menait au jardin, et s’était retourné vers sa femme, souriant, tandis que ses doigts accompagnaient le souffle d’un baiser qu’il lui destinait. La seconde d’après il s’écroulait. Mamylie criait son prénom et courait jusqu’à lui. Elle ne savait pas encore qu’il ne se relèverait jamais.

 

Moi, derrière la fenêtre de la cuisine, j’avais tout vu.

 

* * *

 

«Est-ce que tout va bien, madame? Si vous avez besoin d’aide, n’hésitez pas à me demander.»
Pour la seconde fois de l’après-midi j’avais déconnecté et le réalisai en entendant la vendeuse me parler à travers le rideau de la cabine d’essayage. Combien de temps étais-je restée assise sur ce tabouret à me remémorer le passé? Assez longtemps pour inonder de larmes le devant de la robe que je n’achèterai pas. Assez longtemps pour revivre cette période tellement douloureuse…

 

Nous étions adultes, mon frère et moi, et avions quitté le nid depuis longtemps, cependant je passais régulièrement voir mes grands-parents. Je me rappelle une fois les avoir surpris, assis côte à côte sur le sofa du salon. Lui s’était rapproché de sa femme, et la tenait par les épaules. Elle semblait perdue. Il la rassurait à voix basse: «T’en fait pas ma chérie, je suis là. Tous ces mots que tu oublies, je sais où ils sont cachés. Ils sont dans un coffre au grenier. Quand tu ne te souviendras plus tu n’auras qu’à me demander, j’irai les chercher. C’est moi qui ai la clé.» Et il avait terminé en posant ses lèvres sur sa joue avec une infinie douceur.

 

Je sortis de la cabine, déposai la robe aux coquelicots sur le comptoir et, un peu confuse, m’excusai en quittant la boutique. La maison de repos n’était pas loin aussi je volai plus que je ne courrai jusqu’à la réception. La jeune fille de l’accueil me demanda s’il y avait une urgence parce qu’à dix-huit heures les visites étaient terminées, les résidents prenaient leur repas. Je dus être persuasive puisqu’elle s’effaça pour me laisser passer. Arrivée au cinquième étage, je réalisai que j’aurai dû aller directement au restaurant et continuai mon ascension à pied.

 

Parvenue au huitième je fus surprise par le brouhaha ambiant, celui-ci évoquait une ruche et contrastait avec le silence des étages inférieurs. Un petit nombre de pensionnaires avaient déjà commencé à manger, plusieurs autres déambulaient entre les tables, s’attardant ici ou là pour échanger quelques mots ou s’enquérir de la journée de leurs congénères. Debout, au centre de la salle à manger, ma grand-mère paraissait désorientée. Je la rejoignis et lui fis signe de venir avec moi. Elle me suivit, docile. Dans le corridor le bruit s’estompa et elle s’étonna :

 

–        Tu es revenue? Est-ce que tu as oublié quelque chose?

–        Oui, j’ai oublié de te dire quelque chose.

 

Elle me regarda avec un petit air malicieux :

 

–        C’est si important que ça? Ça ne pouvait pas attendre demain?

–        Non, ça ne pouvait pas attendre! Je voulais que tu saches qu’avant de partir pour le paradis papy Fernand m’a remis un objet très utile pour toi.

–        Ah bon? me dit-elle intriguée.

–        Oui. Il m’a confié la clé.

–        La clé…?

–        Celle du coffre, au grenier.

–        …

–        Tu sais, le coffre où sont cachés tous les mots que tu oublies.

 

Aussitôt ses traits changèrent d’expression, elle plissa le front avec une mine faussement sévère.

 

–        Mais… comment tu sais?

–        C’est mon secret Mamylie. L’essentiel pour toi, est de savoir que, désormais, c’est moi qui possède la clé. Quand tu ne sauras plus trouver les mots tu n’auras qu’à me demander et j’irai les chercher.

 

Son visage s’illumina. Elle ajouta simplement : «Merci ma chérie. Maintenant je dois aller manger. A demain.» Elle accompagna ses mots d’un petit geste des doigts où le souffle d’un baiser m’atteignit droit au cœur.

 

 

 

* * * * *

 

L’inspiration par le tirage d’une (ou deux!) lames de Tarot

 

Le diable s’est imposé et par deux fois, le coquin!

Non satisfaite de mon tirage je récidivai quelques jours plus tard… et piochai la même carte: le diable!

La carte ne m’inspirait guère, je ne participerai donc pas au concours.

C’était compter sans la tentation…! A laquelle je succombai. Nouveau tirage: le jugement. Cette carte se révéla pour que je me laisse guider par… le diable (celui du Tarot, bien entendu)!

 

Je cite, très résumées, les deux lames de Tarot:

 

Le diable: Tendance à voir tout en noir… Angoisses… Sentiments de colère… Révélation d’un secret…

Le jugement: Idée nouvelle… Voir les choses autrement… Une intuition forte et rapide guide vers une voie nouvelle…

 

 

 

Commentaires (2)

Starben CASE
07.07.2023

Je relis avec beaucoup de plaisir comme tu as dépasser le Diable pour le transformer avec la carte du Jugement. La preuve que lorsqu’on change de point de vue, un nouveau chemin s’ouvre. Merci Chantal pour cette belle leçon!

André Birse
09.10.2022

J'ai mis un coeur. Le quatrième. Parce que c'est très beau et très vrai. On voudrait dire " trop" sans pouvoir ajouter grand-chose à cette effrayante réalité que vous avez un peu adoucie par votre texte.

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