Créé le: 31.08.2022
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La moisson de la colère

Fantastique, Fiction, Nouvelle

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© 2022-2024 Kurt Fidlers

Là où la colère réside, les moissons ne peuvent être qu'amères.
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Jusqu’à l’âge de douze ans, je menais une vie insouciante, naïf, j’étais un rêveur invétéré.

Probablement que mes lectures des pulps d’Amazing Stories et Weird Tales contribuèrent à façonner l’idée que je me faisais du monde, celui où il y avait invariablement des héros, des méchants, et une lutte qui s’achevait par la victoire écrasante du bien. La réalité était cependant toute autre.

Ce que l’existence m’apprit prématurément, c’est qu’elle avait une fâcheuse tendance à accomplir son œuvre, qu’elle n’était que le miroir de nos fantasmes, aussi sordides fussent-ils. Cet été de 1955 m’a montré le côté obscur de la vie que mes magazines n’auraient pu dépeindre avec autant de réalisme.

Tout le monde connaissait la ferme des Brady dans les environs, et particulièrement le patriarche, Curtis. Il était propriétaire de centaines d’hectares sur lesquels reposait une ferme délabrée, où la terre, autrefois arable, n’était plus qu’un océan stérile, parsemé de pieds de maïs prostrés, pourrissant jusqu’aux racines.

Des années fastes que connurent les Brady, et de la notoriété de leurs cultures céréalières couleur or se dressant sous le soleil de l’Alabama, il ne subsistait qu’un lointain souvenir.

A la mort de sa femme, Curtis se mit à boire, délaissant ses champs puis, sa fille, Jenny. Et malgré les excuses qu’on lui trouvait à Elmore, moi je savais que les germes de la colère le rongeaient depuis bien plus longtemps. Un fait que je tenais de mon amie.

Avec elle, nous allions tous les jours sur le chemin de l’école. Nous étions d’inséparables frères et sœurs, n’hésitant pas à passer à tabac les frères Jamieson lorsqu’ils me traitaient de négro.

J’aimais Jenny pour ça et pour bien d’autres raisons.

Pour fuir la rage de son père – plus effrayante que les frères Jamieson – Jenny venait souvent dans ma chambre à la nuit tombée, se blottir contre mon flanc, sanglotant de son corps meurtri avant de s’endormir.

Secrètement, je l’aimais pour ça au même titre que je me détestais de me réjouir de son sort qui l’amenait contre moi. Elle parlait peu de ce qu’elle vivait, le sentiment de honte étant probablement plus fort que le supplice lui-même.

Cette année-là, l’été fût particulièrement chaud. Tout était moite de transpiration, jusqu’à l’attitude des gens.

J’avais cessé de compter les nuits de réconfort qu’était venue chercher Jenny.

Ce fût aussi le temps où son père lui intima l’ordre de ne plus fréquenter une famille de négros, son Seigneur – le même que le mien d’ailleurs – estimait que notre relation était contraire à Sa volonté.

A sa voix, se joignit une rumeur qui enfla jusqu’à Montgomery, chef-lieu du comté. De vieilles rancœurs, que le temps n’avait réussi à enterrer, ressurgirent.

Quelque chose grondait à Elmore. Je le sentais sous mes pieds, au plus profond de moi : les racines de la colère s’insinuaient, sous les terres, ravageaient et saccageaient le cœur des gens. Curtis n’y échappa pas.

Dans le sillon de cette rumeur, nous fûmes, ma famille et moi, sujets à d’occasionnelles persécutions où l’on tentait de nous déloger des terres que nos aïeuls acquirent au prix de leur sang. L’arme au poing, mon père faisait déguerpir les « encagoulés » dont Curtis Brady faisait, sans aucun doute, partie.

Puis, progressivement, les agressions cessèrent.

C’est aussi à ce moment-là que des bancs de l’école, il ne subsista de Jenny qu’une place vide. Une semaine s’écoula.

Son absence m’inquiéta.

Rongé par un sentiment étrange, je me rendis à la tombée d’un jour chez les Brady.

Sur mes gardes, j’y trouvais une plaine déserte, abandonnée des corbeaux.

Subrepticement, je fis le tour de la masure baignée par un silence sépulcral. Elle était là, sous le porche, assise dans un rocking-chair, son regard noyé sur l’horizon. Ma présence ne déclencha aucune réaction.

Inquiet par son apparence – yeux cernés, cheveux ébouriffés, vêtements déchirés – je l’interrogeais, et me heurtais à un mur de silence. Ce n’était plus ma Jenny que j’avais en face de moi.

Soudain, une voix plaintive surgit des profondeurs de la terre.

Cherchant d’où provenait l’appel, je découvris avec effroi Curtis Brady au fonds du puits. Interrogeant mon amie sur les circonstances de cet accident, elle m’adressa un sourire triste, mais dans son regard, je lu avec effroi ce qui s’était produit.

Jamais je n’oublierais ce qu’elle me dit alors :

— Ça fait longtemps qu’il est mort, Henry, tu ne peux rien pour lui.

Troublé, je refusais d’admettre l’horreur qu’elle avait déclenché.

Cette nuit-là, son père serait mort et irait ensemencer de sa colère ses champs stériles.

Les yeux de Jenny m’apprirent que le monde n’était pas façonné comme mes lectures. Il était cruel, froid, et pouvait convertir les cœurs les plus purs, même celui de mon amie.

Je partis, secoué.

 

L’été suivant, les champs de la ferme de Jenny furent parsemés de majestueux épis de maïs d’un noir de jais, immangeables.

Nos racines – notre secret – sont enfouies en nous, elles ensemencent une terre que la colère a permis de moissonner.

 

FIN

Commentaires (2)

Kurt Fidlers
04.10.2020

Merci Anklade pour ce commentaire génial. Ravi que ça vous ai plu.

Anklade
04.10.2020

Très prenant, très bien écrit. J'ai aimé lire cette histoire dans laquelle les caractères des personnages apparaissent clairement, sans fard.

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