Je comptais sur eux autant, et plus encore, que sur moi pour apprendre à savoir et à ignorer et peut-être à croire. Déjà, ils disparaissent à l'horizon de mes possibilité de lecture. Entrevoir sans eux le réel et ses suites possibles. Pour tout de suite ou pour plus tard, notre seul au-delà.
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Mon cher Kant, mon cher Sartre, chers vous tous, je ne vous aurai pas lus. Je n’aurai eu que très sporadiquement accès à vous et à tout ce que vous aurez écrit et dit, et même, cela ne va pas de soi, à ce que vous avez pensé sans le dire ni l’écrire. Toute cette essentielle expression, par le langage et la pensée, par l’esprit que nous avons en partage, qui pourtant nous distingue plus encore que le corps. Bien que sur ce point nous ne soyez pas d’accord d’après ce que j’ai malgré tout compris. Qu’en avez-vous dit ? Avez-vous atteint la vérité des choses, leur définition ultime, l’extrême réalité qui a fait que nous sommes et que nous ne serons plus d’après, ici encore, ce que je crois avoir compris. Ce que vous avez dit, présocratiques mes semblables mes amis, et scolastiques, qui, savamment, avez expliqué Dieu, rendant plus nécessaire encore son existence voire sa toute concrète présence dans nos existences précaires, sans pourtant nous avoir rassurés tout à fait à son seigneurial propos et moins encore s’agissant plus pragmatiquement du nôtre. Ce que vous avez dit m’échappe en majeure partie. Ces corpus littéraires et philosophiques, j’avais une vie pour les intégrer, c’était possible, presque tangible, comme à disposition et, déjà, ça ne l’est plus.

 

Quelques volumes encore au bout de l’étagère. Il faudra bien les choisir. Ce ne sera pas « tout Kant », les critiques et l’intuition, ni probablement « L’être et le néant » qui est pourtant là, à portée de main. Ne serait-ce que le titre, l’être auquel nous participons, universel et pacifique dans nos pensées positives, ogre gigantesque et sans conscience à en croire ce que nous percevons du réel. « Néant », toute la question est là dans ce terme d’affirmation négative. J’entends sur le fil Instagram – dont le manque aura enrichi les présocratiques – que Sartre n’aurait pas compris ni définit le néant. Qui l’aura fait ? La question qui tue ou la notion qui fait survivre et ouvre le champ du possible par le fait même de l’existence. Justement, à ne pas confondre, l’existentialisme, du siècle passé – il faudra que je relise – et la philosophie de l’existence, du siècle d’avant. Un joli texte à ce propos d’Anna Harendt.  A relire aussi. Mes chers philosophes, vous fûtes une souffrance, par votre abondance et le travail sisyphéen qu’elle implique, vos inimitiés les uns à l’égard des autres et l’absence chronique de résolution de l’intrigue, mais aussi ce vrai bonheur dû au plaisir d’exister autant que possible par l’esprit et la conscience.

 

La complexité n’arrange rien mais n’excuse pas tout. Les mots, les notions, les concepts et les systèmes. Le paragraphe, l’instant de lecture, même bref, qui serait saisissant, le livre, les tomes, jusqu’à la bibliothèque. L’envie a toujours été là de vous lire avidement et pourtant, bien que vous ayant consacré du temps, j’en suis à me dire que ma curiosité est restée muette. L’ « Etonnement philosophique » de Jeanne Hersch persiste. A sa lecture, à celles de ceux qu’elle étudia joyeusement et tout aussi sérieusement. Pour arriver à quoi ? Autre question récurrente et quelque peu sotte à vrai dire. Pour arriver à rien, ce rien qui serait l’antichambre du néant. Cher Blaise Pascal, il m’arrive de passer en tête-à-tête avec vous des instants cruels et délicieux. Vous aviez un verbe magnifique et vous approchiez de très près les sombres vérités. Vous lire revient à penser avec votre aide et c’est en faire de même avec Montaigne et Descartes qui vous ont, eux aussi, occupé l’esprit. Le vôtre, lieu, onde ou mouvement privilégié de notre terre enfui. Les œuvres s’empilent, il faut des vies séculaires et des siècles vivants pour venir à vous, à bout de force et de vie, vous lisant, étant précisé qu’il importe plus encore de se reposer, en s’éloignant seul, dans la nature, sans Ecritures ni écriture, dans un silence vivifiant.

