Chapitre 1
1
Réflexion un rien désabusée sur l'existence...
En mémoire de Sinéad O'Connor
(1966 - 2023). RIP.
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Doucement, comme par inadvertance, il posa sa main sur la sienne, où chatoyait une bague modeste et élégante, et qui reposait face à lui, sur la nappe blanche du restaurant.
Elle ne la retira pas, et même, lui sembla-t-il, lui retourna un léger sourire. Elle ne disait rien, mais l’imperceptible tremblement de ses lèvres et l’éclat accru de ses prunelles étaient bien suffisants. Il comprit, et la dévisagea plus franchement. Elle était si jolie. Presque trop. L’avait-il donc méritée ?
Autour d’eux, dans le cadre feutré du restaurant aux murs tendus de lin turquoise, les clients, plutôt bon chic bon genre, conversaient entre eux à mi-voix. Les serveurs, stylés et attentionnés, naviguaient sans bruit, avec grâce, entre les tables. Personne ne prêtait attention à leur couple, semblable à tant d’autres. Il avait choisi cet établissement pour son côté coquet, raffiné sans excès, tout désigné pour un souper romantique.
Même si les battements de son cœur lui paraissaient tout d’un coup plus assourdissants, au point qu’ils n’entendait plus qu’eux, personne ne s’était retourné, et ils gardaient tous les deux le silence. La rose pourpre, inclinée dans son vase de cristal sur la table, frémissait à peine. Il réfléchissait.
Tandis qu’il la contemplait, il eut l’impression que ses traits à elle s’affirmaient, qu’ils faisaient plus « femme ».
Il songeait à leurs promenades automnales, côte à côte sous les frondaisons au long de la Seine, à leurs conversations, au cours desquelles ils avaient découvert leurs affinités. Leurs différences aussi.
Ils allaient devoir à brève échéance adopter un appartement commun. Ni son studio à lui, ni le sien, ne pourraient suffire bien longtemps. Il voulait vivre avec elle.
Cette perspective, qui semblait se concrétiser en ce moment précis, dans ce restaurant, à cette table un peu à l’écart sur laquelle reposaient leurs mains entrelacées, fit éclater en lui une bouffée de bonheur sauvage. Il serra plus fort son poignet, qui ne se défendit pas, et se pencha plus avant vers elle. Elle accentua son sourire à son égard, toujours sans rien dire. Les mots étaient inutiles.
Il allait enfin pouvoir l’embrasser, à pleine bouche, comme il en rêvait depuis longtemps. Pas ici, non. Lorsqu’ils seraient sortis. Il allait pouvoir lui dire ce qu’il avait tant envie de lui dire.
Ce soir, ils dormiraient ensemble. Chez elle, ou chez lui. Demain matin serait le plus merveilleux des matins. Ils passeraient l’essentiel de la journée au lit, à se découvrir l’un l’autre, à se humer, se goûter, se murmurer à l’oreille les bêtises qu’on se murmure dans ces cas-là. La semaine qui débuterait ensuite serait un éblouissement permanent, une fulgurance exubérante ponctuée d’interminables conversations téléphoniques, de rendez-vous improbables, d’étreintes passionnées, de baisers et de rêves multicolores. Un fabuleux feu d’artifice.
Il était amoureux, et elle, apparemment, aussi.
Un jour, ils se marieraient. Quelle autre issue ? Ils avaient chacun trouvé l’autre qu’ils avaient si longtemps cherché, chacun de son côté. Ce serait un mariage modeste, une petite douzaine d’invités, témoins compris, une soirée amicale dans un restaurant sympathique. Le photographe qui surveillait la publication des bans et l’avait contacté, déclarerait forfait dès lors qu’il comprendrait que le jeu pour lui n’en valait pas la chandelle. Peu importe. Il dénicherait bien l’un ou l’autre ami qui jouait du Nikon. Il y aurait des photos, peut-être pas professionnelles, mais des photos quand même, qu’ils organiseraient dans un album approprié et feuilletteraient plus tard, attendris, assis tous les deux sur le sofa tango ou prune de leur nouvelle demeure : lui, sérieux, un peu emprunté, dans son costume classique, elle, plus naturelle, ravissante amaryllis dans sa corolle blanche… La boîte aux lettres arborerait fièrement l’étiquette « Monsieur et Madame … » Ou peut-être juste leurs prénoms et leurs noms accolés, pour faire moins bourgeois ? On y réfléchirait.
Car ce nouvel appartement, calme et lumineux comme il se doit, il allait falloir le meubler bien sûr. Ils feraient le tri dans leur mobilier actuel, ne conservant que ce qui pouvait, soit être réutilisable, soit revêtir une importance sentimentale particulière. Pour le reste, il envisageait déjà les allées des grands magasins spécialisés qu’ils allaient parcourir à deux, les livraisons… Les aménagements qu’il assurerait au gré de son temps libre. Le bonheur.
Un soir, pelotonnée contre lui sur l’oreiller, les cheveux emmêlés, d’un air sibyllin, elle lui murmurerait : « J’ai quelque chose à te dire ».
