Cette histoire est une invitation à prendre le temps de creuser en nous pour cueillir les symboles disséminés par notre artiste intérieur en nous laissant influencer par nos sens, qui eux, n'oublient jamais...
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-Oh, tu sais, pas besoin d’aller sur le balcon, il n’y a rien d’intéressant… s’empressa-t-il de dire, gêné. Mais je savais déjà ce qu’il tentait de me cacher et ne pouvais m’empêcher de réprimer un petit rire. La jeune et jolie jacinthe que je lui avais offerte semblait un peu perdue, seule dans le coin de la jardinière, et les extrémités de ses membres s’abaissaient en prenant la teinte violâtre que laissent le froid et la fatigue. Le pauvre ! Ce n’est pas parce qu’il aime la nature qu’il sait s’en occuper. J’entendais mon ami s’expliquer : il avait essayé d’en prendre soin, bien sûr, il lui avait donné de l’eau, jusqu’à ce qu’on lui dise que ce n’était pas une fleur coupée mais un bulbe à fleur et qu’il fallait donc le planter, mais comment était-il censé le savoir ? Je l’entendais, oui, mais je ne l’écoutais pas ; ses paroles s’embrumaient, mon attention avait été capturée par une plante qui se distinguait des autres, une plante qui s’élevait vers le ciel, grimpait et s’entortillait artistiquement.

 

Elle semblait me parler. « Viens, suis-moi ! », me murmura-t-elle doucement, et sous la surprise, je me laissais guider au cœur de ma mémoire. C’était il y a bien des années. Mon premier voyage. Un petit village au Sud du Liban. Notre village. Un autre «chez moi» sur une terre inconnue entourée des sons d’une langue que je ne comprenais pas parmi des membres de ma famille que je venais de rencontrer. C’était la période idéale pour que mon père pût retrouver parents, frères et sœurs éloignés depuis qu’il ne vivait plus avec eux, et ma mère et moi l’avions accompagné ; l’occasion pour moi de mieux connaître ma famille. Et ils étaient nombreux, ce qui faisait beaucoup de rencontres ! Certains savaient un peu de français, on l’enseignait à l’école, et je me débrouillais en ajoutant quelques gestes pour me faire comprendre, mais la langue m’isolait tout de même ; je m’amusais avec mes cousines le temps d’une matinée, d’une après-midi, avant qu’elles ne retournassent en ville et que les conversations me fussent à nouveau inaccessibles. Tout était nouveau, différent ; le climat trop chaud, l’air trop lourd, la terre trop sèche, la nourriture trop forte, les personnes trop bruyantes, la communication trop exigeante, les journées trop longues… Quand c’était trop, quand je ne savais plus quoi faire, où me mettre, je montais. Dehors, les escaliers menaient à la terrasse qui surplombait la cour tel un deuxième étage hors des murs de la maison. Ma grand-mère y faisait sécher herbes et épices qui se transformaient ensuite en le zaatar que nous mangions au petit-déjeuner. Il n’y avait rien là haut, aucun meuble, simplement une vue panoramique ainsi qu’une simple chambre, mais je pouvais y passer des heures. Qu’est-ce que j’aimais particulièrement là-haut, je ne saurais le dire. Peut-être était-ce justement le fait que je fusse en hauteur ? En sécurité à l’intérieur tout en me trouvant à l’écart. Ou alors le calme qui y régnait ? C’était comme si je me trouvais hors du temps. Libre. Avec à mes côtés le coucher du Soleil comme source d’inspiration et la Lune comme compagnie. Et là, j’écrivais. Un mot après l’autre, mon histoire grandissait. Mon imagination avait pris vie dans cette atmosphère paisible ; elle galopait à toute allure lors des fortes chaleurs pour ensuite glisser avec calme alors que, rafraîchie par l’approche du ciel étoilé, elle se laissait rattraper par la fatigue. Je savais reconnaître lorsqu’elle nécessitait du repos et en profitais pour nourrir corps et esprit : mon havre était plus fertile qu’il ne le paraissait, et quelques jours après mon arrivée déjà, j’y avais découvert multitude de livres et profusion de vignes. J’avais repéré ces petites perles vertes acides grâce aux jeux de lumière des rayons filtrant entre les petites vrilles et les feuilles qui, avec leur épaisseur et leur coloration vert soutenu, semblaient protéger les grappes des regards indiscrets. Ces raisins avaient un goût particulier, un mélange de familier et d’interdit, car bien qu’ils poussassent chez mes grands-parents, c’était en cachette que je les dégustais… je devais escalader, grimper des murets pour les atteindre et l’effort les rendait d’autant plus savoureux ! Que demander de plus ?

