Créé le: 05.02.2022
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La pièce du fond

Fantastique, Nouvelle, Psychologie

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© 2022-2024 Eloïz

Quoi qu'il en soit, le téléphone étant codétenu des clés dans l'appartement, Lilian devrait se trouver une autre aide pour cette fois. Elle eut un nouveau début de panique en pensant que son porte-monnaie se trouvait également du mauvais côté, mais refusa d’y céder.
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Un corps allongé sur un lit. Les jambes sortant d’un caleçon. Un t-shirt surmonté d’une tête chiffonnée.

– Grrrr ! fait l’estomac.

Une main s’y pose pour le faire taire.

Grrr !, il répète.

La seconde main vient en renfort. A deux, elles tentent de le bâillonner.

– Grrrr !, il s’entête.

Le corps se plie. Genoux contre la poitrine, épaules courbées, bras serrés. Rien n’y fait.

Une main se dégage et délègue un doigt qui demande d’une pression le petit déjeuner à l’ordinateur de chevet.

– Thé ou café ? s’informe la machine.

– Café, répond le doigt.

Sa mission accomplie il retombe, entraîne ses comparses et le poignet dans sa chute.

– Pam !,fait l’os sur le coin de la table.

– Merde !, s’exclame la bouche.

Le corps est réveillé pour de bon. Il retrouve ses esprits. Lilian ouvre les yeux.

 

En 2314, la ville avait depuis longtemps fait le saut et adopté le tout connecté. Il lui avait certes fallu, au départ, l’aide de ses habitants pour écrire les codes, élaborer les programmes et tisser une toile solide. Ça avait pris un peu de temps pour que les informaticiens expliquent aux ingénieurs, qui durent traduire aux politiciens. Ces derniers, convaincus et impatients, imposèrent le tout aux citoyens. Il y eut quelques vagues et la ville dut céder sa périphérie aux contestataires. Mais, dans l’ensemble, elle se mit rapidement à ronronner de plaisir faisant vibrer à l’unisson caméras, portiques et robots. Elle s’enivra de cette perfection électronique et n’avait pas encore dessaoulé depuis.

Lilian, humaine parfaitement apprivoisée, se plaisait dans son cubique réglementaire, propre et idéalement situé au huitante-troisième étage de la tour EstK4. Grâce aux 2037 marches d’escalier qu’elle foulait au moins deux fois par jour, elle s’épargnait les frais de fitness et de médecin. Comme elle vivait seule et se passait très bien de relations sociales, elle avait opté pour un habitat spartiate. Un lit, une table assez longue pour servir à la fois de bureau et de plateau pour ces perpétuels puzzles, pas de cuisine, une petite salle de bain. La seule chose qui contrariait Lilian dans cet environnement douillet était la vétusté de sa console NourriMoi. C’était un ancien modèle, ne proposant que les classiques démodés : thé, café, bière ou eau pour les boissons ; pâtes à la tomate, carottes, fruits secs et surprise du chef pour la nourriture.

Elle avait vite compris que le chef, peu imaginatif ou radin, ne proposait que des œufs durs nappés d’une mayonnaise molle. Lilian s’était sentie un peu dupée mais n’avait rien pu y faire. Son contrat prévoyait que son automate NourriMoi ne serait pas remplacé avant au moins cinq ans. Elle n’avait pas de quoi s’en acheter un nouveau elle-même. Alors, d’œuf dur en carotte, Lilian gardait un corps fin, une peau saine et un estomac contrarié.

 

Enfermée dans sa tour, Lilian écoutait distraitement une pluie de printemps qui s’en irait bien vite mouiller d’autres façades, dans d’autres villes. Elle profitait de son jour de congé – le mardi – pour s’adonner toute entière à sa passion des puzzles. Peu de choses lui faisaient autant plaisir que de transformer un tas de bouts de carton chaotiques en une image nette, lisse et conforme à celle attendue. Chaque pièce à sa place, l’une après l’autre, au gré des associations de formes, de couleurs. Même si elle en connaissait le résultat d’avance, Lilian s’émerveillait de voir apparaître des arbres, des zèbres, des soucoupes volantes, des dragons ou des ciels moutonneux sous ses doigts. Et le frisson qui la saisissait au moment de poser la dernière pièce… Elle y était accro.