 

Certaines interrogations s’effritent en chemin, comme celles du mal et du bien. Persévérance de l’un et de l’autre. Triomphe de l’ennemi du bien, non le mieux mais le mal sans appel que le monde fait sien. La question du bonheur a pris un coup derrière la tête, elle s’en trouve tout étourdie pour quelques millénaires et probablement plus. « Le monde comme volonté et comme représentation », de Schopenhauer, sept cents pages écrites à 27 ans. Le pessimisme et l’individu, placé au centre du jeu, de quilles. Toutes tombées. J’aurais aimé le lire attentivement après Spinoza et son « Ethique » pour apprendre peut-être à me poser les bonnes questions. Quant on aura tout lu, cela n’arrive jamais, et prenant conscience enfin que l’on ne lira pas tout mais juste un tout petit bout, si intéressant déjà, quelle est la question qui restera ? Celle qui dominera et s’imposera. Que l’on ait ou non étoffé sa connaissance, lorsque celle-ci est mise à nu, comme le cœur d’un grand poète, quelle est celle qui subsiste, s’impose à l’esprit tant qu’il demeure actif ?

 

C’est la question de l’après, qui est aussi celle de l’avant, de ce toujours qui serait tout entier compris dans le maintenant d’hier et de demain. On en revient nécessairement à l’être et à l’existant. Non plus pourquoi j’existe mais en quoi ai-je préexisté ? Serais-je le prétexte d’une existence qui se constitue nécessairement mais inconsciemment et qui aurait eu recours à l’individuation et au potentiel existant de chacun pour le tout ? Suis-je en train d’aider un tout à se constituer à son insu et au mien en pleine inconscience mais avec une détermination intense et instinctive? Un instinct qui aurait précédé le vivant ? La vie qui devrait tout à l’existence laquelle le lui rendrait bien sans pourtant l’inclure infinitive(ment)?

 

Le sujet ne serait plus. Il perdrait ses compétences par rapport à la réalité qu’il se verrait privé du droit de considérer alors que l’intuition ne serait que vaine et trompeuse. La raison ne permet plus de connaitre le monde ni ses après. Les philosophes nous égarent autant qu’ils nous informent. Une piété sans ferveur devant un ciel qui serait vide pourra-t-il constituer mon choix ? Mais je ne suis qu’un homme, multiple autant que seul. Un être humain qui n’aura pas su. La culture me tente autant que le silence. Prendre part au serein dialogue de tous les silences cataclysmiques. Le narrateur de « La recherche », se mit à penser à la demeure de sa duchesse « comme à quelque chose qui eût été au-delà du réel » (147). Le rêve vivant des écrivains et non le réel des philosophes dont l’infinité comprendrait un au-delà. Ne sachant que penser, dépourvu du sentiment de la croyance et de ses fondements spirituels, je me vois livré à un vide néantisé auquel je refuse, tant que vitalité m’est prêtée, le non-privilège de me dévorer. Avec ou sans vous mes chers Proust et Spinoza, je chercherai à nourrir mon indigente pensée que je me refuse illusoirement à négliger. En commençant la lecture de « La voix de l’âme et les chemins de l’esprit » de Jacques Bouveresse, j’avais repris espoir de réserver une place parmi les autres et les miens dans un au-delà situé et atteignable. Il a fallu déchanter en appréciant cette lecture qui pourrait, nous verrons bien en la poursuivant, se résumer à la « plénitude de la vie » (200) et à une plus vive honnêteté dans l’exercice de nos intelligences. Il n’est pas interdit du tout de penser ni même de donner à cette action – chercher à l’aide de son esprit c’est agir – une importance cruciale qui dépasserait la croyance sans l’ignorer et permettrait non pas d’exclure mais de relativiser le néant et de lui faire perdre enfin patience.

 

Le réel existe-t-il indépendamment de nous ? Certains philosophes ont dit que non. Nous pourrions consacrer un séminaire à ce sujet et ne ferions que l’aborder. J’y assisterais en tant qu’élève, de première année perpétuelle. Ces images d’avant la naissance de mon père, 1938, une foule, une ville, un cycliste, et celles d’aujourd’hui alors qu’il est parti, 2019. C’est bien le réel, n’est-ce pas ? Et ce ne serait que le réel que (moi) je vois (perçois), nous dit Hume qui ne s’entendit pas avec Rousseau. Le réel d’avant ne serait perçu par moi que maintenant et celui d’après se déroberait indéfiniment. A un moment dans la vie l’on doit quitter l’indécision et croire en toute connaissance de cause, c’est-à-dire en toute humilité. Je partirai ainsi du principe que le réel est une réalité vraie et qu’il le serait resté si le vivant ne l’avait pas habité. Le réel non-vivant demeure abyssal mais nous savons ce qu’il a créé : la complexité, puis le vivant précisément, qui ne vient pas confirmer tout ce que l’on (êtres d’avenir) eût pu attendre de lui. Peut-être par hasard, certainement pas par nécessité, probablement par potentielle utilité. Le vivant, plutôt que de s’entredévorer (encore une curiosité), serait là pour permettre au réel de monter d’un cran dans la puissance d’exister. L’instinct, l’intuition et la culture, apportent à la réalité de nouvelles formes structurées destinées à lui permettre de se constituer. Je ne sais pas chez qui j’ai lu cela, ni même si je l’ai effectivement lu. Mon esprit fonctionne et c’est bien ma seule façon d’avoir accès à la divinité en formation. La présence physique est participative, l’action cognitive est constitutive, jusqu’à ce point zéro qui ne se révèle à personne.

