Créé le: 08.09.2018
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La thèse
Animal
ou
De la disparition de la quasi-intégralité d’un des grands règnes
et dont les représentants vivaient sur terre
auprès des humains
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La Thèse
Animal
ou
De la disparition de la quasi-intégralité d’un des grands règnes
et dont les représentants vivaient sur terre
auprès des humains
« Madame, Messieurs, Chers Confrères,
Je vous remercie d’être venus si nombreux pour cette conférence où je vais vous parler d’un règne qui jadis peuplait notre planète au même titre que les humains, les insectes, les végétaux et les minéraux. Je veux parler du règne animal. »
Des raclements de gorges suivent cette déclaration. Sigismond Duparc sait que le thème de sa thèse porte à controverse. Cette théorie, de par sa nouveauté, possède encore des zones obscures et surtout de nombreux détracteurs.
Sigismond parcourt d’un œil l’assemblée constituée intégralement de tailleurs sombres à l’exception d’une robe vert émeraude dont la propriétaire l’observe attentivement au milieu du premier rang.
La thèse
« Bien avant notre ère, la terre ne ressemblait pas au désert de sable et de vase que nous connaissons actuellement. Si aujourd’hui la végétation est confinée en certains lieux reculés ou soigneusement entretenue dans des cultures sous serre, généralement en annexe à des fermes d’élevage, à cette époque lointaine, elle recouvrait plus du quart de la surface habitable de la planète. »
Des frottements sur les chaises accompagnent cette introduction. La salle est pourvue d’un dispositif hétéroclite de sièges, allant du fauteuil confortable au tabouret bancal à trois pieds en passant par quelques poufs et autres bancs. Ceux qui ont redonné vie à cette salle ont fait preuve de beaucoup d’inventivité pour que l’assemblée puisse la remplir en position assise.
« Lors du Terrible Cataclysme qui a fait fondre subitement la calotte glaciaire, provoquant, comme vous le savez, le retournement de l’axe de rotation de la Terre, les eaux ont brusquement recouvert une grande quantité des terres, noyant tout sur son passage : cultures, villes et êtres vivants qui n’avaient pas fui.
« Après plusieurs décennies, alors que la planète commençait tout juste à trouver un équilibre, de violents tremblements ont ébranlé la terre et l’eau s’est retirée tout aussi brutalement, en deçà même des limites qu’elle occupait auparavant. En a découlé la période de sécheresse et de chaleur intense que nous vivons actuellement. »
Sigismond laisse s’installer un silence et admire la salle. C’est l’amphithéâtre d’une ancienne cité universitaire, construit au XVIIe siècle, le sol légèrement incliné et haut de plafond. Seuls les vieux bâtiments ont résisté aux assauts successifs de l’eau, du sel et du sable. Les édifices sont rafistolés de bric et de broc, garnis de fissures trop nombreuses pour ne pas s’interroger quant à leur solidité. Mais surtout, ils ont cette odeur de pierre et de moisissures mélangées que Sigismond associe à la connaissance, la recherche et la découverte.
Pour l’instant il n’a pas encore vraiment tordu les idées reçues et son auditoire demeure placide. Il ne s’y fie pas : la suite va être une autre pilule à avaler.
« C’est lors de cette catastrophe, qui a duré plusieurs dizaines d’années, qu’a disparu une partie de la végétation ainsi que la quasi-totalité de ce qui s’appelait alors le règne animal. Aujourd’hui seuls les humains et les insectes en demeurent les représentants vivants, mais ils étaient bien plus nombreux et diversifiés autrefois. Mammifères, comme nous, ovipares, cétacés, carnivores, à sang chaud ou froid, volant dans le ciel ou respirant sous l’eau. J’en veux pour preuve les ossements que nous avons déterrés, encore peu nombreux je vous l’accorde, mais qui pourraient l’être davantage si la couche de sable et de vase n’était pas si dense. »
Il fait un signe en coulisse et un jeune homme bien droit et bien vêtu, entre sur scène, tirant derrière lui une tringle avec des feuilles. Sigismond s’approche et découvre la première représentation.
Un mouvement de surprise fait trembler la salle, suivi de grognements de mécontentement. Un homme se lève et sort.
