Créé le: 21.08.2019
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Le chant des signes

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© 2019-2024 Jean Cérien

Texte de l'atelier d'écriture à la fondation Engelberts mai 2019
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Modèle

J’aime regarder son visage. Il semble avoir été modelé avec beaucoup d’enthousiasme, mais peu de compétence.

Ses traits sont flous, presque enfantins et ne laissent pas présager d’un caractère affirmé.

 

Elle paraît beaucoup plus jeune que son âge, alors elle s’excuse régulièrement pour ce malentendu qu’elle transporte dans sa chair. Sa venue amène inexorablement des quiproquos qu’elle prend avec aisance et simplicité; cette simplicité que l’on rencontre chez les gens qui n’ont pas d’histoire, pour qui chaque mot reflète la beauté de la vie et la chance d’être invité à cette fête, d’y participer.

 

J’aime regarder son visage et je le contemple paisiblement; mes mains caressent la terre qui modèle ce modèle d’exception; elles façonnent le nez, avec sa difficulté dans le volume, elles construisent l’orbite des yeux, dans la masse de la glaise, elles sculptent la langue, les dents, le palais et l’os de la mâchoire. Certes, tout cela disparaîtra derrière la peau et ses lèvres fermées, mais j’aime croire que la vie intérieure de ma sculpture se reflète dans les détails de l’apparence.

 

J’ai sculpté toute ma vie et j’ai cette chance d’avoir pu suivre le chemin qui m’était tracé. Quel plaisir de recevoir l’expression du modèle qui découvre ma sculpture, quelle joie de discuter avec la personne que j’ai observée pendant des heures et quelle connaissance profonde j’acquiers d’un individu en découvrant la moindre de ses imperfections gravée dans sa peau.

 

Confrontation

Aujourd’hui, à plus de 60 ans, condamné à mettre un terme à ma vie, j’ai choisi au hasard de mes rencontres une personne qui reflète pour moi la beauté, la lumière et liberté : un point d’orgue à mon œuvre qui grave dans son essence les valeurs qui m’ont animé. La sculpture d’une jeune femme, aux traits libres, car encore peu marqué, à la chevelure dorée et aux proportions parfaites, selon les canons classiques, sera mon chant du cygne. Qu’elle émerveille celle qui a l’honneur de posséder ces traits et je pourrai m’en aller en paix, sans plus combattre mon funeste destin.

Il m’a été plutôt difficile d’aborder Catherine au vu de la différence d’âge et elle ne croyait pas à ma sincérité lorsque je lui ai proposé de faire son buste. Ce n’est qu’après un long dialogue dans un cadre neutre et international, qu’elle a finalement décidé de faire un essai, bien évidemment accompagnée de sa meilleure amie.

Ce moment de tension entre mon choix et sa volonté de préserver anonymement sa physionomie me revient en mémoire en mettant la dernière touche à ma création. Échanges au destin incertain, échanges entre deux êtres opposant des volontés sans concession, mais sans contrainte, ces dialogues étaient gravés dans ma mémoire et m’ont servi de fil d’Ariane tout au long de la mise en forme de cette terre brute, qui de libre s’est transformée en buste porteur de la vie d’autrui. Au seuil de ma disparition, quelle plus belle fin que de donner vie, tel Pygmalion.

 

Maîtrise

La première journée à mon labeur passa très vite, il s’agissait de façonner un œuf qui, une fois posé sur un tronc en biais, servira de base pour réaliser le crâne. Je pris mon temps pour aplatir la partie frontale afin d’avoir un espace généreux pour dessiner le visage.

En fin de journée, ma tête était d’une proportion parfaite pour recevoir les traits de ma muse improvisée et j’étais impatient de revenir le lendemain débuter le vrai travail.

Elle arriva un peu en retard, les cheveux défaits, voire emmêlés, trop maquillée et quelque peu provocante. Elle voulait certainement me montrer que je n’avais pas encore gagné notre dialogue et qu’elle était libre de son image, de ce qu’elle apporterait avec sa présence.

Je choisis de ne pas relever ces éléments et lui dit calmement : j’ai décidé de ne pas me soigner car ma carrière artistique sera parachevée par cette œuvre. Selon les médecins, je n’ai plus longtemps à vivre; aujourd’hui, je vais me focaliser sur les masses de ton visage, le rapport entre les volumes et l’aspect général. Demain, je débuterai les particularités puis j’enchaînerai avec la finesse des traits. Je veux être encore en forme pour terminer la pièce maîtresse de ma vie artistique.

Elle parut quelque peu décontenancée et finit par lâcher : ok je viendrai sans maquillage; pour la finesse des traits, je veux vraiment que vous me représentiez tel que je suis. Je veux pouvoir m’observer comme si j’étais ma sœur jumelle.

 

Reproduction

Je ne prêtai pas vraiment attention à ses paroles, trop content d’avoir un acquiescement de sa part, de pouvoir compter sur sa bonne volonté. Ce n’est que plus tard que je compris qu’elles allaient changer le cours de ma vie. Je la remerciai et me mis au travail. Les volumes de son visage étaient simples à percevoir, mais terriblement difficiles à transmettre à la terre; ils représentaient une perfection dans leur agencement et tout écart, toute maladresse se voyait comme l’on entend le bruit des doigts glissant sur les cordes du violon dans une église.

Le soir, exténué, je recouvris la tête et la laissai partir avec la satisfaction d’avoir bien avancé et d’être sur le bon chemin.

L’arrière n’était pas encore travaillé et je décidai que j’allais le laisser ainsi, brut. Michel-Ange avait usé de ce tour dans sa Piétà, ce serait un réel clin d’œil à son œuvre.

Mas c’était sans compter sur la sagacité de l’originale; deux jours plus tard, alors que je lui annonçai que j’avais presque fini, elle me tança et exigea que je réalise ses cheveux car elle les affectionnait tout particulièrement. Je m’exécutai et le jour arriva bientôt où j’allais réellement terminer mon œuvre.

 

Imperfection

Ce soir-là, il ne restait plus qu’à graver ma signature et toujours ce même doute, devais-je l’apposer avant ou après avoir présenté le résultat de ma copie ?

Pour mon chant du cygne, je décidai de déposer ma marque tout en invitant Catherine à venir se contempler. J’écrivais les dernières lettres de mon nom lorsque je la sentis dernière moi : c’est vraiment moi ça ? Vous m’aviez promis de faire moi, pas de m’embellir à devenir une star ? Non, c’est pas sympa, je suis pas là….

Que répondre à une telle véhémence, à un tel discours ? J’avais l’habitude des modèles qui se prenaient pour plus beau qu’ils ne fussent, mais cette modestie arrogante me coupait toute réflexion. Cependant, en contemplant à quel point j’avais gommé les petits boutons sur le bord de son front, j’avais arrondi son nez pour lui donner les proportions exactes, je compris qu’elle avait raison, je l’avais embellie pour qu’elle devienne ma perfection. Que répondre à cette déclaration si juste ?

Catherine, je vous avais expliqué ce que représente cette sculpture dans ma trajectoire artistique, il s’agit du couronnement de mon œuvre, de sa clé de voûte, de la référence qui permettra à chacun de comprendre la direction qui me guida tout au long de ma vie. Comment aurais-je pu accepter la moindre imperfection dans son rendu ?

 

Identité

Scrutant son visage dans un miroir, puis détaillant le buste et revenant à son visage : ” je comprends que vous ne vouliez de mes imperfections, qu’elle fatigue votre âme et qu’elle rebute votre orgueil, mais que faites-vous de ma jeunesse ? Comment porter ma jeunesse à ce niveau ? Comment imaginer mon futur avec ce poids sur mes épaules ? Avez-vous pensé à moi dans votre arrogance à étaler toute cette beauté ?

Tête baissée, le regard fixé sur le tabouret qui supporte ce qui devait être mon chef-d’œuvre, mais d’une voix de stentor : comment traverser une vie en portant tant de beauté ? Simplement en lui faisant honneur, en cherchant à se parer de cette beauté; contemplez ma vie et vous verrez comment mener la vôtre !

La muse remit sa jaquette, tourna le dos à son portrait et se perdit dans l’embrasure de la porte. Ses derniers mots résonnent encore à mes oreilles : enfermer une autre âme que la mienne dans votre terre morte ! Je garde ma liberté et j’aime mon imperfection qui m’assurent d’être qui je suis !

Dans le silence de son absence, je goûtai à la critique de la Piétà « Cela relève du miracle : qu’un rocher informe ait atteint une perfection telle que la nature ne la modèle que si rarement dans la chair ».

Néanmoins, ce jour-là, je pris la décision de tout faire pour guérir, de tout faire pour que cette tête ne soit pas mon chant du cygne; je veux me battre pour intégrer l’imperfection à tant de beauté.

Commentaires (1)

Jean Cérien
08.05.2022

Note pour Webstory (portrait de webwriters). Ici, Catherine n'est pas vraiment un prénom, plutôt un renvoi à quatrain : la forme la plus diversifiée de la poésie française basée sur la définition la plus simple : quatre vers qui riment. Le quatrain fonde la poésie au même titre que la glaise est la première matière de la sculpture.

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