 

 

Ce sont les premiers souvenirs de vacances que ma mémoire ait gardés. Nous vivions au Tessin et y sommes retournés vers la fin de l’été, retrouvant notre environnement habituel. Là-bas, tout le monde connaissait ma mère ; elle avait grandi dans cette vallée, couru dans ses prés, exploré ses montagnes, baigné dans ses cours d’eau et connaissait tous les secrets de ce lieu enchanté, berceau de son enfance. Quant à moi, je ne souhaitais rien d’autre que de les découvrir avec elle. Qu’y a-t-il de plus beau, de plus magique, qu’un parent partageant son monde avec son enfant ? Tisser des liens avec des éléments de la nature, avec notre énergie… Évidemment, ce n’était pas ainsi que je voyais les choses à l’époque ; pour moi, tous ces moments étaient simplement des mini-aventures. Je me souviens bien de ces promenades avec ma mère ; elles étaient devenues notre petit rituel, un moment de complicité entre mère et fille, un instant privilégié avec la nature. Je ressemblais à ma mère, j’étais sa version miniature, disait-on et j’en étais fière. Nous étions profondément connectées ; je ressentais à quel point le contact avec la nature lui était essentiel. Paix, joie, liberté ; elle en ressortait purement ressourcée. L’atmosphère de nos sorties, imprégnée par ce qui nous entoure, changeait selon les jours ; ma mère variait les chemins et me réservait à chaque fois des surprises, mais notre destination, elle, était immuable : au sommet de la colline trônaient les immenses vigneraies si caractéristiques à notre canton au point d’en faire sa fierté. Ma mère m’avait transmis sa grande ouverture au monde, mais l’appartenance à son canton d’origine était ancrée en elle. Elle me parlait avec passion, me racontait l’histoire de ces lieux chers et jamais je ne me lassais d’écouter ses récits animés tandis que nous marchions devant les grotto tessinois pour nous poser confortablement à l’ombre d’une pergola d’uva americana. Les lieux étaient bondés de touristes suisses alémaniques à la recherche de la joyeuse rusticité et des plaisirs méditerranéens conviviaux typiques de cette région du pays ; hors de question pour eux de repartir sans avoir dégusté ce fameux vin noir comme l’encre fidèle à l’artisanat local ! Je n’avais encore jamais entendu autant d’accents allemands et la vue de cette effervescence avait quelque chose de surréaliste au milieu de ce décor respirant la tranquillité. Complices, ma mère et moi nous jetâmes un regard ; à peine avais-je délaissé le biberon qu’elle m’avait offert mon propre boccalino et depuis nous réservions cette tasse emblématique aux moments spéciaux comme ceux-là.

L’automne approchait portant la vigne à son apogée, les raisins à leur maturité : une palette de teintes d’or, d’ambre, d’améthyste, de marine… Ces petits bijoux se détachaient bien sur le feuillage qui commençait lui aussi à prendre petit à petit ses couleurs d’automne mêlant l’ocre, l’écarlate et le rouge. Le Soleil avait chauffé les grappes, les fruits violets en étaient encore plus sucrés, presque addictifs… seule l’assurance, la certitude que j’aurais l’occasion de revivre cette expérience le lendemain me permettait de rester raisonnable, de profiter du spectacle qui s’offrait à moi, de ce présent. Je n’oublierai jamais ce jour, la veille de notre départ. Ma mère avait décidé d’agrémenter cette dernière balade d’un pique-nique pour la prolonger le plus possible. Pour la première fois, elle ne me faisait pas cadeau de son imagination débordante, pour la première fois, ma mère restait silencieuse durant tout le trajet, pour la première fois, je contemplais attentivement le paysage, pour la première fois, je désirais capturer l’essence de ce moment et l’imprimer dans ma mémoire. Ce n’est qu’une fois confortablement assises à l’ombre de notre traditionnelle pergola que ma mère rompit le silence :

 

« Il était une fois

Non loin de là

Un magnifique chemin

Libre et sans aucune fin

 

Multiples et diverses divisions

Qui entrent en collision

Se croisent et se séparent

Selon un certain art

 

Celui de la vie

Qui réunit ici

Mystères et merveilles

Découvertes sans pareil

 

Il était une fois

Quelque part par là

Un magnifique chemin

Qui n’a rien de commun

 

Il suffit de commencer

Entrer et marcher

Il suffit de se laisser

Emporter

 

Quand l’imagination

Est libre de gambader

Elle a le pouvoir

De faire voler »

 

Quel enchantement ! Ayant pris mes mains dans les siennes, ma mère me transmettait sa chaleur, sa positivité. J’étais bouleversée par la magnificence du moment, j’en avais les larmes aux yeux ; elle avait su peindre avec légèreté une toile vivante, un cadre parfait où amour, créativité, souvenirs, émotions et origines se mélangeaient harmonieusement. Ma mère m’appris à ne pas seulement visiter un lieu, mais à le sentir, à le vivre. « Je tiens à ce que tu conserves ces paroles dans ton cœur, qu’elles puissent te procurer réconfort et te permettre de retourner ici en pensée dès que tu en ressens le besoin. Quand je suis dans la nature, quand je suis dans ma vallée, quand je suis avec toi, je me sens fusionner avec l’environnement, faire partie d’un tout, je me sens chez moi. Continue de rêver, ma chérie, continue d’imaginer, continue de créer. » chuchota-t-elle en m’embrassant et nous restâmes là, blotties dans les bras l’une de l’autre. « Je n’oublierai pas, je n’oublierai pas, je n’oublierai pas. », me répétais-je tel un mantra. Et cette nuit-là, avant de m’endormir, je savais : ces paroles étaient gravées dans mon cœur.