Lilian parlait rarement de cette passion. Elle n’en avait pas honte le moins du monde mais elle ne voulait pas aggraver son cas. Consciente de la rareté de ses contacts sociaux, elle faisait de son mieux pour les maintenir. Et puis, sa sœur lui rendrait la vie impossible si elle avait vent de l’affaire. Des heures et des jours à faire des puzzles alors que Lilian lui promettait à chaque rencontre de se trouver un mec, ou une nana, ou d’adopter un chien. N’importe quoi pour l’obliger à vivre avec un V majuscule.

Lilian disait invariablement qu’elle y penserait, passait un excellent moment avec sa sœur à l’écouter raconter toutes les majuscules de sa vie à elle, puis retournait à ces pièces colorées. Bien évidemment, un jour le drame arriva : la dernière pièce d’un puzzle innocent vint à manquer.

 

Au début, c’était juste une pièce manquante. Lilian ne s’inquiéta pas, elle savait avec quelle facilité une pièce pouvait s’égarer sous un meuble ou entre les pages d’un livre. Elle se mit à la chercher. Très vite, pourtant, l’incident perdit de son innocence. A mesure qu’elle déplaçait, remuait et feuilletait, Lilian sentit la panique enfler. La pièce ne réapparaissait pas et l’air s’épaississait.

Lilian fit un mouvement vers la fenêtre, se ravisa de peur qu’un courant incontrôlé n’empire la situation. Elle tenta de relativiser, de rire du bureau dévasté, de ses poings serrés, mais sans cesse ses yeux revenaient aux quelques centimètres béants dans la toile de carton.

Un trou de rien qui devenait trou noir, menaçait de l’aspirer elle, l’appartement, la ville et tout l’univers ! N’y tenant plus, Lilian se précipita sur le palier laissant claquer dans son dos la porte qui emprisonna le puzzle, un trousseau de clés et un téléphone portable.

 

Coincé sur le palier, Lilian s’assit tremblante, dos au mur, regard plongeant dans le vide de la cage d’escalier. C’était cette interminable rivière de marches, contenue d’un côté par un mur blanc ponctué de portes et de l’autre par une rambarde en fer forgé, qui avait poussé Lilian à choisir son appartement. Ce style vintage ridiculement inutile. L’absence d’ascenseur qui décourageait les visiteurs. Et, surtout, le puits vertigineux au cœur du building, qui lui rappelait chaque jour que tout n’était pas destiné à se remplir ; qu’il fallait laisser de la place à l’inconnu comme lui répétait sa sœur, experte incontestée en la matière.

Lilian avait donc vaillamment défié ce trou béant de nonante-six étages parcouru de bruits et d’odeurs aléatoires. Elle s’était mise à le cartographier, malgré elle. Au cinquième, derrière la porte 21, une famille bruyante avec un bébé et un chien. Au dix-septième, porte septante-trois, un fumeur de cigare. Au quarante-huitième, une colonie d’apprentis jardiniers dont les plantes en pot débordaient sur le palier. Lilian aimait compléter au gré de ses découvertes le plan qui se déployait dans sa tête. Parfois, quand elle était en forme, elle montait ou descendait les étages pour le simple plaisir de son étrange exploration. Sa sœur se serait fâchée à la voir ainsi repousser l’inconnu, mais Lilian ne lui en parlait pas, donc tout allait bien. Elle ne lui parlait pas non plus de ses puzzles, mais là elle n’aurait peut-être pas le choix. Cette fichue pièce manquante qui l’avait chassée de chez elle. Quelle bêtise !

A présent calmée, elle avait envie de rire de sa crise de panique. Sauf que cette sensation de décomposition, de dislocation, de démembrement lui vrillait encore les entrailles. Cette même sensation qu’elle avait découverte lorsque sa maman l’avait abandonnée. Je reviens dans cinq minutes, ne bouge pas, avait dit la femme parfumée à la petite fille. La femme n’était jamais revenue. La petite fille avait grandi. Mais le trou était resté.

