Créé le: 09.10.2016
4741 0 1
La page du dimanche soir

Journal personnel

a a a

© 2016-2024 André Birse

Entre chronique, journal et notes. Suite d’écriture en réalité, une fois comme-ci une fois comme ça. Toi et moi ça donne ça.
Reprendre la lecture

La page du dimanche soir

L’idée, quelle était l’idée ? Rendre compte de la réalité. Je n’ai pas renoncé. Non qu’il soit possible de vous à moi, de personne à personne, comme ça, de rendre compte de la réalité, d’un à plusieurs non plus, d’ailleurs, mais il faut faire avec, avec elle la réalité indéfinissable, indéterminable, irracontable. Irracontable, non. Par petits bouts, on peut essayer, se lancer, écrire.

 

Mon voisin était hier, lors de notre rencontre au bas de l’immeuble, très fâché avec notre parlement. Il lui reprochait de n’avoir pas donné toute sa force à l’initiative du 9 février 2014, celle-là même qui restreint en Suisse, la circulation des personnes. La surpopulation l’inquiète, le met en colère, « je ne suis pas de gauche, vous le comprenez ». Je ne lui ai pas révélé cet aspect de mon identité. Un démographe aurait, précise-t-il, démontré que la Suisse ne sera qu’une grande ville d’ici quelques années, « nous ne serons plus là ». Cet argument de la multitude oppressante, je l’entends souvent, et je n’ai pas de réponse, ni morale, ni physique, biologique, anthropologique, ni même logique, celle ou celui qui me lirait dans la multitude l’aura perçu. Je lui ai dit, ce que j’ai déjà dû écrire ici ou là, que je n’ai pas de certitude, ni de crainte quant au nombre, à ce stade des opérations, sachant qu’il en est aussi de type militaire, des opérations, l’expression vient vraisemblablement de là, et qu’elles sont dévastatrices ces opérations. Les images nous viennent, choisies.

Je poursuis par une observation en décalage. Les bâtonnets et les cônes, dans l’œil, qui font de la rétine un organe si complexe et performant. Il en a fallu des bâtonnets et des cônes dans les yeux de multitudes multipliées, pour arriver à l’œil, sans même le vouloir, et que cet œil voie, ou qu’il ne voie pas et que l’œil suivant voie à nouveau. Il en a fallu pour permettre à un Van Gogh ou un Picasso, un Rembrandt, un Cézanne, peintres de mon imaginaire, avec ces toiles aux murs, réelles et accomplies qui nous mènent vers un ailleurs, un plus haut ou en un centre de la vie. Le phénomène, le miracle, le fait créateur après tant de multi-milliards de cônes et de bâtonnets, pour faire naître l’œil, « dans l’humanité » me dit mon voisin un peu chamboulé, il l’est assez couramment ; « et dans l’animalité » ai-je ajouté.

 

J’ai pris le dessus au moyen de son intelligence et de sa sensibilité et il fallait le garder, le dessus, comme un lutteur que je suis, avec détermination et réticence, mes forces centrifuges. Nous arrivâmes aux mots Dieu et spiritualité, partageant en cela nos sensations de soif éteintes. Dieu n’est pas en avance, « j’exclu qu’il soit en avance », ai-je même osé. Peut-être est-il en retard dans l’œil du guépard ? Il apprécia, en s’engouffrant dans l’immeuble, son rire s’est allégé. Je suis reparti, dépourvu de tout sentiment de gain de cause, au moins avais-je évité de donner mon avis sur les votations du lendemain qui hérissaient mon voisin.

 

25 septembre 2016, dimanche soir

Il faut maintenant l’avouer, je ne vais que rarement voter. J’ai longtemps pensé que c’était par paresse, mais en viens à croire que ce peut-être par culture et par lucidité, dans les présentes circonstances. Demain, je lirai les journaux, peut-être attentivement. Ils font l’histoire, puis on les jette ou les empile. Je suis de ceux qui les empile, pour maîtriser ce qu’ils contiennent. J’empile et ne maîtrise pas.

 

(25 septembre 2016)

 

9 octobre 2016

Plus sérieusement. Hiroshima revient dans ma mémoire. C’est un nom qui m’a toujours accompagné. Je suis né treize ans après Hiroshima. L’effet de terreur dans les regards et les propos de nos parents. Les images récurrentes. Je classe, ce 9 octobre 2016, un journal du mois de mai. Baraka Obama n’a pas présenté d’excuses pour son pays. Il est né, presque jour pour jour, seize ans après, un 4 août. Hiroshima, c’était le 6, en 1945. Il n’a pas présenté d’excuses, mais il a pris un survivant dans ses bras, avec compassion et dignité. Son discours fut à l’avenant. Mais pas d’absolue repentance. C’était un acte de guerre atroce et fondateur. Un aboutissement et un rappel. Nous vivons dans l’après. Après l’éclair et le nuage atomiques, après les guerres qui ont mené à cet effroi légitime ou considéré comme tel par les commentateurs autorisés, ou considérés comme tels. Je me suis étrangement tout au cours de ma vie senti protégé par Hiroshima et Nagasaki. La crainte qui en résulta et qui rendit raisonnables les ennemis. Mais les ennemis changent de face et d’identité. Ce n’est plus si clair et je comprends que ça ne l’a jamais été. Chaque année, aux dates anniversaire, on lit des témoignages sur Hiroshima. On écoute les émissions de radio en roulant sur les routes d’été. Une voix dans ce reportage, qui décrit avec une force qui me dépasse ce que fut l’explosion de “little boy”. La pensée devrait être en évolution mais quelques chose la fige, de l’incompétence, de l’égoïsme, une absence de conscience ou de courage. Obama aura probablement été un bon président. Il y a les images de sa présence et de sa classe. La réalité émotionnelle de son discours et de ses larmes. Mais il n’est possible à personne dans le public de dire la qualité d’une oeuvre politique, à personne. L’histoire n’est pas un art démocratique. Le politique semble l’être devenu. 9 0ctobre 2016

 