Et déjà, il savait quoi. Il lutta un instant contre les larmes de gratitude qui cherchaient à se forcer un passage entre ses paupières à cette seule idée.
Garçon ou fille ? Quelle importance. Ils discuteraient longtemps du prénom, parviendraient à un compromis. Ils vivraient à trois désormais.
Lorsqu’on est trois, on s’attend logiquement à représenter au moins un tiers de l’ensemble. Avec un certain étonnement toutefois, il découvrirait qu’il n’en constituait plus, ni la moitié comme auparavant, ni même tout à fait le tiers. Elle adorait l’enfant — son enfant, leur enfant ? — et passait de longues heures en tête-à-tête avec lui, le gratifiant des caresses fantasques, des niaiseries et des murmures enamourés dont il était autrefois le bénéficiaire exclusif. Comment aurait-il pu le lui reprocher, et quoi de plus naturel que l’amour maternel ? Bien sûr, lui aussi était fier de son fils, ou de sa fille, et il cherchait à déchiffrer, dans les traits poupins du nourrisson, ce qui était à lui, ce qui provenait d’elle. Il faisait les courses, s’occupait des démarches en sus de son travail, calculait le budget. Parfois il allait jusqu’à tiquer sur telle ou telle dépense qui ne lui paraissait pas indispensable, mais elle lui faisait comprendre que c’était pour leur enfant, et que rien n’était trop beau pour lui. Elle avait certainement raison. Il faisait taire ses remarques, tournait les yeux vers elle avec vénération. Son maquillage, initialement maladroit, s’était affirmé et assagi ; sa tenue aussi. Elle avait beaucoup appris.
Les premiers temps, ils s’étaient offert des vacances superbes, au Mexique où ils avaient passé leur lune de miel, en Thaïlande. Ces fantaisies n’étaient plus autant à l’ordre du jour désormais : cela coûtait cher malgré tout, et voyager avec un enfant en bas âge peut représenter une contrainte pénible. Ils avaient aussi restreint leurs sorties : on ne va pas au cinéma ou au théâtre avec un marmot qui entreprend de hurler au moment le plus pathétique, et qu’il faut d’urgence évacuer de la salle sous les regards courroucés des autres spectateurs ; quant au coût de la baby-sitter, il excédait tout de même leurs possibilités du moment. Alors ils restaient chez eux, ne voyageaient plus qu’en France, allaient parfois rendre visite à leurs parents respectifs, tous enchantés de découvrir et cajoler leur petit-fils (c’était un garçon, finalement). C’était sans doute moins exotique, mais n’avaient-ils pas eu leur part déjà ?
Elle était désirable encore, et il était fier d’elle.
Ils avaient commencé à élaborer des projets ; d’ici cinq ans peut-être, ayant amassé laborieusement un petit apport personnel, il iraient demander un prêt à la banque, en vue d’acheter une vraie maison. Beaucoup de temps passé, de soucis, de démarches, de paperasses en perspective, mais n’était-ce pas le projet d’une vie ? Cela valait la peine de se donner un peu de mal.
Un crédit sur vingt-cinq ans donc ; le banquier, au vu de leur situation, ne pouvait leur proposer mieux. Il calcula aussitôt l’âge qu’il aurait lorsque le crédit serait résorbé, et cela lui causa un petit choc désagréable. Quant à elle… ils avaient le même âge, donc… Il s’efforça vainement de se rappeler l’âge moyen de la ménopause, avant de reléguer à l’arrière-plan ce souci mesquin.
Redescendu sur terre, dans la salle du restaurant, il la dévisagea à nouveau, passionnément. Il se demandait un peu à quoi elle ressemblerait lorsqu’elle serait devenue maman. Ses traits allaient sûrement s’affirmer, elle changerait de coiffure et de style d’habillement. Elle approcherait la plénitude, elle n’aurait jamais été aussi belle. Un peu moins piquante peut-être, moins charmante ? Bah, après la fleur de l’âge vient le temps des fruits, qui n’est pas le moins savoureux.
Et lorsque la maison serait à eux ? Cette fois, elle aurait nettement dépassé la ligne de crête, et aurait même, sans doute possible, entamé la redescente. Elle serait devenue l’une de celles qu’on remarque en hochant la tête et en murmurant « elle a dû être très belle ». Cette idée lui déplut, et il s’efforça une fois encore de la chasser de son esprit. Et pourtant, il s’aperçut avec un frémissement que déjà, il cherchait à l’imaginer, affligée de ses premières boucles grises. Il essayait de deviner lesquels, parmi ses traits mutins, presque enfantins encore, s’accentueraient jusqu’à devenir sévères ou déplaisants.
