Créé le: 13.09.2021
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La Grande Faucheuse

Correspondance

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© 2021-2024 Julie

© 2021-2024 Julie

Je t’adresse cette lettre. A toi, cette finitude que l’humanité partage et dont tu es responsable. Ce néant qui nous angoisse au premier abandon. Ce dernier voyage vers l’inconnu qui nous terrorise.
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Chère angoisse de nos existences.

 

Toi qui retournes le sablier de nos vies dès que nos premiers cris retentissent dans les souffrances de ce nouveau monde. Toi qui observes chaque grain s’écouler dans les battements assourdissants de nos cœurs solitaires. Toi qui inscris dans nos êtres encore innocents le moment de notre prochaine rencontre.

 

Au fond de mon lit, tu me terrorisais de peur d’être un jour oubliée. Au fond de mon corps, tu distillais en moi l’inquiétude ne plus exister.

Pour ne pas penser à toi, j’avançais. J’avançais toujours plus vite, courant presque, bâtissant entre toi et moi un mur de certitudes que jamais tu ne me rattraperais. Ma vie n’était qu’une fuite en avant, une volonté tenace d’extraire ce que tu avais mis en moi et qui, un jour, m’empêcherait d’être. J’ai nié ta présence en moi et ton existence en ce monde. J’aurais voulu que tu ne sois qu’un concept vertigineux du néant, un noir mensonge destiné à nous repentir.

 

Débordant d’insouciance, j’égrenais chaque minute de ma vie comme les perles d’un chapelet sans fin, ignorant que chacune d’elles était un pas de plus vers toi. Toi, la reine de nos existences. La destination tant redoutée de tous les chemins. Toi, offrant ton ultime leçon d’humilité avant d’emporter notre dernier souffle pour un long voyage solitaire.

 

Je laissais mon ego diriger ma vie, me placer au centre de mon univers, promettant l’illusion de ma propre immortalité que j’avalais avidement. Sans réfléchir, je prenais docilement le chemin dégagé que l’on traçait devant moi, aveuglée par tant de clarté, donnant à chacun ce qu’il attendait de moi.

Je détournais mon attention de toi, de peur que la moindre pensée ouvre la boîte de Pandore et libère tous mes démons. L’espérance que jamais nos chemins ne se croiseraient.

 

Durant mes nombreux voyages, je m’imaginais m’élever au-delà de la finalité que tu m’imposais, devenir enfin quelqu’un, ignorant ta présence dans mes bagages. Ignorant que tu faisais partie intégrante de ma vie. Ignorant tes rappels à l’ordre.

Je pensais que j’aurais le temps de voir apparaître ton ombre en filigrane se dessiner autour de moi.

 

Mais un beau jour, aux premières lueurs du printemps, tu m’attendais. Impassible.

Devant moi, tu t’annonçais au travers d’un vieil homme instruit de sciences. L’air sérieux, le visage grave et les mots durs sur des lèvres habituées tant de fois à délivrer le même message. Dans un profond silence, tu revenais frapper à la porte de mon existence. Beaucoup trop tôt.

 

Perfide, tu t’étais sournoisement installée en moi, année après année. Tu avais souillé mon corps. Transformé mes cellules pour leur offrir l’illusion de cette immortalité qu’elles désiraient tant. Engagée une guerre biologique au sein de mon propre corps. La forme du crabe que tu prenais s’installait désormais sur mon visage.

 

Cancer. Ce seul mot avait suffi à ce que tu envahisses ma tête comme tu envahissais maintenant mon corps. Chaque parcelle qui me constituait s’est alors rappelé avec violence la nature éphémère de son existence. Tout comme la mienne. Ce tiroir dans lequel je t’avais enfermée et que j’avais scellé avec tant de soin s’ouvrait furieusement comme un diable sortant de sa boîte et déversant en moi l’énorme trou béant de ma propre finitude.

 

La peur me gagnait. Je sentais tes doigts noueux saisir sauvagement mon poignet, ta paume glacée contre ma peau encore chaude. Tu m’avais retrouvée et tu réclamais désormais l’attention que je t’avais jadis refusée. Je suffoquais tant je voyais en moi la proie que tu attirais chaque minute un peu plus vers l’obscurité de ton antre fétide. L’épouvantable perspective de notre destination finale pétrifiait mon corps tandis que je l’observais chaque jour m’appartenir un peu moins.