10 octobre 2016

Le combat Ali-Frazier, Mohamed contre Joe, une nuit de mars 1971. C’était l’événement venu d’outre-Atlantique. Il s’emparait de tous, on ne pouvait y échapper, c’était nécessairement passionnant. Je me suis levé, j’avais treize ans et j’avais sommeil. Les shorts de Frazier, brillants, l’arrogance d’Ali. J’avais choisi Frazier et j’ai pris de ses nouvelles jusqu’à sa mort en … La violence était contigüe à l’événement, il y avait le regard, le défi et le poing devait jaillir à la face de l’adversaire. Le monde coupé en deux. Une porte vers l’infini devait s’ouvrir en cas de victoire. Jamais elle ne s’ouvrit, jamais on ne l’identifia. Clay resta en retrait, esquiva, son jeux de jambes des années soixante s’émoussait. Frazier encaissa et avança. C’est ce que je garde de ce voyage dans la nuit par le petit écran de mes treize ans, la capacité à encaisser et quelque chose de factice et de fade dans le brillant de ce short. 

 

Ces Dieux-là étaient mortels, ils nous l’ont démontré de leur vivant. Le combat du siècle revint plusieurs fois sous forme de combat et le siècle s’estompa. Il est toujours vif dans un monde de souvenirs. Cette nuit d’octobre 2016, le combat Trump-Clinton, Donald contre Hillary. Je ne me suis pas réveillé. C’est au matin que j’ai vérifié le résultat sur l’écran Retina de mes cinquante-huit ans. Une violence verbale inouïe, une agressivité de tous les instants. Une femme sur le ring. Il faut encaisser là encore. La volupté du combat ne se devine plus. L’évènement ment à lui seul, on ne sait plus ce qui brille ni qui devient Dieu. Pour la boxe, il y avait un organisateur, la finance, les cheveux dressés sur la tête.

Pour le débat, l’argent jamais ne dit son nom. Les cheveux laqués en mèche trompeuse. Existence du spectacle, silence du réel. Mes enchantements ont sommeil et les cauchemars des spectateurs attendent sous les perruques triomphantes.

 

( 10 octobre 2016)

 

16 octobre 2016

Un sujet indéterminé, qui pourrait être la vie, nous livre constamment ses verdicts éphémères. En constance, c’est ça. Précaire, le prédicat.

Au début de mon adolescence, les Dieux étaient anglais et s’appelaient Paul, John, Georges et Ringo. Ils avaient par leur présence et leur musique, leur effet sur les foules, une sorte d’avance sur la vie, de pouvoir sur l’avenir, de charisme justifiant tout espoir et tout fantasme, une gloire bénéfique et absolue. Je ne le pensais pas, mais c’est bien ce que j’ai dû ressentir. Puis la vie est passée par là. Elle a refait son retard. Elle le refera toujours. Le voilà le pouvoir absolu. John fut assassiné en inauguration des années quatre-vingt. Georges mourut d’une tumeur au cerveau, au début des années deux mille. Ringo a développé un tic insignifiant et stupide dans ses messages twittés dans lesquels il insère systématiquement “peace and love” avec des centaines de photos sur lesquelles il refait le signe et demande à d’autres de l’imiter encore. Le mimétisme a épuisé sa source. Paul continue d’être Paul, valeureusement. Il se fait tard. Il se fait homme. Ils ont franchi ou non le mur des soixante-quatre ans – pour Paul en 2006 – que l’on voit s’affaisser dans un nouveau lointain. On peut revoir ou racheter, écouter aussi. Nous les avons tant écoutés et pourrions le faire encore. Mais l’absolu, dans ce cas avait une fuite et une suite qui se concrétise aujourd’hui dans ce passage furtif qu’emprunte le cours de toute vie et que nous appelons présent.

 

16 octobre 2016

Je me souviens avoir été surpris que ces Divinités aient accepté de rencontrer un musicien des rues nommé Bob Dylan. Je ne comprenais rien à ce qu’il chantait et, je ne sais toujours pas pourquoi, ce qu’il chantait me parut intéressant. Autre méprise mimétique sans doute, avoir voulu chanter dans les rues et sur les ondes de façon intéressante et fascinante. Cette semaine, j’ai reçu le prix Nobel de littérature. J’écris je car longtemps, dans mon esprit, Bob Dylan et moi ne faisions qu’un. Ce n’est plus vrai : le cours de la vie, ici aussi. J’ai persisté à l’écouter beaucoup prenant part, passivement, au moyen de nouvelles fulgurances mimétiques, à une œuvre riche, musicale et langagière, créatrice d’images intérieures et de reflets émotionnels et intellectuels. Un bon copain, un aîné, doué et boudeur, ce Dylan, qui pourtant tourne encore.Au terme des années septante, Leonard Cohen avait sorti un disque « Recent songs », chansons récentes. Elles le sont encore, le restent, le deviennent. Les invités arrivent sur le lieu de la fête, beaucoup ont le “cœur brisé”, peu “l’esprit ouvert”. Il donne aux mots une assise nouvelle à chaque prononciation. Je ne fais plus pencher la balance, entre Dylan ou Cohen, entre Brassens et Brel, Ferré ou Ferrat chantant Aragon. Je les accueille en mon être et en mon antre, accepte le fait qu’ils soient mes mots et ma culture et m’aient ouvert la voie vers d’autres mots et d’autres lieux de culture. Ils sont célèbres, donc partagés mais du partage, finalement, on garde l’essentiel pour soi. Je ne laisserai à personne d’autre le soin de parler de ces idoles fredonnées car je les admire pour avoir été tant admirées, mais aussi pour avoir su garder vivant les mots qu’ils croyaient avoir trouvés.

Je n’entrerai pas dans la salle de cinéma qui propose le film des Beatles. Ils sautent en l’air sur l’affiche et nous savons qu’ils sont retombés. Je ne me prononcerai pas sur l’attribution du prix Nobel à Bob Dylan, qui me réjouit. J’ai lu avec intérêt et émotion la dithyrambique présentation du prochain disque de Leonard Cohen, dans notre journal dominical, qui parle de la mort et qui devrait être le dernier. On se sait projeté, on se voit attribuer et l’on apprend à attendre le moment d’apprendre à tomber. Il réussit tous ses exercices de rattrapage ce sujet indéterminé qui pourrait être … 

 

( 16 octobre 2016)

 

23 octobre 2016

Sur l’une des si nombreuses séquences vidéo que l’on trouve à son propos ( là ou vous savez), on le voit jaillir entre deux mannequins – présentateurs. Il est connu et apprécié dans tout le Brésil pour ses commentaires sur le carnaval dont il est un des personnages incontesté. Facétieux, maniéré, démonstratif, il livre sereinement son homosexualité en usant de son art de l’immédiateté, dans la réalité et dans tous les carnavals, la couleur, la voix, le regard. Il est dans un autre monde, une réalité jubilatoire, et cite cet auteur russe qui parle du fantastique derrière les masques, de l’inversion, de l’oubli des lois de la nature où les animaux, comme les humains, sont des personnages. Il se réfère à un autre principe encore, qui ne me revient pas. Il nous parle des sociologues français, qu’il a étudiés au Brésil et à Paris, de ce que la culture européenne représente encore et toujours aux yeux des sud-américains et de leur défiance à l’égard de la culture américaine.

 

Je passe la soirée à sa table, comme nous l’avions fait il y deux ans. Il est heureux de voyager seul en anonyme, ce qu’il ne peut faire au Brésil. J’apprécie infiniment chez lui cette qualité rare qui consiste à être attentif réellement et concrètement aux sujets qu’il aborde.Il vous pose une question sur vous-même et c’est à vous-même qu’il est attentif, puis à un sujet qui peut être commun, dont pourra surgir un intérêt commun. Il a une façon qui subjugue d’être là et de l’être  tout à fait . Rares sont ces natures physiques et intellectuelles qui redéfinissent par le regard et par les mots la présence individuelle.

 

23 octobre 2013

Nous en avons à la télévision, nous en avons au Tribunal, mais lui hier soir dans sa veste rouge et ses lunettes immenses et noires, dans son authentique habit d’apparence, me donnait une leçon de présence qui ne doit pas nécessairement devenir performance mais demande tant de vitalité pour être absolument destinée à la fois à soi et à l’autre. Le comportement dans la relation et en société et l’affaire de tous.Il fait pourtant mauvais temps dans les cœurs et le monde est lourd qu’on s’y intéresse ou qu’on s’en dédie. Quand il faut résumer sa vie, qui l’on est, pourquoi ce livre et ce que l’on fait de l’amour. Il dit que le voyage lui permet de comprendre « que l’on est rien ». Je voulais l’interrompre, mais pour contester son aveux d’insignifiance, je me sentais plus encore insignifiant, alors que nous ne le sommes pas, dans le réel carnavalesque que d’aucuns parviennent à définir. Il prendra un train, respirera son précaire anonymat, fera Londres, Marseille et Zurich puis l’Allemagne. Hier c’était Genève et je crois avoir été étrange à ses yeux pour avoir hésité à me rendre au Brésil. Je ne retiens rien de l’au revoir et j’accepte la douce fascination du souvenir de sa présence. Bas les masques, en avant la musique, il sera à la fête en février à Rio, deux-cent millions de téléspectateurs se réjouiront de le voir surgir. Je ne crois pas que la vie manque d’intensité. Il est toutefois probable que nous manquons généralement de talent et d’attention pour faire preuve d’une présence qui serait naturellement et intelligemment démonstrative, avec tous les excès et toutes les limites voulues par-devant les Dieux de la vie, lesquels, oui lesquels, mènent la danse autant qu’ils l’apprécient et se laissent surprendre par le principe de la fête et l’absence en définitive, de toute volupté. Ai-je écrit ces mots?

 

23 octobre 2016

Il n’apprécierait probablement pas de lire cette dernière observation dont il ne s’offusquerait pas pour autant. Nous serions en contradiction sans inventer quelque confrontation que ce soit. Ne rien enlever à celui qui ôte tout et s’en va proposer d’autres destins, fort de la sensation si ardemment vécue qu’il n’échappe pas au sien et que le sort ne se partage pas.

 

( 23 octobre 2016)

 

30 octobre 2016

Toujours pas de nouvelle de Josué. Il s’en est allé, un jour de février. Il n’était pas question de ne plus se revoir. Nous savions pourtant au moment de son départ, que la vie nous imposait une déchirure et que celle-ci devait être sombre. Mais il n’y avait pas d’alternative à l’éloignement ni à l’absence. Nous en décidâmes ainsi, déterminés et désespérés. Un soir d’octobre décida du reste, quand l’ombre donne le sentiment de monter et que le jour offre à ses derniers feux les richesses oranger et la rude vaillance des bleus qui pourtant s’apprêtent à céder. J’ai rencontré dans cette lumière un ami de Josué. Il était pressé. Il participait à un “escape game”. On s’échappe d’un endroit et l’on doit résister aux recherches. Entre amis, entre adultes, jouer à ce que pourrait être la vie. Il ne s’est pas attardé et ne m’a pas parlé de son ami. Les automnes déjà se sont succédés, les promesses du temps qui fuit ont été tenues par qui vous ne savez pas et jamais ne saurez.

 

Il ne faut pas dire jamais? Nous le disons pourtant tous les jours, entre absents. Le caractère provisoire ou non de l’absence est plus incertain que le caractère provisoire ou non de la vie, en général et en particulier. La lumière déclinante, si étrange pour les visages qui s’y mirent, je l’apprécie pour lire et pour respirer. À toutes les dates c’est un adieu, une cérémonie qu’on ne voit que de l’intérieur en fixant la réalité cosmogonique du monde, la petite part qui semble nous avoir été réservée et que l’on prend comme ça. Pas de brûle-pourpoint mais une lenteur tiède qui nous fait exister. Josué, celui que j’ai connu et qui ne réapparaît plus, n’a rien à voir avec le personnage biblique. Enfin, pas directement. Il n’est pas Josué successeur de Moïse , sinon dans l’esprit de ses parents, que je n’ai pas connus. Il porte ce nom et c’est déjà beaucoup.