 

Au-delà de quoi ? Mort, vie, naissance, réalité sans soi avant et après. Sommes-nous isolés dans le réel ou inclus naturellement en lui, comme lors d’un repas de famille ? Pour arriver à cet être totalisant, qui aurait accès en conscience à l’infinité, le réel doit plus encore se constituer. En l’état, il est limité aux infinis pascaliens, le grand et le petit, à la physique et à tout ce qui s’ensuit, jusqu’à la biologie qui semble être la plus avancée des formes de la réalité et la plus vulnérable aussi. Faudra-t-il pour exister dans ces probables au-delàs du réel se priver de tout langage et ne vivre spirituellement que par sensations ondulatoires ? Je ne ferai pas de pari et ne gaspillerai rien de l’attention qui soit être portée à ces questions sans cesse redistribuées.

 

Il nous revient à chacun de faire un bout de chemin par la pensée, l’exercice de l’esprit, de notre capacité de perception et d’expression. C’est déjà faire œuvre philosophique que d’affirmer cela. Toujours cette confrontation avec l’espérance et le néant dont les antagoniques plausibilités ne faiblissent pas et résistent avec une certaine aisance aux gesticulations abstraites de notre lucidité. De quoi puis-je être certain en lisant une histoire de la philosophie comme celle du logicien Bertrand Russel ? Qu’il existe, n’en déplaisent aux empiristes anglais une réalité et que cette réalité est indépendante de l’esprit individuel qui la perçoit dans le cours provisoire de sa vie. Elle, cette réalité vide et englobante, accueille l’individu pour un temps et le laisse ou le fait repartir en le renvoyant à son ancienne inexistence. Mais elle est là, bien en place, avec ses milliards d’étoiles et ses plus encore de pixels et de potentialités. Cette lune que nous regardions ensemble revient chaque soir alors que l’un de nous est parti. Attestation posthume du retour de l’astre et de tous les systèmes qui le feront disparaitre. La réalité veille au grain et nous a enveloppera plus encore qu’elle ne l’a fait à ce jour et en cette nuit.

 

Ce réel qui mériterait d’être nommé et ladite réalité, qui l’embrasse et le comprend, le laisse probablement musarder, persisteront au-delà de nous comme ils ont par-devers nous persisté. Ce je, ce moi cet autre soi, par ailleurs disloqués seront peut-être à nouveau accueillis comme ils semblent ici l’avoir été. Substances et chairs ont manqué de se révolter. Platon et Berkeley se seraient-ils imposés ? Personne à mon sens, qui ne cesse de se perdre, n’aura triomphé. Quelque chose de même et nouveau cherche à exister, tente l’aventure malaisée de l’existence inapaisée. Aucune autre plénitude, pardon pour ce poncif, que celle de l’instant. Je marche dans l’air et mon corps sur la mer que l’esprit vient accompagner. Se délester autant que se souvenir. Hamlet n’était pas le dernier qui voulait dormir et mourir et qui sur le fait d’exister s’est interrogé.

 

Ce que nous savons du réel, et nous en savons quelque chose, n’est point entré en nous seulement par la perception au moyen des sens qui – merci à qui ou quoi de droit – ont facilité et amplifié notre existence. Les sens.  Maintenant et plus tard. Je ne crois pas à l’immédiateté de l’au-delà. Ce n’est pas pour tout de suite. Tout n’est pas prêt. Il faut qu’existence se passe. Nous évoluons, bien que peut-être aussi régressons nous, en plusieurs stades de notre réalité de genre et d’espèce. L’action, politique culturelle et sociale, mais aussi l’évolution biologique qui se fait à notre insu – le cou des girafes ici aussi – puis cette évolution ontologique, notre participation aux réalités sidérales et boréales qui intégreront, personne ne sait comment, cette réalité intellectuelle dont il est permis d’induire qu’elle révèle un esprit et que celui-là seul nous donnera accès à ce qui devait et pourrait être enfin une spiritualité.

 

Je crois avoir encore besoin de vous chers philosophes fameux et anonymes. Prendre part avec vous aux travaux de l’esprit qui ne sont que l’une des données de l’existence située et intemporelle ou inversement. Étendue immense qui ne se perçoit pas, ni en heure ni en en temps. Silences variés et identiques, complices ou hostiles qui ne s’inquiètent pas mais nous intriguent. Cet adieu est un faux adieu, seul notre questionnement est absolument vrai. Il est révélateur aussi de l’ensemble des réalités plus ou moins accueillantes qui semblent attendre quelque chose de nous alors qu’étrangement nous en faisons de même à leur égard. Tout n’est pas dit, tout n’est pas tu.

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