Lilian avait composé avec et arrêté de poser des questions, mais développé un goût extrêmement prononcé pour les choses bien agencées, contrôlées et ordonnées. Et le vide resterait toujours une créature étrange à apprivoiser.

 

Lilian se secoua un grand coup et se releva. Trêve de rêverie, elle n’allait pas rester là à ressasser le passé et laisser une petite pièce de rien menacer tout ce qu’elle avait construit. Pragmatique elle tenta d’abord de réouvrir sa porte, en vain bien sûr. L’immeuble fidèle à son esthétique vintage vingtième siècle était parcourue de serrures mécaniques s’ouvrant grâce à des clés tout ce qu’il y a de plus matérielles et donc perdables. Pas de digicode, de lecteur d’empreintes ou de rétine. Des bêtes clés en métal qui tintaient dans les poches ou au fond des sacs ou qui reposaient tranquillement sur le sommet d’un meuble à chaussures entre une bouteille d’eau depuis trop longtemps entamée et un livre de poche.

Lilian visualisait très bien son trousseau, à un mètre à peine, mais totalement hors de portée. Elle allait devoir demander de l’aide. Normalement elle aurait appelé sa sœur Marie sans aucune hésitation. Agée de six ans de plus que Lilian, Marie avait toujours été là pour elle quand papa travaillait tard, quand papy oubliait de venir la chercher après l’école, quand il lui fallait une traductrice pour un monde qu’elle ne comprenait pas bien. Sa sœur avait répondu présente à chaque fois : souriante, disponible, enthousiaste. Et Lilian avait abandonné de comprendre par quel miracle Marie avait encore eu l’énergie de fonder une famille, de changer trois fois de mari, de sortir avec des amis, de faire carrière. Elle était instoppable, insupportable et pourtant essentielle.

Quoi qu’il en soit, le téléphone étant codétenu des clés dans l’appartement, Lilian devrait se trouver une autre aide pour cette fois. Elle eut un nouveau début de panique en pensant que son porte-monnaie se trouvait également du mauvais côté, mais refusa d’y céder.

Pense s’ordonna-t-elle pense, pense, pense.

Demander de l’aide à un voisin. Sur les centaines d’habitants du building, certainement qu’il y en aurait un ou une pour avoir une solution. Non se dit Lilian. Elle savait comment les petits services rendus devenaient vite des chaînes solides. Elle n’en était pas encore à troquer sa liberté contre une aide immédiate. Et puis elle se sentirait forcée d’être polie, de proposer un café ou une bière. Elle devrait faire la conversation, au moins un peu. S’intéresser et parler d’elle. Ensuite, quoi ? Parler de la météo chaque fois qu’elle croiserait son sauveur dans l’escalier ? Ou guetter ses allées venues pour esquiver les rencontres ? Lilian en avait des sueurs rien que d’y penser.

Elle décida d’aller chercher une solution à une distance plus sûre, hors de son périmètre quotidien. Lilian mis le cap sur le marché aux artisans qui se dépliait quotidiennement à la périphérie sud de la ville. Elle y trouverait bien un serrurier versé dans l’art ancien des clés et des cylindres.

 

Grâce au tout puissant principe de la densification en vogue chez les urbanistes des derniers siècles, Lilian mit à peine plus d’une heure à rejoindre le marché aux artisans. Privée temporairement de carte de transport et de moyens de paiement, elle ne put prendre ni le métro, ni un vélo en location, ni un taxi automatisé. Elle n’avait que ses jambes terminées par une paire de pantoufles fantaisie pour affronter l’asphalte lisse.

Cela ne la gênait nullement. Elle aimait éprouver la mécanique de son corps jeune et il y avait longtemps qu’elle n’accordait plus la moindre importance au regard des passants. Ses pantoufles, elle les aimait pour leur douce rigueur : semelles solides et chaussons moelleux, aussi efficace, si ce n’est plus, que ses baskets en toile habituelles.

Après être sortie de son quartier de tours résidentielles, Lilian prit à gauche. Elle dépassa un gigantesque centre commercial où s’agitait toute une fourmilière humaine, puis contourna le pôle médical et la fabrique de briques molles qui avait fait la gloire de la région avant que les ingénieurs ne s’accordent sur l’inutilité d’un tel matériau. Au bout de l’enceinte avachie, elle fila droit vers le fleuve qui séparait la ville moderne de sa périphérie. Comme une machine à voyager dans le temps, le pont surplombant les eaux troubles emporta Lilian dans le vieux marché.

Des gens, des voix, des bruits, des cris, des odeurs, des ombres, des chercheurs, des vendeurs, des voleurs, des chiens, des enfants. Un chaos magnifique s’étalait sous ses yeux ébahis. Cela faisait longtemps qu’elle n’était plus venue ici, mais Lilian retrouva avec bonheur le parfait anonymat que lui offrait cette foule débordante et occupée.

Elle hésita à flâner le long des boutiques qui inondaient les trottoirs d’objets d’une banalité magique, mais Lilian se rappela à sa quête et prit la direction du quartier des forgerons, espérant y trouver un serrurier.

 

– Des clés ? Ouais, faut voir, lâcha la femme entre deux âges accroupie sur le seuil de sa boutique.

C’était la huitième boutique que visitait Lilian. Cette demi-réponse, plus encourageante que toutes celles obtenues jusque-là, lui fit reprendre espoir.

– C’est plutôt une question de serrure, précisa Lilian. La clé, je l’ai, à l’intérieur. Il faut juste ouvrir la serrure.

La femme la regarda en plissant ses yeux fatigués. Elle prit son temps, comme pour bien réfléchir à une question compliquée.

– Les serrures, je fais pas. Je fais plus. La dernière fois, ça m’a valu six mois de taule. J’ai compris la leçon.

Un silence s’installa. Lilian ne voyait pas quoi répondre. Elle n’avait aucune envie d’écouter les histoires de cette inconnue. Elle voulait juste engager quelqu’un de capable pour une tâche concrète.

C’est la femme qui reprit.

– Ça t’gêne pas ? J’te dis que j’suis une ex-taularde et tu dis rien ?

– Je serais censée dire quoi ? s’inquiéta Lilian, qui sentait que quelque chose lui échappait.

Mais la femme se mit à sourire et se releva.

– Rien. C’est très bien. Y a rien à dire, t’as raison.

Un nouveau silence, plus court.

– Mais ça change rien. Trouve quelqu’un d’autre. Les serrures, j’y touche plus.

 

Lilian n’insista pas. Il ne lui venait jamais à l’esprit d’argumenter. Elle remercia donc la femme et se retrouva à nouveau engloutie par la foule indifférente.

Que faire ? Inutile de s’entêter, visiblement personne n’avait de quoi ouvrir cette satanée porte. Elle hésita à abandonner. Après tout, elle pourrait bien trouver un nouvel appartement et tout recommencer. Mis à part sa collection de puzzles et deux ou trois bouquins, elle ne perdrait pas grand-chose. Ce serait même l’occasion de s’équiper d’un nouvel automate NourriMoi. Un changement de menu lui ferait plaisir. Mais à l’idée des démarches à entreprendre, elle se ravisa. Elle ne trouverait pas un logement d’ici la nuit. Il fallait qu’elle rentre chez elle.

Découragée, elle déambula un moment dans les allées du marché. Ses pantoufles maculées de poussière ne la faisaient plus rire. Une douleur subtile grandissait sous son talon gauche. Croyant à un gravier mal placé, Lilian s’appuya contre un poteau rouillé, retira sa chaussure et la secoua. Quelle ne fut pas sa surprise en voyant tomber une clé brillante sur le sol.

– Mais bien sûr ! s’exclama Lilian en riant.

Des badauds intrigués tournèrent la tête dans sa direction, mais elle les ignora.

Elle se moqua de sa peur qui lui avait fait oublier qu’elle gardait une clé de secours dans la doublure de ses pantoufles, au cas ou, justement, elle se trouverait coincée en sortant les poubelles ou en allant chercher le courrier.

Ramassant le précieux sésame, Lilian se redressa. Le soleil était encore haut dans le ciel. Il devait être à peine quinze heures. Elle avait bien le temps de se promener un peu avant de rentrer. Le cœur léger, la clé solidement enfermée dans son poing gauche, Lilian se mit à flâner au milieu de la foule.

 

Hasard ou destin, Lilian se promenait depuis une bonne heure déjà lorsqu’elle passa devant une boutique de jeux anciens. Rien d’électronique :  pas de prise, de câble ou de cartouche ; juste des figurines, des plateaux usés, des cartes et, évidemment, des puzzles. Par centaines, s’empilant sur toute la hauteur du mur du fond, des boîtes aux images prometteuses. Lilian, aimantée, alla droit au trésor. Elle se saisit d’une boîte au hasard : surprise, elle était vide. Elle en choisit une autre : vide. Une troisième, une quatrième : même scénario.

Déconcertée, Lilian se tourna vers le petit homme qui semblait être le patron.

– Excusez-moi, monsieur ?

Sa voix lui sembla lointaine. L’homme ne bougea pas.

– Monsieur ? répéta-t-elle plus fort.

La tête aux cheveux blancs se releva pour découvrir un regard perdu derrière d’immenses lunettes à triple foyer.

-Quoi ? s’enquit une voix usée.

Lilian bafouilla.

– Les puzzles… les pièces… je…

Elle ferma les yeux un instant et se ressaisit.

– Pourquoi vos boîtes de puzzles sont-elles toutes vides ? Où sont les pièces ?

Un sourire espiègle illumina la face ridée. Sans un mot il désigna une grande caisse en plastique dans un coin de la pièce.

Craignant le pire, Lilian s’approcha et son effroi se matérialisa. Des milliers de pièces disparates s’entassaient.

 

Qu’est-ce que ça veut dire ? eut envie de hurler Lilian. Mais les mots ne sortirent pas. Ses yeux coururent de la caisse aux boîtes vides et s’affolèrent. Tout se mit à tourner. Jambes et souffle coupés, elle s’assit au milieu de la boutique.

– Mademoiselle, ça va ?

Le petit homme inquiet s’approcha. Avec ses grosses mains, il tâtonna les meubles et s’assura du chemin. Ses yeux, apparemment inutiles, fixés sur Lilian.

– C’est les puzzles qui vous mettent dans cet état ?

Lilian hocha de la tête, n’arrivant pas à s’expliquer, bredouilla, finit par rassembler assez de mots pour que l’autre comprenne.

– C’est le mélange qui vous perturbe, je vois. Enfin non, précisément, je ne vois pas grand-chose !

L’homme rit, apparemment très content d’un mot d’esprit que lui seul comprenait. Il essuya une larme et reprit.

– Je suis plus myope qu’une taupe. Regardez les cul de bouteille que je me trimballe sur le pif ! Et même avec ça, je n’y vois pas grand-chose. Alors les pièces de puzzle, vous imaginez pas comme c’est pénible !

Ça, Lilian put l’imaginer. Elle avait déjà eu des migraines terribles après des nuits de jeu fiévreuses. Alors elle se raccrocha à cette réalité.

– La première fois, c’était par accident. J’avais fait tomber une pile de boîtes et les pièces s’était mélangées. Pas moyen de retrouver laquelle allait où ! Du coup, j’ai tout mis en vrac dans la caisse, juste pour ne pas les laisser par terre, sans réfléchir.

Ranger les choses qui traînent Lilian comprenait. Le récit avait un sens. Elle se laissa entraîner.