 

30 octobre 2016

Notre nom, c’est notre préhistoire, puis nous faisons le reste. Nous nous comportons de page en page, de lumière déclinante en lumière déclinante aussi puis les soirs tombent et les mois changent. Le matin suivant on n’en sait rien mais une nouvelle déchirure nous sépare d’un réel que l’on nomme passé et qui devient irréel. Ai-je lu cela quelque part ? Probablement. Nous avons tous lu cela quelque part, dans les livres existants et dans ceux aussi qui n’existent qu’en nous. C’est fou ce que nous lisons et à force de lire nous comprenons que nous ne lirons pas tout, que des noms resteront des noms, en français, et dans tant d’autres langues. Les frères Karamazov, ils le donnent au théâtre la semaine prochaine. Je ne sais pas. Un autre russe. Tchekov, je saurai si peu de lui qui a tant écrit dans sa courte vie.

 

Le livre offert, le livre conseillé, le livre acquis, actif, passif. Nous n’en ferons pas le tour. Et pourtant, nous le faisons ce tour, de coin de jardin, avec vue sur le fleuve. Avec vue sur les fleuves, celui qu’on l’on voit, dont on pressent la force et la constance, les détours et l’historicité, et l’autre fleuve plus intérieur, sans pouvoir dire où l’on a pris le bateau et comment l’on en redescendra. Les bibliothèques sont au-devant de nous, elles sont à l’intérieur aussi. A quoi, effectivement participons-nous ? Il faudra du silence et du sommeil pour le comprendre mieux. Il est presque certain que nous ne le comprendrons pas, ce qui ne nous empêche pas le définir, très aléatoirement dans cette nôtre subjectivité qui peut générer une forme d’esprit en guise de réponse dans le courant du fleuve cosmogonique.

Ecouté ce jour, « Where is my gypsy wife tonight », de Leonard Cohen. Encore de l’attente, de l’absence, du désir. Il y toute une atmosphère musicale, sur le disque et sur scène. Il la chantait dans sa tournée en 2008, qui est passée par Genève, et m’a happé. J’étais seul dans cette foule adulatrice. Il s’est interrogé sur son absence ou celle de son épouse qui n’était gitane que dans ses méandres fantasmatiques alors qu’il avait quarante ans. La demande faite à l’infini amoureux est la même aujourd’hui, alors qu’il a quatre-vingts ans. Vibrent langoureusement ses cordes vocales et celles de ses guitares, la question reste en suspens dans l’air. Nous sommes des fraises des bois sous la pluie.

Il y a une puissance prolongeant le désir dans l’amour du chant qui nous permet de croire en vibrant

que nous ne savons pas que le désir de l’autre c’est le désir de soi, de soi réalisant ses outrances, et qu’il n’est que le début d’une suite intransigeante d’expériences dépourvues d’irréalité.

30 octobre 2016

 

6 novembre – nos vallées et nos fermes

C’est contradictoire ou ridicule, paradoxal, peut-être un peu stupide, je me protège par l’ajout de « un peu » face à la force annihilante de ce mot, « stupide », mais il est vrai que deux jours durant j’ai écouté en boucle « Brothers in arms », de Dire Strait, sur you tube, puis j’ai lu certains passages de Blaise Pascal sur l’urgence qu’il y aurait à ne pas se laisser divertir de la seule question essentielle qui soit : que faire de nos vies sachant que nous sommes mortels ? Il n’y a aucune relation, mais les hasards du week-end. Je me suis laissé divertir par Mark Knopfler chantant « every men has to die », chaque homme doit mourir, en revivant les émotions fortes et les transports fantasmatiques que cette mélodie avait causé en moi dans les années nonante. Mal comprendre les mots et le sens d’une chanson c’est parfois en devenir le fiévreux récipiendaire ou l’auditeur de génie, un génie réservé à soi seul.

Trentenaire en Afrique du Sud, il avait joué ce morceau pour Mandela, avec Eric Clapton derrière lui, puis à Nîmes lors d’un concert qui a plu et fait planer. Avançant dans son âge il a rejoué ce même « Brothers in arms » à Toronto, à Berlin, Rome, puis aux Pays-Bas. Il s’est épuré dans sa présentation vestimentaire, son regard s’est apaisé. Nous n’avons pas encore mesuré la profonde cruauté d’Internet. Là, sur les dernières séquences, il est comme séché par la vie, mais dispense toujours la magie de son jeu. Son regard semble chercher le vide dans lequel il se perdait parmi les foules des années quatre-vingt.

 

6 novembre 2016 – nos vallées et nos fermes

Elle le brusque, la vie, par le pouvoir d’écrasement donné au cours du temps, de vidéo en vidéo, qui, restituent ses affres au visionneur distrait par l’attente de sa fatigue. Les phrases musicales sont exactement les mêmes, les doigts cherchent la corde, s’y posent et la font trembler comme avant, comme un ultime après-demain. La chanson surprend qui le veut bien et ravive chez qui ne veut pas savoir la croyance en une prédestination de l’espoir et une issue nécessairement baignée de magie. « Brothers in arms », c’est une histoire de guerre, avec de la brume et de la peur. Joan Baez l’a chanté en modifiant certains mots.

Il nous a fait vibrer ce succès devenu standard mais ne contient pas les stupeurs utiles à la lecture de Blaise Pascal lequel décrit si expressément le gouffre, vu de l’intérieur, de celui qui s’y perdra. Il annonce l’absence de couleur et nous donne des conseils pour le chemin, marqués du sceau de l’exigence, refusant d’être notre ami si nous ne partageons pas, dans l’urgence, sa préoccupation essentielle, l’éternité et les moyens de s’y préparer. Il aura échappé à la vidéo, ce Blaise ami que je lis, ne nous laissant que quelques liasses d’ancien papier. Il aurait considéré que s’attarder à écouter « Brothers in arms » n’aurait constitué qu’un vil divertissement, toute autre musique aussi du reste. Knopfler aime jouer ses succès qui sont autant de points de repères, pour ceux qui l’ont toujours entendu et acceptent de l’écouter encore. Peut-être que l’on s’enferme dans un tel moment artistique souvent répété, comme on s’enferme dans telle conviction nourrie ou non de la lecture des textes d’exception.