 

 

Dans la grise réalité de Genève, ces lieux étaient de lointains souvenirs. « Te revoilà ! » laissai-je échapper sans savoir si je m’adressais à la vigne, à moi-même, à la ville ou à mon ami. Je ne m’étais pas rendu compte que je lui serrais la main et la relâchai aussitôt. Combien de temps m’étais-je absentée ? Je n’osais pas lui faire face, craignant sa réaction. De quoi avais-je bien pu avoir l’air, debout dans le froid à fixer une plante pendant toutes ces longues minutes ? Mais mon ami reprit ma main et nous nous regardâmes en souriant ; il m’avait comprise, tout simplement. Il ne dit rien, il n’y en avait pas besoin. Pourquoi utiliser des mots lorsque les émotions suffisent ? En cet instant, ces derniers débordaient et l’air autour de nous vibrait d’une nouvelle énergie. Un tel bien-être, une telle confiance, l’impression de se connaître… comment était-ce possible alors que notre amitié venait à peine d’éclore ? C’était une sensation merveilleuse, à la fois inattendue et naturelle ! Puis mon ami s’éloigna, attrapa une paire de ciseaux et sectionna minutieusement quelques rameaux qu’il me tendit. Je n’étais pas la seule à avoir changée. Sa présence m’avait accompagnée durant mon voyage au cœur de ma mémoire. À partir de ce moment, quelque chose s’était créée entre nous, nous étions liés, nos souvenirs s’entrelaçaient. Et je savais, j’étais convaincue, je pouvais lire au fond de moi que nos chemins étaient faits pour se croiser. Je n’oublierai pas, je n’oublierai pas, je n’oublierai pas.

Son père sortit sur le balcon, une assiette de warak arish à la main, nous lançant joyeusement :
– Alors, prêt pour le dîner ?

Ce contrastant appel à la réalité nous fit éclater de rire. Ah, le pouvoir de la nourriture, qui passe de culture à culturel portant avec elle le don de réunir subtilement, qu’importe la langue que nous parlons, qu’importe le pays d’où nous venons. « Grazie mille ! » Passant devant son père consterné, je piquai une feuille de vigne farcie : exactement comme «chez moi», comme celles de mes tantes…

 

Ce soir-là, je plantai une vigne dans mon jardin, mais en réalité, je faisais bien plus. Mes parents avaient semé en moi des souvenirs, sans le savoir, je les avais cultivés, intuitivement, mon ami les avaient labourés, avec soin. Je regardais l’arbrisseau avec tendresse et caressais ses feuilles mi-douces mi-rugueuses. Sa silhouette contournée, son écorce grisée, son feuillage juvénile déclinant un camaïeu de verts tendres plus ou moins teintés de bronze… il s’embellirait au fil du temps. Que représentait donc la vigne pour moi ? Pourquoi possédait-elle une telle influence sur mes sentiments ? Sans que je le réalise, la vigne m’avait toujours suivie culturellement et sentimentalement distillant ses symboles ça et là au fil des années. Certains étaient plus limpides, d’autres au contraires plus opaques, mais toujours présents sur le chemin de ma vie. Mes parents avaient chacun vécu la terre de leur origine, fait l’expérience de ses énergies, et surtout, écouté les messages qu’elle voulait leur donner ; ils me les avaient ensuite transmis, ils m’avaient légué leur savoir. Ils avaient mélangé leur diversité, donnant naissance à un nouveau cépage mi-méditerranéen mi-alpin : racines dispersées, fruit d’une union entre le Soleil et la Terre, j’étais curieuse d’expérimenter de quels couleurs mes souvenirs se teinteront en mûrissant. Sur quelles routes me guideront-ils ?

Commentaires (2)

Yo

Yophechan
24.08.2023

J'ai ressenti de la saudade en lisant cette magnifique histoire ! Elle est émouvante et envoûtante à la fois. Au fil du récit, on s'attache et on désir savoir ce que va devenir cette jeune fille. Grâce à ses souvenirs, elle nous fait découvrir ses racines et cela rend ce récit touchant. La plume de l'auteure est très agréable à lire. Bravo !

AB

Alexandre Babich
17.08.2023

Wow, juste félicitations pour cette production écrite. Un pur plaisir à lire, on y ressent vraiment les sentiments du personnage à travers ces discours et figures de style assez émouvantes. L'entrée des souvenirs, du conte et du retour au monde réel, juste parfaitement rythmé. Et la partie du conte, juste une excellente idée.

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