– C’est une de ces semaines pourries de pluie que ça m’a pris. Une de ces alignées de jours où il n’y a rien à faire qu’attendre que ça passe. Vous voyez le genre. Alors je me suis dit, c’est l’occasion de faire les puzzles et de trier les pièces. Je pensais que je finirais par m’en sortir, mais que dalle ! Chaque fois que je mettais deux pièces ensemble, je me demandais si ça collait vraiment. Avec mes yeux tout abimés, pas moyen de vérifier sur l’image. Qu’est-ce que j’ai pu m’énerver !

Lilian pensa à son propre énervement devant des pièces indociles. Décidément, ce petit monsieur était moins bizarre qu’elle ne le pensait. Elle commençait à le trouver sympathique.

Lui, emporté par le souvenir, continua.

– Elles ont bien failli me rendre fou ces coquines ! Un peu plus et je bazardais le tout aux poubelles. Mais c’est là que je me suis dit : René, pauvre bougre, tu vas pas te laisser faire par un tas de pièces ! J’ai repris le dessus, vous auriez dû voir ça ! Une à une, je les ai alignées comme des petits soldats de plomb. Au diable les couleurs et les motifs, tant pis pour le tableau !

Lilian tiqua un peu en imaginant les pièces disparates. C’était la chose la plus étrange à laquelle elle n’eut jamais pensé. Cela la rendait vaguement inquiète, mais elle entrevoyait une solution à son problème. Aussi fou que ce soit, ce petit homme lui avait montré comment compléter son puzzle et reprendre possession de son appartement. Elle décida de ne pas réfléchir plus en avant, de peur de changer d’avis. Se dépêcha de troquer ses pantoufles fatiguées contre un kilo de pièces en vrac.

C’est pieds nus et serrant un petit sac en plastique rebondi que Lilian rentra enfin chez elle.

 

Le vieil homme avait eu raison : des dizaines de pièces faisaient l’affaire. Du moins, au niveau de la forme. Car le puzzle qui avait déclenché toute cette aventure représentait un couché de soleil aux nuances délicates oranges et rouges, sur un océan bleu profond. Les pièces rapportées tiraient plutôt sur le bariolé. Quelle que soit la pièce choisie, elle jurait dans l’ensemble. Lilian commençait à être fatiguée et à perdre patience. La journée avait été longue. Elle voulait juste résoudre ce casse-tête et passer à autre chose : manger, arrêter de se triturer le cerveau.

Acculée, Lilian se mis à penser que le problème n’était pas la pièce rapportée, mais l’unité de autres pièces. A être trop harmonieuses, elles ne laissaient plus de place à l’inconnu, limitant drastiquement le choix de leurs compagnons.

Alors, Lilian se mis à échanger des pièces entre elles. Des taches vertes apparurent sur la surface lisse de l’océan. Un bout d’œil troua le ciel. Une étrange ligne sinueuse se mis à danser dans un bord. Lilian eu des doutes. Mais elle persévéra. Elle n’était plus à ça près aujourd’hui. Plus elle avançait, plus la nouvelle image la captivait.

Elle se retrouva si absorbée qu’elle n’entendit pas les coups de sonnette répétés, la porte qui s’entrouvrit et la voix du petit dernier de sa sœur qui s’étonna :

– Tatie ? Tatie, t’es là ? Ça fait une heure que t’étais sensée me récupérer à la sortie de l’école. T’as oublié ? Pas cool ces escaliers en tout cas ! Tu m’étonnes qu’on vient jamais te voir !

Le garçon, joues rouges et souffle court, fit un pas dans l’appartement sans pour autant s’arrêter de clamer à tue-tête.

– Hé, Tatie, t’écoutes ? Tu fais quoi ?

Lilian, sourire aux lèvres malgré l’intrusion se retourna à demi et répondit :

– Entre ! Je vais te montrer un jeu merveilleux !

 

Commentaires (2)

Starben CASE
05.02.2022

J'ai beaucoup aimé cette histoire qui se lit comme si on était aspiré par la spirale de 2037 marches d'escalier. Le mécanisme psychologique déclenché par la pièce manquante... très original!

Eloïz
06.02.2022

Merci et contente de vous avoir offert un agréable moment de lecture! :-)

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