Depuis que j’écris, et que cela m’amène à me raconter un peu, je comprends avec surprise l’importance dans mon monde intérieur des groupes et chanteurs pop rock, c’est le terme juste qui sonne faux, des années soixante à nonante. Mes quarante premières années. Dans cette insouciance, cette arrogance, cette inconscience, cette innocence que je cherche encore à définir, cette initiale persistance, j’avais intégré le gouffre et Pascal ne m’était pas accessible. Aujourd’hui, entre deux séquences vidéos, entre mes décennies et mes capitales, qui sont en vérité les quartiers de ma ville, je laisse le benjoin et l’encens de ce qui pourrait être essentiel me suivre et m’atteindre dans mes divertissements alors que le soleil serait « tombé en enfer » et que la lune s’élève très haut sur les champs de guerre si l’on en croit l’accessible guitariste et les effets de son chant. S’ouvre ainsi l’éventualité d’une éternité potentiellement défaillante qui, en toute hypothèse, nous aura appris l’avidité de la patience. Une nuit de haute lune, nous quitterons nos vallées et nos fermes.

Genève, le 6 novembre 2016

 

13 novembre 2016

Sur cet iPhone 7 acquis voici moins de deux mois, j’ai regardé la nuit dernière l’évolution de la victoire de Donald Trump. L’Ohio, la Floride, la Caroline du Nord, la Pennsylvanie, les grands électeurs s’additionnaient, le chiffre de 270 était en point de mire. Immanquable. Hillary Clinton allait être battue. C’était irrémédiable. C’est fait. Les graphiques du New-York Times pleuraient dans le rouge, couleur des républicains. Les bleus, les ânes restaient à la traîne. C’est joué, dans les terres intérieures on ne demande pas de progrès, ni de justice, pas de grands espoirs sinon celui d’être américain et de ne laisser personne contester cette réalité suprême, plus qu’une suprématie, ressentie et vécue entre soi. Pas de gens des villes, pas de finance, ni de culture. Juste rester comme ça, dans la totalité de la réalité d’ici, d’ici et d’avant. Je regardais ce défilé de chiffres, ces états conquis, les uns après les autres. Trump avançait, Clinton reculait. Le petit matin d’Europe tremblait du grand soir d’Amérique. Les aiguilles des indicateurs de tendance ne montraient pas tout de la vie qui se profile pour nous dans ce monde dont le saccage a commencé. J’ai tremblé aussi, de crainte quelques instants. Puis je me suis assoupi sans redouter une mauvaise nouvelle que je connaissais déjà. Demi-sommeil, demi-réveil, lucidité endolorie. “Hope”, espoir, c’était Obama qui pouvait le faire. Mais qu’elle était la valeur du “le” de “we can do it”. En 2008. “It”, quel en était le sens, le contenu ?

Le mot espoir a pu avoir un sens en politique, pour Martin Luther King, mais je ne perçois plus aujourd’hui, collectivement, ce que ce mot, espoir, peut bien représenter. On décapite ici, on capitalise là. Les bateaux se renversent dans les mers, les crimes sont légions, le discours s’affadit, les débateurs sont à la fois livides et souriants. Trump a gagné. J’ai cherché l’Iowa. Partout sur la carte. Et de ces petits électeurs combien d’entre eux connaissent l’Europe? La cherchent-ils du regard. Par-dessus le dos des ânes ou des éléphants aucun regard, sinon celui de quelques faucons vieillis, n’aura posé ses griffes sur l’Europe. 1944 était un tout autre temps. Dieu et la création ne sont pas là pour simplifier le débat. Nous portons les mêmes jeans, adorons de mêmes idoles. Prince, en douze minutes à la mi-temps du super-bowl. En 2007, 2000 et des poussières. Aujourd’hui c’est un vent de sable. La télé se refait une réalité. Le discours de Trump était apaisant et rassembleur, celui de Clinton, qui semblait aussi soulagée que triste, comportait une référence aux écritures. Elle n’aura pas sa bibliothèque.

« Tu penses quoi de Trump ? », la question tombe mal. Il est élu et il faut réfléchir à ça. Faire l’effort de réfléchir comme réfléchissent ceux qui ont voté pour cet homme. Le Texas n’hésite jamais. Il est toujours républicain, quoi qu’il se passe. Le problème est résolu d’avance au Texas. C’est vrai tout au long des Montagnes rocheuses et tout au long du Mississipi. C’est vrai aux alentours. Ça l’est moins dans les villes, vers les océans.

De quoi sommes-nous capables ? Ce n’est pas de lui, qui n’est pas le meilleur de nous, que vient le péril. C’est nous qui laissons se répandre le vote de transhumance, de l’inimitié, de l’effectivité du rien, du coup par coup, du fout-moi-la-paix. Malveillance virale plus que complot. Chasseur d’ours. L’ours se fait homme qui se fait ours. Aucun n’est à son avantage s’agissant d’intérêt porté à l’autre. Trump n’est qu’un avatar de ceux qui ont voté pour lui. Voilà ce que j’en pense, s’il faut penser. Et il faudra beaucoup penser pour s’abriter de ce péril. Donald m’était sympathique, en canard, même avec un fusil. Là, plus personne ne rigole et les grands espaces sont plus effrayants sur terre que dans les cieux pascalien, où l’on ne vote pas. Obama doit rendre son salon. Il a reçu son successeur cette semaine. Ils se sont serré la main. La démocratie est sauve, la nation aussi, le monde regarde, commente, transpire et prend froid.