« Voici un lion, un animal qui se tenait fièrement sur quatre pattes et mesurait un mètre trente au garrot. On peut constater à sa mâchoire et à l’écartement de ses yeux que c’était un prédateur carnivore. Ses larges pattes pourvues de griffes frappaient fatalement les proies qu’il déchiquetait à l’aide de ses dents acérées. »
Aidé du jeune homme, Sigismond tourne la feuille derrière la tringle, révélant un nouveau dessin.
« Ici nous avons une poule, un animal qui, selon nos recherches, était ovipare. Ses ailes trop courtes lui permettaient tout au mieux de voleter sur de courtes distances. Son bec lui servait à percer des trous dans des noyaux pour en récolter la graine. »
L’orateur s’arrête le temps de dévoiler une troisième représentation. Il n’est pas très satisfait de cette dernière. Il a dû réaliser lui-même ces croquis, car aucun artiste n’a accepté de vendre ses talents à leur confection.
« Enfin, voici une vache, un animal massif avec des cornes, mais inoffensif. Nos ancêtres, d’après les documents que j’ai retrouvés, en appréciaient particulièrement la chair. Avec une vache, ils nourrissaient une famille de cinq personnes pendant une demi-année environ. »
À ces mots, des murmures d’indignation parcourent la salle, s’amplifiant alors qu’on s’interpelle entre voisins pour dénoncer une telle hérésie.
Sigismond les laisse s’activer, le temps pour lui de regagner son pupitre. Les bruits de conversations outrées s’éloignent vers la porte et s’éteignent en même temps qu’elle se referme. Il jette un œil en face de lui, la femme en vert le regarde avec toujours autant d’attention. Il s’éclaircit la gorge avec un verre d’eau et poursuit.
« Je suis conscient que dire une telle chose peut paraître blasphématoire. »
Une vague d’approbation traverse la salle.
« À l’époque, nous ne mangions pas d’insectes, ou alors de manière confidentielle. Nous nous nourrissions principalement des représentants, aujourd’hui disparus, du règne animal. Mais avec leur extinction, il a fallu pallier ce manque. Nous nous sommes alors tournés vers ceux qui restaient, à savoir les insectes.
« Les insectes que nous connaissons maintenant sont très différents de ceux qui peuplaient jadis la terre. À l’époque ils étaient suffisamment petits pour qu’on s’en débarrasse d’une simple claque. Cela posait problème, imaginez le nombre de vers blancs de la taille d’un doigt nécessaire à nourrir une famille, ou encore combien de cafards pas plus grands qu’un ongle il fallait traire pour obtenir un litre de lait.
« À force de sélection dans des fermes d’élevage, les insectes ont atteint des tailles permettant de subvenir aux besoins d’une population considérablement diminuée, mais déjà en augmentation. Il a fallu un temps pour que notre organisme s’habitue à ce nouveau régime alimentaire, plus riche en protéines, mais présentant des carences en glucides. L’humain a rapetissé, ses bras se sont légèrement allongés alors que sa pilosité devenait encore plus clairsemée.
« Après plusieurs générations, l’être humain a enfin atteint son métabolisme actuel, adapté à sa nouvelle alimentation. Car non seulement les animaux manquaient, mais également les végétaux, fruits et légumes que nos ancêtres consommaient en grande quantité. Difficile de l’imaginer à l’heure actuelle où de tels aliments sont des produits de luxe que seuls les plus riches peuvent mettre à leur menu.
« Imaginez qu’il fût un temps où chacun pouvait, s’il le souhaitait, cultiver son jardin et faire pousser des fruits et des légumes pour sa propre consommation. »
Quelques rires de mépris, secs et tranchants, retentissent à cette affirmation.
« Mais je m’égare, veuillez m’en excuser. Je reviens donc au sujet de mon exposé, à savoir les animaux.
« À l’époque, nous parlions de trois règnes essentiels sur terre, et non quatre comme maintenant, quoiqu’il semblerait que des organismes si petits qu’on ne pouvait les voir qu’à l’aide d’appareils sophistiqués disparus lors du Terrible Cataclysme aient également constitué un règne. Mais la preuve de leur existence étant pour l’instant impossible à déterminer avec certitude, je m’en tiendrai au monde du visible, si vous le permettez et excusez cette imprécision.
