Créé le: 26.11.2017
2995 0 0
La marche du monde

Nouvelle

a a a

© 2017-2024 André Birse

Lecture dominicale, réminiscence, écriture.
Reprendre la lecture

 

 

La marche du monde

 

 

 

Nous sommes à Neuchâtel, en 1980, à une année près. Je déambule dans l’appartement d’un homme qui s’est suicidé quelques jours auparavant. Son collègue de vieille date, longiligne comme lui, enjambe les cartons et poursuit leur dialogue amical et désenchanté. Une rude limpidité. D’un ton sévère, distant et chaleureux à la fois, il continue l’énoncé et la répétition de ses remontrances, parle à celui qui s’est tué. “Tu vois, je te l’avais dit B., tu souhaitais partir et maintenant c’est nous qui débarrassons”. S’adressant à moi “Il en avait tellement marre qu’il est mort vingt fois”.

 

Je n’éprouvais pas de tristesse. Sa mort n’en était pas une, juste une absence consentie. Son personnage vivant avait demeuré dans cet appartement bientôt vide. Nouveau et jeune collègue, je donnais un coup de main pour le débarras.

 

C’est à lui que je pensais. Ses doigts maigres de fumeur, sa voix rauque et fatiguée, son talent de dessinateur. Crayon, cigarettes, juste avant que ne vienne l’ordinateur. Sa solitude sans fin et sa tristesse sans fond. Plus que cela, mieux encore. Il en aurait ri. Il est parti. Trop plein et vacuité, alcool et autres sécheresses ou vapeurs. Ne parlons pas d’amour, oublions l’enfance.

 

Dans les cartons prêts pour le ramassage, des livres. Quelques signes d’intérêt pour la marche du monde. Un bouquin rouge, une compilation d’éditoriaux ou d’articles. Ce devait être « L’Express”, les papiers de Raymond Aron ou ceux de quelques plumes célèbres. Je le saisi. “Prends-le” me dit mon collègue. “Prends-en d’autres”. Je regarde, réticent. Cet univers ne m’appartient pas. On ne s’approprie pas le silence. Mais cette compilation éditoriale, je l’ai emmenée.

 

Le rouge vif, le nom du magazine, les promesses du contenu. Jamais lu. Elle a dû rester dans quelque carton de ma propre cave. Il me faudrait la débarrasser ou la lire et l’inclure à ma bibliothèque, mieux, la donner aux puciers pour de futurs échanges dépersonnalisés,  dépourvus de toutes circonstances sensibles impliquant un souvenir, un moment fort, vécu comme s’il ne l’était pas, mais qui l’est resté. On ne sait pourquoi.

 

À chaque fois que j’apprends qu’une nouvelle compilation d’éditoriaux est proposée en librairie, je reviens à ce moment. Ces jours-ci, c’est Claude Imbert du Point, (Le Point, ce dimanche 25 novembre 2017) qui participe aux unes des rubriques culturelles. Un homme lucide, fort d’une belle intransigeance, disparu en 2016. Il y a un an exactement.

 

Les articles que nous lisons chaque semaine et qui d’un coup prennent l’épaisseur d’un quart de siècle. Celui-ci, le précédent, celui d’encore avant. L’après-guerre, la guerre froide, la dissuasion nucléaire, le terrorisme, les noms des présidents élus, déchus, encore vivants. Des considérations sur l’Europe, son histoire, ses dévastations et la construction en cours, son essoufflement, son étouffement. La jeunesse et les nouveaux départs. L’Europe, de De Gaulle au Brexit.

 

Je m’étais étonné sur l’instant que B. dans son désespoir se fût intéressé à la marche du monde. Ce livre était pourtant là et la curiosité de B. s’attardait dans ce qui avait été son appartement, faisait craquer le plancher avant de s’en aller. Il a peut-être voulu rattraper, par l’intérêt porté à cette compilation, les articles qu’il n’avait pu lire chaque semaine, par fatigue, paresse ou ivresse. Ce livre était un signe de vie, certes passée, écoulée, anéantie, mais une dynamique d’intérêt pour la lecture de textes qui retracent ce qui a  pu être dit de la vie politique et sociale.  L’économie, la culture. Actualités posthumes.

 

Lui, seul, oublié, disparu, totalement défait tout au long de sa vie. Nous avions parlé à quelques reprises. Peu et de pas grand-chose. Son état de défaillance m’effrayait ainsi que l’irréductibilité de sa désespérance. Mais il était là et n’en voulait pas à l’autre de l’être aussi. Et ce vide n’appartenait qu’à lui. Des causes dont on ne cause pas. Un malheur auquel il ne souhaitait plus être sensible.

 

B. le dessinateur a planché sur son destin. Il n’a pas voulu refaire l’exercice, ni l’améliorer. Personne n’a dit de lui, il y a trente-sept ans, qu’il a laissé un vide. Et pourtant, si cet instant de débarras, la couleur de ce livre et l’idée de sa planche me reviennent, c’est bien que ce vide d’homme à homme, de quart de siècle en quart de siècle, ne laisse personne indisponible.

 

Je voulais écrire indifférent, bien sûr, mais indifférent n’a plus de sens sur de tels océans de solitudes. Superficies et profondeurs dans l’illustration desquelles B. excellait sur sa planche. “C’était le meilleur”. Il aurait pu. Qui voudra prendre la peine de devenir indifférent ?

 

C’est bien de disponibilité qu’il s’agit, pour, vivant, créer un vide, donner de la place, sans céder, sans laisser, faire de la place, s’inspirer longtemps dans ces craquements du monde, un livre sous le bras, de ce que B. aurait aimé lire.

 

Genève, le 25 novembre 2017

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Commentaires (0)

Cette histoire ne comporte aucun commentaire.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire