Créé le: 03.11.2015
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L’arbre est ton miroir
Histoire de famille, Nature Environnement — L'arbre et le miroir 2015
For now we see only a reflection as in a mirror;
then we shall see face to face.
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L’air, étouffant, me suffoque. Il fait chaud, mais cette lourdeur est aggravée par le deuil qui a envahi la maison. Volets fermés, lumières voilées, quelques silhouettes obscures circulent en silence. Un constant murmure s’élève du salon où la gent féminine, parentèle et voisinage, s’émeut autour du lit de veillée. Parfois, mon nom semble s’échapper, comme une bulle plus légère, de ce magma informe de sinistres psalmodies. La tristesse forme une masse gluante, pénètre insidieusement chaque pore de mon corps, et chaque brique, chaque poutre de notre vieille maison.
Je hais cette pesanteur qui veut tout engloutir, ces regards confits de pitié ; discrètement, je me glisse derrière une tenture, referme sans bruit la porte dérobée et commence lentement à tourner sur moi-même. Dans le couloir obscur je tourne, le regard vide, les bras écartés, comme pour lutter contre ce constant déséquilibre, ce manque fondamental ; je me sens amputée mais, face à l’intense douleur qui cherche à m’ensevelir, je m’obstine et rejoins l’escalier. Je hisse un pied, franchis une marche, puis une autre, en lentes pirouettes je rejoins le premier palier, où le tourbillon s’accélère quelque peu et m’emporte jusqu’au fond du couloir. Indifférente aux meubles, aux portes, aux ombres noirâtres qui hantent ces lieux et glissent sans me frôler, je me sens transparente, invisible, mes ailes me portent vers l’endroit où je te retrouverai.
Le vide a enfin pris possession de moi, je ne pense plus, ne ressens plus rien, je n’ai même plus conscience de ma propre existence. Mon corps seul sait et agit ; il m’extirpe peu à peu des ténèbres et se déroule comme une vis, au mouvement branlant mais constant, obstiné. Je tourne sur moi-même, monte au deuxième étage où les macabres murmures ne peuvent plus m’atteindre. Tournoyant toujours, ma main gauche s’empare de la haute corde qui pend derrière la porte en bois et le noir profond, silencieux du cagibi minuscule m’aide à me stabiliser. Je tire lentement des deux bras pour faire glisser l’échelle dissimulée qui mène à notre refuge.
Là-haut je vais te retrouver. Je reste longtemps immobile, reprenant mes esprits, mon corps désormais stable collé aux montants de bois lissés par tant de mains, les tiennes et les miennes depuis notre enfance, celles de tant d’autres avant, et celles qui suivront. Je me hisse et respire, me hisse et respire, me sens de mieux en mieux ; je fais glisser mes jeunes seins d’un échelon à l’autre ; le carcan se desserre et ma tête, mes épaules se libèrent, puis mon corps. Mon cœur a recouvré son rythme et envoie du sang frais dans mon ventre, dans mes hanches étroites, jusqu’à mes jambes qui à leur tour se libèrent de la glu et émergent de la trappe.
Répétant un rituel immuable, je m’étire sur la pointe des pieds et – oui ! Cette fois encore, je touche du bout des doigts la cime du plafond. Un rire léger me prend : cela ne fait que peu de temps que nous avons réussi à l’atteindre, ce sommet, et un bonheur intense m’envahit chaque fois que je touche à ce but qui resta si longtemps trop élevé. De là-haut s’abaisse en six pans le toit aux poutres chavirées par le temps, qui semblent reposer désormais sur les vieilles armoires cernées de recoins poussiéreux cachés aux regards.