 

21 novembre 2016

Reçu ma nouvelle carte de crédit. Grise, avec les sigles et les logos habituels. Un numéro, que des courriels indésirables viendront me demander de révéler en répondant à de faux questionnaires. La nouvelles date d’échéance et là, 12/19. Décembre 2019. L’alignement se poursuit, les années s’accumulent, s’additionnent, ou peut-être se soustraient-elles ? Une suite, qu’on enfile, un dévidement. Ça m’a fait plaisir de la recevoir. Je ne sais pas pourquoi, en définitive. Ça ne devrait pas. Le mot crédit n’est pas écrit sur cette petite carte qu’on emploie au quotidien, qui nous aide et nous contraint. La banque m’a envoyé de l’espace, donné du temps, fait des promesses. Ce petit pincement de contentement ne dit pas autre chose. Il me fait être dans l’erreur. Rien n’est dû, rien n’est promis. Une santé éclatante reste un état précaire. La carte de crédit ne sourit pas, même si je l’ai vu sourire. Crédit est un mot vivant, donnant donnant, altruiste et réducteur. Gare. Méfiance, crédit dans le temps, envers de la défiance. Des chiffres et des chiffres, un comptage puis un décompte, des informations déterminantes et insignifiantes dans le grand data du monde. Carte de crédit, de main à main, des jours et des jours, du lendemain. Une petite merveille de technologie, quadrature, qui nous donne de la puissance et sur laquelle il n’est pas noté, non plus, que nous sommes de passage. Avec elle irais-je lire en enfer, plonger dans la mer ou battre ma coulpe dans les affaires. La petite bague d’or des chansons d’enfance, je m’étonne encore de ne jamais l’avoir retrouvée.

(21 novembre 2016)

 

18 décembre 2016

Je ne sais plus où je suis. Ici en ville, devant ces écrans d’hiver. Là au-dessus du lac d’humidité, dans un hôtel qui me regarde pédaler. Etriqué sur le net en prenant connaissance de ces messages répétés à propos d’un geste sportif, une superbe passe transversale qui fait l’admiration. On ne sait plus que faire de l’admiration, ni de l’efficience ou de la banalité. Brouillard, à peine levé, la vie est une fin d’après-midi qu’un pâle soleil vient réveiller. Nous parlons d’Alep et nous fermons les yeux. La première cause de détresse des vivants préservés est la violence assénée tout autour du monde qui traverse la chair de l’histoire et vient se planter dans le cœur de la conscience, soldée et affranchie, en chute libre vers Dieu sait quoi. Le froid transperce quelques âmes.

J’ai radoté intérieurement une ancienne musique de Genesis, sortie douze ans après les Aristochats, pour lesquels Phil Collins n’a pas composé. Il allait le faire plus tard pour la même maison. Avec cette chanson qui reprend le diminutif de mère sur un rythme préfabriqué, une boîte dit-on, des claviers progressifs et une voix qui pleure. A l’époque déjà, cette chanson me prenait de cours. Il y avait ce mot, une demande insistante, un cri intérieur. Puis l’on ne savait plus où se trouvait le chanteur en nous.

L’amour, était-ce ainsi ? La chanson parlerait d’un rendez-vous avec une prostituée. C’est ce que je lis aujourd’hui dans de petits mots laissés sur les tables électroniques. Il l’aurait confirmé. Ne ressens-tu pas ma peine ? A cette femme indéfinie, quelle question, qui fut certes d’actualité mais n’apporte plus rien à un débat perdu dans les dédales d’une fin d’après-midi. Il y aurait beaucoup à dire. Ne peux-tu ? Puis un verbe, un contrat. S’adresser à elle quand on s’adresse à soi. La maturité est un silence revivifié, un lac de vitalité apaisée qui tend ses bras absents vers la montagne. On connaît le chaud, on connaît le froid, mais leurs humeurs, leurs effets et leurs destinées, on ne les connaît pas. Le titre de la récalcitrante chanson qui m’aimait c’était et c’est encore « Mama ».

(18 décembre 2016)

 

24 décembre 2016

Traité d’inexistence (valant compte-rendu d’existence)

C’est vrai ça, je n’existe pas. C’était vrai au passé, ce le sera dans le futur. Au présent, c’est un peu moins clair. Certains signes ou phénomènes, dont la concrétude m’empêche parfois de dormir, me font penser que, peut-être, je suis en train d’exister. Et l’un de mes auteurs potentiellement favoris, si je devais prendre la peine de le lire plus attentivement, a, fort à propos, émis l’idée, valable pour tous, que j’existe du fait que je pense, parce que l’inverse vaut aussi et vaut pour tous, en cas d’existence. Il est beaucoup commenté le philosophe du cogito que tout le monde autant que personne ne connaît. Son œuvre parle pour lui, et d’autres le font aussi. Il est possible de s’y retrouver. Sa pertinente observation, riche de sens, est auditivement connue du plus grand nombre mais cognitivement laissée à la préhension intellectuelle de quelques-uns. Nous avançons. Oui, l’existence semble impliquer que nous sommes en mouvement vers l’avant. Mais ce n’est peut-être qu’une impression. Pour aller à l’essentiel il faut passer par la case existence, satisfaire à cette condition. En définitive nous ne faisons que cela, existants ou non-existants, nous satisfaisons à des conditions d’existence ou de non-existence. “J’aimerais faire plus”, il m’arrive de dire cela. Il m’arrive de l’entendre aussi, c’est peut-être pour ça que je le dis. Et, faire plus, on ne le peut pas, sinon par un surplus d’existence auquel nous n’arrivons pas.

Un autre existant me conseillerait-t-il d’écrire “auquel nous ne parvenons pas” que j’accepterais le conseil. Mais le chemin et l’effort ne sont-ils pas les mêmes, entre arriver et parvenir? À un but, un état, une sure existence qui se trouve être inatteignable. Nous n’y sommes pas et c’est bien là le problème de l’éternité qui se fait attendre et désirée. Là tout de suite, impérieusement, absolument, l’éternité. Ça ne se fait pas. Ça n’existe pas. À vrai dire, soyons sérieux et sincère, devenons authentiques, nous ne la désirons pas tant que ça cette infinitude existentielle. Nous serait-elle accessible que nous la mettrions de côté, nous la garderions pour plus tard. En cas d’utilité voire de nécessité. A ce stade d’existence, en ce lieu de l’étant, nous préférons en rester là pour aller de l’avant. Demain est un autre jour.