« Le végétal et le minéral étaient donc les deux premiers, tels que nous les connaissons aujourd’hui encore, quant au troisième, il s’agissait du règne animal, où étaient inclus humains et insectes. Ils ne formaient pas deux règnes distincts comme aujourd’hui, mais étaient des sous-espèces d’un plus grand comprenant tous les êtres plus ou moins doués de réflexion. »
Des interjections outrées s’élèvent de l’assistance, des fauteuils claquent, des pieds de chaise grincent et trois messieurs bien mis sortent de la salle en proférant des insultes à voix basse.
Imperturbable, Sigismond laisse passer l’événement avant de poursuivre.
« Les animaux étaient déjà en mauvaise posture avant le Terrible Cataclysme. D’après des documents, malheureusement incomplets et en piteux état, que j’ai déterrés, et que d’ailleurs je peux mettre à votre disposition si vous le souhaitez, l’humanité assistait alors aux prémices de la deuxième extinction majeure des espèces.
« La première datait d’il y a plus de 65 millions d’années. La terre était alors peuplée de créatures hautes comme plusieurs maisons pour certains ou pas plus grandes que ma main pour d’autres. C’était l’ère des dinosaures, ils étaient carnivores ou herbivores, recouverts d’écailles et de plumes. Leur disparition a toujours été un mystère soulevant de nombreuses hypothèses, la plus crédible étant l’impact d’un corps céleste avec notre planète créant un nuage masquant le soleil et rendant toute vie extrêmement difficile.
« Tout cela s’est déroulé bien avant l’apparition de nos ancêtres. »
À ces mots, la salle s’enflamme d’indignation. En cette période de reconstruction, le créationnisme est à l’honneur et il est extrêmement mal vu d’évoquer la théorie de l’évolution.
Après le Terrible Cataclysme, peu d’écrits avaient survécu à la montée des eaux et à l’exode de l’humanité. Quelques feuillets d’un livre furent retrouvés et adaptés pour coller à la doctrine à défendre, dans ce qui devint « Le Grand Livre de Dieu, ou l’histoire vraie de l’être humain». Il retrace l’évolution de l’humanité depuis sa création par Dieu et décrit les diverses épreuves que le créateur inflige à ses créatures afin qu’elles les traversent et en ressortent plus fortes. Surtout, faire du Terrible Cataclysme une œuvre divine était plus aisé que d’en accepter la responsabilité.
Des sièges sont déplacés, des vestes enfilées et une partie considérable de l’auditoire se dirige vers la porte, en se faisant un devoir de crier haut et fort son mécontentement. Imperturbable, Sigismond consulte ses feuilles, sourd aux « blasphémateur », « c’est une honte ! », « scandaleux ! », « ça devrait être interdit » et autres « il faudrait l’interner » qui ponctuent les sorties.
Quand le silence règne à nouveau, Sigismond lève les yeux. Il ne reste plus que quelques costumes épars disséminés dans la salle et la robe vert émeraude dont la propriétaire le fixe avec une attention passionnée.
« Les représentants du règne animal étaient divisés principalement en deux catégories : les familiers et les sauvages.
« Les familiers vivaient avec nous et nous servaient de nourriture. Certains nous assistaient également dans des tâches difficiles, comme les vaches ou les éléphants qui pouvaient tirer des charrettes et soulever des poids considérables. Il y en avait encore qui restaient avec nous pour la compagnie. Quelques animaux avaient également une utilité vestimentaire. Aujourd’hui nous confectionnons des habits grâce à la soie de nos vers, à la peau de sauterelle ou avec la laine de bourdon. Avant le Terrible Cataclysme, les insectes étaient trop petits pour nous fournir ces matériaux. Nous utilisions donc des peaux de vaches ou encore de la laine de mouton.
« L’autre partie des animaux, les sauvages, vivaient en liberté tout autour de la planète. Mais comme les êtres humains occupaient de plus en plus d’espace, car ils étaient toujours plus nombreux, l’espace vital des animaux s’est vu réduit considérablement, de même que son cheptel. De plus, le style de vie de nos ancêtres influait dangereusement sur le climat, le réchauffant petit à petit et créant un déséquilibre au niveau des biotopes.
« Quand enfin l’humain prit conscience du bouleversement qu’il engendrait, il était déjà trop tard. Non seulement pour les animaux, mais également pour la planète. »
« Foutaises ! » cette fois l’insulte est criée de vive voix. « Monsieur Duparc, on devrait vous enfermer.»
Sigismond fixe sans répliquer l’homme en costume qui l’invective. « Tout le monde sait que l’être humain n’est pour rien dans le Terrible Cataclysme. C’est l’œuvre de Dieu. Tout comme la création de l’homme et des insectes. Comment osez-vous blasphémer de la sorte ! »
Les derniers costumes de la salle s’approchent de la scène et de Sigismond. À en juger par leur expression, ils sont prêts à monter les quelques marches qui mènent sur la scène pour attenter à l’intégrité physique de l’orateur.
Un toussotement retentit, figeant le mouvement. Les hommes se retournent et voient la femme à la robe vert émeraude debout derrière eux, le regard sévère. Tout de suite leur emballement se dégonfle et, l’air coupable, ils gagnent la sortie. Leur abattement disparaît au fur et à mesure qu’ils s’éloignent et quand ils franchissent la porte, les invectives ont repris force et volume sonore.
Sigismond observe la femme à la robe vert émeraude. Elle se rassied et attend. Elle est maintenant seule dans la salle. Gêné, Sigismond la regarde. Elle hoche la tête pour lui signifier qu’elle attend la suite.
Alors, Sigismond continue.
« En conclusion, même si deux sous-espèces y ont survécu, les humains et les insectes, la disparition du règne animal est un symptôme clair du comportement du genre humain. Il est très fort à la fois pour tout détruire, y compris le biotope dans lequel il évolue, mais également pour s’adapter, quelles que soient les conditions dans lesquelles il doit vivre, ou survivre.
« Il sait également, et de manière très efficace, faire abstraction de tout un pan de son passé afin de pouvoir vivre plus sereinement son présent et ses difficultés quotidiennes.
« Mais la disparition du règne animal ne devrait pas être reléguée aux oubliettes. Au contraire, nous devrions nous en souvenir pour que notre futur ne soit pas à nouveau synonyme de Terrible Cataclysme et que nos enfants et petits-enfants ne vivent pas avec cette épée de Damoclès suspendue au-dessus de leur tête.
« Merci pour votre attention. »
Silence dans la salle. Sigismond garde les yeux sur ses feuilles. Il n’ose pas regarder la femme à la robe vert émeraude maintenant qu’il a fini. Il entend un frottement d’habit, un siège légèrement déplacé et des pas qui s’approchent de lui. Enfin il ose lever la tête.
– Alors ?
– C’était épatant.
– Vraiment ?
– Oui. J’étais scotchée du début à la fin.
– Merci, c’est gentil. Mais il ne faut pas dire ça juste pour me faire plaisir. Déjà j’ai pu réaliser mon rêve, présenter ma thèse à mes pairs.
– Ils n’ont pas eu l’air très enthousiastes.
– Ce n’est pas grave. Je l’ai fait, c’est tout ce qui compte.
– Si l’on sortait maintenant ?
– Juste un instant, je veux encore profiter un moment d’être ici dans cette salle. Je n’en aurai probablement plus l’occasion.
La femme hoche la tête et s’éloigne vers la sortie, respectant le souhait de Sigismond.
Il rassemble lentement ses notes, finit le verre d’eau pour gagner du temps. Le jeune homme lui amène ses dessins, soigneusement noués dans un rouleau. Sigismond le remercie. Il aimerait ajouter quelque chose, gagner un peu de temps, mais rien ne lui vient. Alors il prend ses feuilles, descend de la scène et traverse la salle, observant mélancoliquement l’assemblage disparate de sièges maintenant vides.
La femme l’attend dehors. Elle discute avec deux hommes en pardessus clairs. Quand elle voit arriver Sigismond, elle se tourne vers lui, le regard plein de tendresse. Elle le serre très fort dans ses bras.
– Il est temps de rentrer maintenant.
– Oui, je sais, répond-il.
– Je suis désolée que ça finisse ainsi.
– Ce n’est pas grave, c’était prévu.
Les deux hommes s’approchent de lui et lui enfilent un manteau.
– Merci de m’avoir donné cette opportunité, ça compte tellement pour moi, dit Sigismond.
– Je sais.
– Tu es merveilleuse.
– Je t’aime papa, dit-elle réfrénant un sanglot alors qu’elle lui noue les manches dans le dos.
Commentaires (1)
Webstory
25.12.2020
Un suspens en crescendo pour cette fiction, qui nous amène à une vérité à méditer, surtout à notre époque anthropocène. La chute est glaçante et résume à elle seule l'aveuglement dont les humains font preuve, encore et toujours. Merci Asphodèle
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