Ici je suis enfin seule, seule avec toi bien sûr, même si ton corps – disent-ils – repose là-bas en bas, et, ouvrant grand les yeux, tournant très lentement, je câline du regard chaque objet, les bahut, les franges qui pendouillent des abat-jours jaunis, l’insondable malle aux déguisements que nous explorions durant les longues après-midis pluvieuses, les raquettes de tennis au cadre de bois pourri et tordu, les étagères couvertes de bibelots immondes et de livres calcinés que personne n’ose toucher de peur de les convertir en poussière, et le buste-mannequin en toile de jute qui a enregistré à tout jamais les mensurations de notre arrière-grand-mère – une sacrée poitrine ! Et je pouffe de rire en me rappelant comment tu avais dansé avec elle, l’enlaçant de manière suggestive en promenant tes mains dans son dos, lui reprochant d’un ton gouailleur son absence de fesses où pouvoir t’accrocher…
Je reprends vie parmi ces trésors ; le magma poisseux, est resté tout en bas, il ne peut plus m’atteindre. Me lançant dans une valse joyeuse, je te prends dans mes bras et je tourne sur moi-même, de plus en plus vite, mes bras s’envolent enfin et ma gorge se libère, et je ris, je ris comme un enfant pour chasser ce cauchemar, nous tournoyons follement jusqu’à nous écrouler sur le canapé jaune dont la paille et les ressorts percent la toile et la peau. Nous fermons les yeux et nous laissons bercer par l’odeur de vieillot, de poussière prise au piège dans les toiles d’araignées. D’une oreille distraite je décèle les sons du bois qui vibre et craquèle, les pas furtifs des quelques bestioles qui partagent notre repaire, souris terrestres ou chauves aériennes, audacieux cancrelats. Tu ne les aimais pas, moi si. J’ai toujours été la plus téméraire, toi tu étais tranquille et généreuse, pleine de vie…
Lorsque j’ouvre les yeux, le grenier est plus sombre – me serai-je endormie ? Face au canapé se dresse le grand miroir, tavelé par l’âge mais encore encadré, le miroir dans lequel j’ai pu suivre ta transformation. Ce miroir est magique ; tu me l’avais révélé dans l’un de ces moments emplis de solennité, quand nous cessions nos jeux et que tu insistais pour obtenir toute mon attention. Il ne me reflète pas, ni d’ailleurs le grenier… il reflète l’arbre dans lequel tu t’es réincarnée. Je n’en suis plus surprise. Aujourd’hui il a perdu ses feuilles, mais en m’approchant je sens que tu es là, et je me rappelle, je me rappelle tout ce que tu m’en as dit…
* * *
Tu étais seule au grenier ce jour-là (j’avais été retenue au cours de gymnastique, que tu ne suivais plus, ta « petite santé » te servant de prétexte pour éviter désormais ces activités que, toutes deux, nous trouvions absurdes) et le miroir t’avait appelée, attirée, aimantée. Tous tes sens en alerte tu t’étais approchée ; une onde de chaleur douce émanait de ce cadre où, sans logique aucune, se reflétait un arbre magnifique, que tu reconnus vite : le grand chêne du jardin. À courte distance tu t’es accroupie, tes talons bien ancrés, tu as penché vers l’avant ton visage, tes bras frêles te servant de balancier pour ne pas sombrer. L’arbre est vivant, il vibre et frémit, ton ouïe enregistre le bruissement de son feuillage, tes narines s’ouvrent pour mieux inhaler son odeur, verte et fraîche, et tu plonges malgré toi et ressens sa vie comme si c’était la tienne.
Te rapprochant encore de l’envoutant miroir, tu le touches et ressens dans ta chair le rugueux de l’écorce, le velouté des feuilles, la sève qui l’anime, le léger chatouillis provoqué par une colonne de fourmis qui s’est infiltrée et se déplace sans trêve. Et soudain tu bascules et tu deviens cet arbre, tu l’incarnes, tu es lui et en reçois la force, tes talons devenus racines fouissent le sol, en transforment les nutriments en sève chaude, vigoureuse, qui grimpe et réchauffe tes muscles endoloris. Ton tronc solide ondule, s’ébroue et s’élance vers le ciel. Tu tends des milliers de feuilles aux derniers reflets du soleil printanier, tu te gorges de joie pure.
Alors tu t’étends, tu t’étires, et tu gagnes en largeur, en hauteur. Tu respires amplement et t’élèves au-dessus des autres, le pin et le frêne, les trois bouleaux tremblants dans la brise du soir. Tu perçois chaque détail, tes yeux multipliés embrassent l’ensemble du monde. De là-haut notre maison te semble humble, maladroite, le jardin minuscule, nos parents ridicules dans leur tenue d’été. Tu n’as plus pieds ni bras, tes poumons ne te font plus souffrir, tu es désormais dotée de branches solides, qui se divisent en rameaux audacieux, en ramilles légères, en feuilles bruissantes. Et tu sens la caresse du vent soulever ton âme.
Tu ressens aussi les hôtes de ce grand arbre, la faim des oisillons qui, dans le nid des geais logé sous ton aisselle, réclament impatiemment la becquée que deux éclairs chatoyants leur apportent sans relâche. Des fourmis en longue file te chatouillent le mollet, un pic-vert te picote le flanc en quête de vers blancs, dodus, savoureux à souhait. Plus bas, ne voulant perdre une goutte de la fraîcheur de la nuit toute proche, des passereaux vont et viennent, pépient et t’entraînent dans leur danse joyeuse.
Et tu entends aussi la conversation, le murmure gazouillant des plantes, les dialogues enthousiastes des végétaux environnants : les soupirs satisfaits des fleurs qui se ferment, prêtes à s’endormir, le crissement des longues graminées, les commérages des bambous, les fanfaronnades du sapin à son voisin mélèze : il prétend avoir séduit une merlette qui ne chante que pour lui et le mélèze en rit, il affirme qu’elle chante en fait pour lui et que, quand le soir tombe, il rougit de plaisir à déguster ses trilles. C’est à ce moment-là que, n’y résistant plus, tu as lancé de ta voix haut-perchée : « Pour moi aussi, elle chante ! » Ton rire cristallin est suivi d’un silence soudain, total, bouleversant. Les deux compères saisis lancent de leurs aiguilles des regards apeurés vers le grand chêne qui a ainsi parlé. Les autres arbres se blottissent, resserrant leur cercle, et même le saule pleureur cesse le geignement plaintif qui offrait jusqu’alors un plaisant vibrato de basse continue.
– Que nous veux-tu ? et qui es-tu ? demande le jeune frêne, s’enhardissant, de sa voix de ténor en devenir.
– Mais c’est moi, la petite jumelle de la maison… le chêne m’a accueillie – vous me connaissez bien !
Les arbres susurrent, murmurent, commentent à voix basse ce fait prodigieux. Et, enfin, ton ami le chêne reprend sa voix de basse pour les rassurer pleinement : « Oui, elle dit vrai, je l’ai invitée. Elle a besoin de nous… ». Surpris mais soulagés, ils t’ont alors reçue, pleinement, t’ont offert leur chaleureuse étreinte. Tu fais désormais partie de leur communauté et, par la suite, tu me raconteras les mille secrets de leur vie. Tu as pu leur parler, ils ont ri de tes plaisirs, ont partagé tes peines, ta souffrance… en échange ils t’ont donné leur force.
* * *
Oh, ma sœur, quand tu m’as raconté cette folle aventure, je vis qu’il ne s’agissait plus du fruit de nos imaginations débridées ; ce n’était plus un jeu. Tu étais très malade et, ce soir-là, tu sentais venir la fin. Mais tu ne pouvais ni ne voulais y croire, et tu as compris, comme je le sais maintenant, que ta vie se mêlerait à celle du grand chêne qui domine notre jardin.
Presque une année s’est écoulée depuis. Pendant quelques semaines, la sève du grand chêne et le soutien des arbres du jardin t’ont redonné des forces. Personne ne l’expliquait, mais nous nous le savions, et nous avons passé un été semblable aux précédents. Nous avons joué, ri, occupé tout
l’espace. Nous allions souvent jusqu’au fond du jardin et tu m’as présentée à tes nouveaux amis, qui m’ont accueillie gentiment, certes, mais sans la ferveur qu’ils éprouvaient à ton égard ; pour ma part, j’étais convaincue que leur aide te suffirait. Puis, imperceptiblement, il te fallut renoncer à nos jeux ; tu t’es étiolée, t’amenuisant peu à peu dans ton grand lit profond et j’ai détesté devoir aller de plus en plus souvent seule à la gym, seule au cours de théâtre, et même seule à l’école.
Chaque minute me semblait durer une heure et chaque heure une journée. À mon retour, je me précipitais dans ta chambre, et, puisque tu ne pouvais plus sortir, je t’emmenais au grenier si personne ne nous en empêchait. Dans le jardin, les arbres vibrants t’emplissaient d’énergie ; mais dans le miroir, nous ne pouvions que constater la perte de vigueur, les feuilles qui jaunissaient, puis tombaient, une à une, inexorablement. Et puis vint l’hiver, et je pris cœur à te faire admirer comment « ton » arbre, celui qui absorbait ta maladie et vivait dans le miroir, était plus feuillu que celui du jardin… Las. Tu étais lasse, épuisée, rongée de l’intérieur par l’immonde maladie, et quand, au printemps, les oiseaux revinrent et la sève reprit son flux généreux, en pleine expansion, éveillant chaque branche, ton corps ne sut la faire sienne. J’ai eu beau chanter, te raconter les dernières frasques des copains de l’école, tenter comme le geai de t’éblouir de mon vol coloré, tu te vidais et perdais tes couleurs, ton esprit, tes envies.
La semaine dernière, nous avons vu ensemble tomber la dernière feuille. De voir sa chute te rendit si faible que j’ai dû demander l’aide de Maman pour redescendre. Elle m’a bien sûr reproché de t’avoir emmenée là-haut, « dans son état ». Pauvre Maman ! Elle est tellement bouleversée par ta maladie, comment aurais-je pu lui expliquer que le chêne du miroir t’avait soutenue, offert un supplément de vie, et que nos visites au grenier n’étaient pas le fait de mon caprice mais un partage intense dont tu avais bien plus besoin que moi. Hélas…
Hier, tu as fini par rendre le dernier soupir. Nos mains scellées, ton regard a rempli le mien l’espace d’un instant, et tu m’as transmis à jamais ton rire et ta souplesse, la saveur des feuilles vertes et le flamboiement des geais qui, toujours, nicheront sous ton aisselle. Petite sœur, ma jumelle, mon miroir, ils te disent « morte » et je devrais être seule, triste, dévastée… et bien sûr, je le suis, je me sens amputée du meilleur de moi-même. Mais je sais bien, moi, que tu vis toujours, dans les arbres du jardin, et que je t’y retrouverai, face à face, aussi souvent que je le désirerai.
Commentaires (3)
Mouche
01.02.2021
Merci de ce beau compliment !
Webstory
01.02.2021
Mouche excelle en descriptions poétiques tout en finesse: une métaphore de notre lien avec les arbres.
Mouche
06.11.2015
Nouvelle version de la même nouvelle publiée pour le concours... je l'ai un peu allégée - au niveau de la forme.
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