C’est du sérieux cette question-là et ça l’est d’autant qu’elle ne va pas de soi et ne vaut pas non plus exclusivement pour soi. C’est vrai pour l’autre qui n’y est pas ou n’y est plus tout à fait. Regarde, tu n’es pas là, tu n’y es plus du tout. L’autre se fait absent ou me rend absent en sa présence d’où la difficulté de nos conditions d’existence. La fourmi de 18 mètres que chantait Juliette Gréco, un extrait de poème de Robert Desnos, qui à la fin de son existence connu le pire, ces quelques notes d’enfance et de Cosma, une fourmi de 18 mètres portant un chapeau sur la tête” ça n’existe pas” martelait dans nos têtes l’égérie de Saint-Germain des Prés, où nous n’irons plus jamais,en tous les cas pas de cette façon-là. Et Bécaud a enchainé dans les années soixante.

Il a, chanteur, popularisé l’inexistence en désignant la solitude qui ne saurait être coupable d’excès de présence dans le réel, car c’est bien ça l’existence, ces idées de réalité et de présence, mais c’est peut-être plus encore. “Va voir là-bas si j’y suis” entendait-on dans mon pays d’enfance. Le défi était refusé et l’on ne s’attardait pas. Tout le monde s’en allait donc plus personne ne restait. Plus personne n’était. Cet instant et cet endroit où tu n’es pas. Un vide de présence et d’existence et pourtant, si tu n’es pas là, c’est que tu existes sans quoi ton absence ne pourrait être. Elle est pourtant flagrante. Elle ne l’est plus quand personne n’est là pour l’observer. Ces lieux qui ne nous voient pas naître et qui restent disponibles pour d’autres naissances ou passages et apparitions, transfuges et ostentations. Ce type de phénomènes qu’impliquent la possibilité d’existence et sa furtive réalité. Il faut saisir. Il faut suivre ce qui avance et surgit du néant infini de l’être.

Ces deux-là, cette veille de Noël dans les rues de Genève. Lui en trottinette, elle à bicyclette. Ils s’essoufflent. Ils s’arrêtent. Je suis Brel à Orly et les regarde. “Soit on se suit soit on se perd”, lui dit-il avec une énergique amabilité dans la froidure du soir. Ils s’expliquent, sourient, elle fait un pas vers lui, avec son vélo et l’embrasse, le quitte, me dépasse. J’étais là. Mais pour eux je n’existais pas. Un jour peut-être. Tant qu’il y a l’être insondable et le pouvoir insondé. Passer juste à côté de l’instant et s’en aller, c’est ce qui nous arrive en continuité. Nous ne cessons de n’être que partiellement là et avec qui nous sommes. Et les autres font pareille. Je songe à ce qui était, j’en viens à songer et je me retire en moi-même, un susbstitut du sommeil, un substrat de concentration pour être en phase avec la puissante non-évidence du réel.

J’ai essayé. Aujourd’hui même, j’ai essayé dans la tranquillité de cette veille et l’intranquillité des souvenirs de veille. Je sais de quoi je parle. Tous les chercheurs d’anciennes présences savent de quoi ils parlent. L’hypnose et la spiritualité viennent en aide, mais les absents ont leur raison que le cœur ne connaît que trop. En filigrane, je me demande, comment on arrive à ne pas douter et comment le doute vient à se poser sur une tombe qui l’aura marqué. Il faut se défaire des marques de l’absence en tenant compte de sa propre précarité. Instaurer un dialogue au sein du monde pour le faire exister et accepter de n’avoir pas toujours existé dans les avenirs fuyants de l’univers. Celui-là même qui a manqué son train, s’en vient frapper aux portes des abonnés absents. Ce père Noël qui a lu les existentalistes et que l’on a fait disparaître, que Gréco n’a pas chanté, qui a vainement cherché à nous simplifier l’existence. C’est raté. Il s’en est allé rejoindre le bataillon des disparus qui probablement ont refusé de croire en lui dans cette situtation d’inexistence durable. Mais durable seulement. Demain, je prendrai la peine de parler intérieurement à Hamlet en lui disant de ne pas se prendre la tête. Je trouverai bien mes mots ou les siens, j’essayerai son langage et reviendrai au mien. Je serai attentif à lui. Etre attentif pourrait constituer une voie suprême par instant, par petits bouts, d’existence à contre courant du néant.

Genève, veille et avant veille de Noël 2016

 

Note 1

Selon lui, on ne peut pas rêver mieux que le terrain de football “comme espace théâtral”. “Nonante mille personnes dans un stade, avec une dramaturgie dont personne ne connaît l’issue, qui participent à une aventure collective, c’est unique.” Jean Ziegler nous parle de football (Le Matin Dimanche, 19 mars 2017, p. 45). Depuis 40 ans, il est présent dans la cité, personnage autant que personnalité. Pas lu, entendu souvent . Il ne me paraît plus tout à fait juste de dire – et j’ai passé des heures et des heures à regarder ce théâtre – qu’il s’agit d’une dramaturgie dont personne ne connaît la suite. Dans ce cas là, celui du match de football, c’est couru d’avance car tout est possible. Zéro ou un. Ni l’un ni l’autre. Renversement de situations, précaires ou confortables. Coups de pied, du hasard, de puissance, d’absurde et de fatalité. Dans ce sens-ci ou dans ce sens là. Puis un coup de sifflet, que l’on dit final, et c’est joué.

Je m’y intéresserai encore, regarderai, lirai les commentaires et les résultats. J’y ai beaucoup appris, principes, jeux, schémas, géométrie. Je, eux, nous, ils. Mais le sort incertain a perdu de sa magie, causale ou naissante. Cette complexité là n’est que numérique. Dans l’acception classique, ayant trait aux chiffres, aux trajectoires, aux déviations, qu’elles soient voulues et subtiles ou involontaires et maladroites. Une faute de main dans les seize mètres n’abolira plus en moi le hasard, ni ne le rendra commensurable. C’est l’enfant qui parle.