 

Les projets de mon ego avaient soudain volé en éclats. Ce beau chemin doré s’étalait encore devant mes yeux, étincelant comme au premier jour. Mais sans moi. J’étais tombée dans le ravin qui le bordait. J’avais trébuché sur l’un des beaux pavés, trop insouciante, trop éblouie par ce doux sentier pour ne pas voir les précipices qui menaçaient de chaque côté.

Mon ego hurlait dans mon esprit. Vociférant de toutes ses forces, il voulait que je reprenne cette route qui me faisait briller aux yeux des autres. Mais je n’avais plus la force de me conformer aux étiquettes de ce chemin tant convoité.

 

Alors, souffrant sous les coups de mon ego mal placé, rejetée d’une société aux normes étriquées, violentée par cette insouciance à jamais perdue, je m’allongeais au fond du ravin, observant ce ciel orageux s’abattre sur moi, attendant presque tu viennes me chercher. Les jours passaient sans que la pluie ne cesse de tomber. Transie de froid, je finis par me redresser pour apercevoir les champs en friche qui m’entouraient, perdus dans une brume incertaine.

 

J’errais seule dans ce paysage sauvage, abandonnant celle que j’avais été sous cette averse impitoyable. Mes pas se faisaient lourds, hésitants, ralentis dans le marécage de ces terres inexploitées. Longtemps, j’ai trébuché sur les obstacles invisibles de mon esprit, rabaissée par mon ego tant affligé de se sentir ignoré. A chaque pas, je craignais sentir ta main osseuse m’empoigner et m’emporter avec toi.  Qu’il est exténuant de s’émanciper de ce chemin doré à la recherche d’un soi oublié. Qu’il est douloureux de te regarder en face et d’accepter qu’à chaque instant peut se dérouler notre funeste duel.

 

Puis un jour, je me suis retournée. Il n’y avait plus de trace du chemin doré. Seulement mes pas profondément ancrés qui se déployaient derrière moi. Mon chemin. Devant moi, j’observais ces immenses étendues inexplorées à perte de vue. Certes, cette voie serait plus laborieuse que l’ordinaire chemin doré, mais je pourrais l’orienter au gré de mes désirs.

 

Levant les yeux au ciel, j’aperçu un premier rayon de soleil percer les nuages encore imposants. Sa chaleur caressa mon épaule comme la main d’un compagnon de route. Une douce sensation que je ressentais pour la première fois. N’existait-il pas cette chaude lueur au-dessus du chemin doré ? Ou était-on trop obnubilé par notre propre avancée pour prendre le temps de l’apercevoir ?

 

Le regard à l’horizon, je contemplais le brouillard s’évaporer à mesure que le paysage défilait. La végétation se densifiait, les arbres semblaient plus robustes. Le sol sous mes pieds devenait agréablement ferme. Mes pas gagnaient en assurance tout comme mon être en confiance. J’apprenais à faire de moi-même mon nouveau guide pour ce sentier sans direction.

 

Parfois, mon esprit s’égarait sur les souvenirs de ce beau chemin doré. Alors, la peur de te voir face à moi dans un avenir si proche me reprenait. Dans ces moments de doute, tu glissais ta main sous ma tête pour me faire lever les yeux. Des milliers de tournesols s’étendaient à perte de vue, éclairant le monde de leur lueur dorée. Des roses enivrantes déversaient leurs arômes fleuris sur mes sens enchantés. Des oiseaux au loin entonnaient leur douce mélodie dont les notes cristallines résonnaient en moi. Tant de belles choses que je découvrais loin de cette aveuglante vie passée. Tant de belles choses que j’ai failli ne jamais rencontrer.

 

Toi la Mort. Tu as volé mon insouciance, volé ma normalité en ce monde. Tu m’as arraché mes projets comme on enlève un enfant à sa mère. Tu as piétiné la femme que j’étais sans même un regard. Tu as mis en moi cette peur inextinguible qu’un jour je devrais partir avec toi.

Et pourtant.

Pourtant, tu m’as prise dans tes bras, tu m’as enveloppée de ta vérité avec bienveillance. Tu m’as rappelé toute la beauté éphémère dont mon être est profondément nourri. Chaque lueur du jour, chaque parfum qui m’entoure, chaque note qui vibre en moi, chaque douceur sous mes doigts. Tu m’as rappelé la douce présence d’un ami, un monde d’amour infini, l’impact considérable de nos vies.

 

Alors belle ennemie, grande faucheuse, angoisse de nos âmes, malgré la souffrance que tu me fais traverser, merci de m’offrir désormais la conscience de mon existence.

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