Et encore…
Tandis qu’ils mûrissaient ainsi tous deux côte à côte, il avait commencé à regarder avec plus d’attention l’une ou l’autre jeunette, qui arborait un joli sourire innocent et la mini-jupe de rigueur. Ayant accédé peu à peu, à force de sérieux et de petites compromissions, au statut de cadre respectable, nanti d’une belle automobile, il n’avait pas trop de mal à engager la conversation avec elle, à la fasciner même un peu : les fleurs ou les chocolats, une balade en voiture, une soirée dans un restaurant romantique — champagne, bien sûr ; et puis le maintien, l’assurance élégante qu’il avait acquis progressivement, l’intérêt de bon aloi qu’il lui manifestait et qui flattait sa vanité de jeune femelle inexpérimentée… Cela se terminait généralement dans un hôtel confortable et discret, où elle découvrait avec des cris d’émerveillement la robinetterie « grand style » de la salle de bains… Péchés véniels, pensait-il, et ces minettes étaient tout de même plus appétissantes que la femme d’un certain âge, un peu ennuyeuse, qu’était devenue son épouse.
Malheureusement, comme toujours, elle avait eu des soupçons, puis avait trouvé des preuves. (Quant à elle, plus astucieuse comme le sont les femmes, elle avait réussi à maintenir le black-out total sur l’une ou l’autre de ses brèves aventures à elle, et c’était comme si elles n’avaient jamais existé. Elle s’était érigé une fois pour toutes une façade de respectabilité inviolable. C’était elle la victime).
Lui se montrait plus distrait, moins prudent, et les reproches s’étaient faits peu à peu plus virulents. Arrivèrent les scènes attendues, les cris, les larmes, la vaisselle brisée, les valises faites à la hâte… Quelques jours plus tard, c’était la réconciliation, en apparence sincère, touchante même, et qui pourtant laissait inaltéré, au fond du cœur, le poison sournois, prêt à remonter à la surface à la première occasion…
Mais voici que désormais leur maison était à eux. Elle leur avait coûté en fin de compte bien plus cher que ce qu’ils avaient estimé au départ, et de plus le quartier avait pas mal changé et n’affichait plus vraiment l’apparence enchanteresse qu’ils avaient envisagée. La maison ne constituait plus un rêve depuis longtemps, elle était devenue leur cadre de vie quotidien, qu’ils ne remarquaient même plus. Les factures s’amassaient dans la boîte aux lettres, et même après la fin du crédit, scrupuleusement remboursé, les prélèvements bancaires tombaient avec une impitoyable régularité.
Quant à eux, ils n’avaient plus grand-chose à se dire. Le bébé était devenu un adulte accompli, il menait sa propre existence. La petite fille qui l’avait suivi terminait ses études en fac, ils l’aidaient financièrement : elle avait encore — un peu — besoin d’eux… De plus en plus rarement, l’un ou l’autre allait, comme en catimini, cueillir sur le rayonnage l’album de photos… le premier… Et parfois, ils l’interrogeaient encore, en silence, tous deux ensemble.
Lorsque sonna l’âge de la retraite, ils se regardèrent malgré tout en souriant, comme se disant : « Maintenant, nous pouvons souffler ». Le crédit était payé, les enfants casés. Leur environnement n’était plus aussi idyllique qu’il l’avait été, mais restait acceptable. Leur voiture neuve dormait au garage. Ils possédaient tout le confort ménager, dont une télé munie d’un grand écran plat, et pouvaient regarder ensemble des films à la demande grâce à leur abonnement. Et à nouveau s’offrir de temps à autre des vacances au loin, hors saison de préférence.
Hors saison et quand leur santé ne s’y opposait pas, bien entendu. Ils avaient, comme tout le monde, appris peu à peu le chemin des cliniques, des salles d’attente des hôpitaux. Une petite opération par ci — mais rassurez-vous, de nos jours ce n’est plus rien du tout — une convalescence par là… Chacun son tour. C’était vrai, les opérations avaient plutôt bien réussi, ils s’étaient bien rétablis… Juste un peu plus fatigués peut-être, l’un et l’autre — chacun ses misères — un peu moins primesautiers et insouciants sans doute. La vie, implacable, avait gravé quelques marques, quelques rides sur leur visage. Lui avait perdu une bonne partie de ses cheveux, elle avait choisi de teindre les siens depuis un certain temps déjà. Et sa démarche, plus lourde, n’était sans doute plus aussi ensorcelante qu’autrefois.
Une fois de plus, il revint brusquement à la réalité. Autour d’eux bruissait la rumeur aimable et de bon ton du restaurant, agrémentée du choc assourdi des couverts. Il lui tenait les deux mains à présent, et la contemplait intensément. De son joli visage, si émouvant, il ne put s’empêcher pourtant de voir émerger les traits rebutants de la vieille femme qu’elle serait dans quelques dizaines d’années. Usée, fatiguée, malade ; épaissie et prête à aborder, avec résignation, la dernière ligne droite.
Et il en serait de même pour lui.
Il songea brusquement à la délicieuse jeune fille qu’avait été Sinéad O’Connor, avant qu’elle n’ait décidé de s’enlaidir jusqu’à prendre l’apparence monstrueuse qui était devenue la sienne au seuil de la mort.
Un frisson de répulsion involontaire lui parcourut l’échine. Relâchant son étreinte, il fit mine un instant de jouer avec sa serviette damassée, et tandis qu’un peu surprise, mais pas inquiète encore, elle le couvait amoureusement de son regard plein de sollicitude, il écarta son verre, se redressa sur sa chaise, et, sur un ton neutre :
— Restons-en là, dit-il.
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