17 mars 2017 (envoyé de mon iPhone)

 

Dont nous serions

Il aura créé. Ne dites pas qu’il fut créatif et moins encore que je sais ce que j’écris. Silence et capacité de ne pas exister pour être, au mieux, plus proche encore de la scène en matière de création. Je fuis ce que j’écris sans parvenir à me rapprocher de ce qu’il a peint. C’est sans malaise. Dans la vie, à l’essentiel et par à coup, des images perçues, revues, des revues justement qui me le rendent bien et moi qui fait semblant de m’y intéresser. Un élément important dans la construction d’une vie qui se défait. Des rues, je vois des rues, avec une puissance, celle qui m’était réservée, et d’autres auxquelles ,par tous les mystères de la relation, j’avais accès. Assis, pour lire. Une table. Quelqu’un sera passé. D’autre part, je ne crois pas m’être avancé.

Une ville, derrière un plan d’eau. En Hollande. Contemporain assez exact de Baruch Spinoza. Des images en pleine lumières de l’intérieur de l’être et des choses et du réel. L’instant d’après c’est toujours et ce toujours se refuse à ceux qui sont nous, aspirants de nos lendemains. Il ne m’aurait pas laissé parler, ni écrire. Dans son ordinaire. Une femme, une perle, un regard, un ruban, les couleurs de l’assaillant, qui est soi.

Il a fait très juste et beaucoup d’enfants ai-je lu à l’instant. Il n’a pas quitté son atelier, a filmé, a filmé, en peintre du 17ème. En peintre, en homme que l’inconnaissable craint pour l’avoir vu s’interroger, aussi sciemment, pictural, étranger en son âme habitée, couleurs traversées jusqu’à nous, je tourne les pages de la revue. Le personnage, son activité, sa force, ma mentalité qui l’observe. Seules trente-six œuvres ont été identifiées, c’était ainsi. Aurais-je souhaité, l’étreindre, le manger, me cannibaliser, l’aider, le financer, le dépasser, m’absenter, le posséder, m’abstraire, Vermeer.

Un grand écrivain décrit par plus grand encore, à force de l’être, est mort devant l’une de ses œuvres exposée. Il a fait un malaise. Les pages tournées une à une, absorber les secondes et les faire s’évaporer, arc-en-ciel d’impossible éternité, science absolue du présent. Vue de Delft. Supplice de la dentelière trop regardée. Personne ne rit dans ces avenirs touchés par d’insaisissables divinités dont nous serions une radicalité.

Autres mots, autres gènes, peines qui se désagrègent et Vermeer revenu poser mon chevalet devant chaque instant de possible espérance qui irait de pair, en perspective, avec le tout-venu des réalités.

Février/20 mars 2017

 

Genesis, Mama, encore

J’ai réécouté, « Mama », cette chanson en morceau qui convient tout à fait et ne me va pas du tout. Demander si l’autre ne ressent pas mon cœur quand l’autre est cet autre féminin. Source des envies sensualisables. En anglais. Ne peux-tu ? Avoir imploré n’est pas un bon souvenir, et répéter de façon saccadée, avec les régulateurs de musique, ce qu’il pouvait en être de l’amour et du désir, absolument et répétitivement. Une boîte à rythme, comme une vie sexuelle, avec les sons et le silence perdus dans les ombres de la scène secrète et filmée. La vidéo était très officielle comme les mariés. Je ne cherche plus la petite bague d’or, celle de l’enfance, celle de l’adolescence, puis des grands vides jusqu’au futur. Puit.

L’espoir était un cœur battant. Je n’osais m’en approcher. C’était un interrogatoire, sur un mode majeur. Il fallait lancer le corps en avant et ne plus hésiter. Réentendu, mon cœur tomber, pourfendre son avenir, oser la solitude et s’en émerveiller. D’une façon très hachée, en expirant, comme pour imposer à l’autre qui n’est pas là, la force, l’expiation de l’amour, en mode violence faite à soi, très lentement, au contraire. Au contraire de ha ha, ha. Assénée à son avenir défini qui se fatigue à l’envie.

 

Encore Genesis, Mama

Tu iras, comme la colère de Dieu dans les requiem, faire taire les regards et croupir les guitares, seules exhibant leurs silhouettes. Tout cela n’était que dévotion. Croyance en soi. Il fallait être fier mais l’autre ne le fut pas, de ce soi qui, dans le rien, ne se refuse rien. Ce n’est peut-être pas la fin bien que ce le fut progressivement, alors, peu à peu à chaque instant, « Mama » venait se faire entendre par moi qui écoutais.

20 et 21 mars 2017

 

Il tenait une crosse

La réalité est une porte ouverte que referment les vérités et que le droit de réplique enfonce d’un coup d’épaule. Celle des amis et non des agneaux. Les uns et les autres n’ont pas suivi ma route et je ne les retrouve plus. Ces images pieuses que creuse ma mémoire d’enfance troublée. Un agneau ailé qui n’a pas pris la peine de fuir ni de franchir la porte. Il joue en courant après les vérités en sorte de persister dans l’image que je me fais de lui avec qui le portait pour signifier quelque chose dont il faudra bien de se souvenir avant la dissipation des sublimes soirs de transgression. Pour ne plus dire de vérités. Surtout pas, seul surtout. Gambadant entre les nuages je n’ai pas vu le passé revenir puis s’en aller et je ne sais plus qui je suis ni même quel agneau représenter. C’était un rêve d’enfance, la mienne et les mythes d’autrui qui me rendaient savant de tous les détours.

 

Il m’a surpris ce ciel perlé de rose qu’elle disait être de vacances au fond d’un pays tranquille qui ne le sera plus et d’une contrée ravie adossée à ses cimetières de jour et de nuit, de neige épaisse vive sous les réverbères et les cris des lugeurs qui n’ont pas réfléchi. Au matin, je n’étais plus ensommeillé par l’hiver. Sur l’autre flanc de la montagne qui me fit naître je voyais des ivresses s’enfouir dans les ombres d’un présent qui n’a jamais vacillé. Quelqu’un te regarde ? Tout semble si facile d’accès et les portes s’envolent. En parlant ainsi avec des mots d’enfants, je cherche à faire la preuve de ma maturité. Elle traverse nue les enfers, ma force d’aujourd’hui. Vendredi soir, 24 mars 2017

Commentaires (0)

Cette histoire ne comporte aucun commentaire.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire