Créé le: 30.09.2017
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La disparition

Fiction, Histoire de famille

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© 2017-2024 Mouche

Modeste hommage à George Perec, Bébé ayant disparu, le b et le é ont également disparu de mon texte... Quant au reste, à vous de le découvrir !
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La disparition – 1

Entre les platanes flânent chalands et passants nonchalants. Produits des quatre saisons, fromages et saucissons, disques et films d’occasion,numismatique, olives et amuse-gueules, poulets rôtis, vêtements en vrac ou sur cintres : la Plaine s’offre à tous les goûts.

 

L’air hagard, une très jeune femme s’appuie sur une poussette neuve. Son aspect n’est guère reluisant ; vêtue à l’as de pique d’un sweat-shirt orange sur une vieille jupe à carreaux vert pomme, les joues creuses et les yeux atones, son crâne sonne le tam-tam : hier soir, ses copines ont voulu fêter son nouveau statut. Elle-même ne sait plus trop si elle doit le fêter ou se trancher les veines. Ses nuits n’en sont plus, son homme est à cran, l’ignore ou la houspille… sans compter qu’elle n’a plus, mais plus du tout envie de faire l’amour.

 

Six semaines que cela dure : il faut promener le monstre, après l’avoir nourri moultes fois, vêtu et revêtu, endormi et rendormi… en d’autres termes, au-delà de l’amour qu’il faudrait ressentir pour lui, après l’avoir haï toute la nuit !

 

Le narcissisme de cet être minuscule mais tellement envahissant la sidère. Survivant du quotidien, il se prend pour le dernier des Mohicans ; totalement impuissant, il crie, hurle, vagit au premier danger – ou plutôt au premier signe d’inconfort. Et il me faut satisfaire ses moindres exigences, accourir à ses cris, lui faire guili-guili pour qu’il me fiche enfin la paix !

 

La disparition – 2

Je suis sûrement une mauvaise mère ! Simon, lui, affirme qu’il le reconnaît… Tu parles ! Il « sourit » parce qu’on s’occupe de lui, parce qu’il n’a ni mal ni faim, ni trop froid ni trop chaud. Je n’irai pas jusqu’à le traiter de manipulateur – pas encore ! –, mais il ne tardera pas à comprendre qu’il gagne à nous remercier d’un rictus ou d’un areuh pour que, attendris, nous ses esclaves continuions à son service…

 

Reprenant sa promenade, Ninou s’interroge. Quand, toute guillerette, elle avait averti Simon qu’il allait être papa, il avait ri et l’avait saisie par la taille pour la faire virevolter dans les airs.

– Comment, toi si fine, pourrais-tu cacher une vie en ton sein ?! Sein que tu as fort joli d’ailleurs… surtout le gauche, avait-il dit en le mordillant.

– On verra, il faudra qu’il s’accroche…

 

Et il l’a fait, ce con ! Que trop ! Il a grandi, grandi, distendu mon ventre jusqu’à la quasi-explosion, me contraignant à m’aliter pendant deux mois : moi, si dynamique, mise à terre par un avorton (enfin non, pas vraiment, peut-être aurait-il fallu…) Enfin, je dis ça… Tout de même, ce fut chouette d’être enceinte, gagner l’admiration des copines, peaufiner l’appartement, repeindre les murs, et puis le sentir s’agiter comme un petit poisson dans mon ventre… Mais l’accouchement ! Quelle horreur !

 

La disparition – 3

Et quand Môssieur est enfin sorti de mon corps, je croyais retrouver celui-ci pour moi, pour nous… Naïve ! Ce monstre a envahi notre vie, il prend toute la place et construit jour après jour, pierre à pierre, un mur entre nous… De notre couple ne reste qu’une carcasse vide, proche du gouffre.

 

Une virulente dispute entre une grosse citoyenne rougeaude et un mendiant loqueteux interrompt soudain Ninou dans son morne soliloque.

– Fichez-nous la paix, rentrez chez vous, voleurs !

– Mais Madame, je ne vole pas, je demande juste une petite pièce…

– On dit ça… C’est connu, vous êtes des voleurs d’enfants !

 

Saisie, Ninou s’interroge. Le seraient-ils vraiment ? Ce serait peut-être une solution…

Elle se prend à rêver à leur vie d’avant, les fêtes jusqu’à point d’heure, au Lac ou à Carouge, les cinoches/pop-corn/rhum-coca… Et puis surtout, surtout, elle voudrait retrouver l’amour de son Simon ! Revenir en arrière, tourner la page, qu’aucun monstre ne vienne gâcher leur vie !

 

La disparition – 4

Elle regarde son rejeton qui, pour une fois, dort. Il n’est ni laid ni difforme ni malade : c’est un marmot parfaitement normal. Sauf qu’il me suce goulûment, pompant mon lait et mon sang, mes forces et mon sens de l’humour, et esquintant au passage les nerfs surtendus de son père. Et si elle le donnait à quelqu’un d’autre ? Ou si elle le perdait ? Simon comprendrait-il, serait-il comme elle ravi de cette disparition ? Elle en doute, mais l’envie ne manque pas !

 

Pensive, elle part en direction des jeux. Là fourmillent des gamins de toutes les couleurs et de tous les âges, grimpant, glissant, jouant au foot ou à cache-cache sous la tortue multicolore. Des tout-petits roupillent, de plus grands font leurs premiers pas, d’autres encore patinent dangereusement. Tout autour, les mères et les grand-mères gardent un œil ouvert, attentives au moindre danger. Certaines sourient à cette jeune fille à l’air flagada.

 

– Venez, madame, asseyez-vous. Il fait chaud aujourd’hui, c’est un vrai plaisir !

 

Si elles savaient à quel point elle la rote ! Esquissant un geste de la tête, sans mot dire elle s’installe au frais, heureuse de poser son corps endolori entre deux femmes, dont l’une, une grande noiraude qui avait dû être canon dans sa jeunesse, penche un nez pointu vers son fils pour lui faire des risettes.

 

La disparition – 5

– Il est magnifique ! C’est comment, son petit nom ?

– Hulk !

– Pardon ?! Euh… je veux dire, vraiment ? Excusez-moi…

– Non, non, c’est moi, pardon. C’est juste que… il me pompe ! Et encore, je reste polie.

– Je comprends, cela doit être difficile. Moi je n’ai pas eu la chance d’avoir d’enfants, je viens justement ici pour les admirer… ils m’emplissent de joie !

– Vous en avez de la chance !

 

Grognon, Ninou se cale contre le dossier et sort son matos pour se rouler une cigarette, le regard dans le vide. Sa voisine, ne voulant pas la froisser davantage, se tient coite tout en mangeant du regard le petit ange qui, histoire de faire son malin ou pressentant une nouvelle victime, choisit ce moment pour sortir de son sommeil. Au moins, il ne pleure pas ! Il ouvre ses yeux et ses poings, et tend ses menottes vers le ciel. Ninou refuse de le voir.

 

« Si seulement tout pouvait redevenir comme avant… Juste Simon et moi… »

Justement, son iPhone fait retentir l’Hymne à la joie, qui ne sonne que pour lui. Ninou se lève et fait quelques pas.

 

La disparition – 6

– Oui mon amour, je suis à la Plaine, vers les jeux…

– …

– Mais comment, que se passe-t-il ?

– …

– Oui, je vois. Parlons-en tranquillement, d’accord ?

– …

– Tu me rejoins ? Super !

– …

– Ne t’inquiète pas, ça ira…

 

En attendant son mari, Ninou fume en imaginant la scène d’Un homme et une femme. Elle sourit dans le vide, chantonnant d’une voix nasillarde : « Chamadamada… chamadamada… ». Elle l’imagine courant vers elle sur la plage, la cueillant dans ses… le voilà ! Son grand Simon, son amour ! Il paraît heureux de la voir, l’enveloppe de tout son corps et la serre très fort. C’est lui, enfin ! Tout de suite elle se sent mieux : elle l’aime, son homme, et elle sait qu’il l’aime aussi. Ils se câlinent, se caressent, se respirent; elle tend son visage vers lui et leurs lèvres se joignent : ils se retrouvent, enfin !

 

Après de longues et savoureuses minutes, elle reprend ses esprits, soudain consciente qu’ils sont au milieu d’enfants – même si seules deux gamines les toisent, ricanant et se poussant du coude. Elle rit, lui aussi, et main dans la main ils reviennent vers la poussette de leur fiston.

 

La disparition – 7

Mais elle est vide !

 

– Ninou, où est-il ?!

– Ça alors… Je ne comprends pas…

– Ninou, Ninou… ! Quelle horreur, où est-il ?!

 

Simon s’affole ; il secoue la poussette, soulève la couverture, regarde autour et même au-dessous. De nature optimiste et cherchant à garder son calme, Ninou inspecte les alentours, constate que la grande noiraude a disparu – avec l’enfant, sans aucun doute ! Les mains ouvertes, paumes vers le ciel dans un geste d’impuissance, elle s’exclame :

– Je te le jure, je l’avais avec moi il y a encore deux minutes ! J’ai juste pris ton appel…

– Ooooohhh Ninou……….

 

Simon s’affaisse lentement, comme si sa force vitale le quittait. Ninou reste un moment interdite, puis, quand ce fait inouï s’empare enfin de son cerveau, un cri animal monte du fond de ses tripes :

 

– Aaaaaaaaaaaaaaaaahhhhhhhhhhhhh…

 

La disparition – 8

Hurlement empreint d’une douleur mortelle, de toute sa souffrance, sa colère impuissante, de sa honte aussi. Elle se plie en deux, couvrant des deux mains ce ventre maintenant vide, ses seins inutiles. Puis elle s’effondre sur Simon et ils forment un tas, là sur la Plaine, un tas à peine humain. Les gamines s’enfuient. Simon, conscient de son poids, voudrait la conforter, l’enlacer, mais sa propre peine est trop forte ; seul dans sa frustration, il geint.

Le hurlement de Ninou peu à peu s’estompe, par manque d’air. Des larmes ardentes le remplacent, traçant de profonds sillons sur ses joues. Après un long silence, elle murmure :

– Simon, pardonne-moi…

– …

– J’en avais marre de ce môme, j’ai même voulu le perdre… Pardon !

Simon sursaute sous l’effet de cette piqure.

– Quoi ?! Que dis-tu ?! Tu es folle…

– Oh Simon, pardon ! Oui je suis folle, même folle à lier ! J’ai cru, je pensais que nous serions mieux tout seuls, juste nous deux… sans lui…

– Je ne sais que dire…

– Maintenant… oh, maintenant j’ai tellement mal, tellement honte !

– Ah Ninou, ma Ninou…

 

La disparition – 9

Se redressant avec peine, Simon se met à genoux et enlace sa pauvre femme. Leurs sanglots telles des lames pointues s’enfoncent dans le corps de l’autre. Vaincus par la douleur, ils sont seuls au monde, unis par leur perte. Autour d’eux, la vie suit son cours : les enfants jouent, rient et crient, les mères font mine de ne pas les voir. Seul un petit gars de trois ou quatre ans, tout proche, pouce actif entre les lèvres, les contemple fixement, mais sa maman le rappelle et lui explique qu’il ne faut pas les ennuyer : la fameuse pudeur suisse est parfois utile.

 

Tout à leur effroi, ils ne voient pas se diriger vers eux une grande femme à la chevelure noire, qui serre sur son sein un drôle de paquet sonore. Timidement, elle les frôle des doigts.

– Je vous demande pardon…

– Quoi ? Oh, notre fils, rendez-le-nous ! s’exclame Simon tandis que Ninou le lui arrache violemment.

– Oui, certainement, le voilà…

 

Les deux parents se referment telle une coquille autour de leur perle.

 

– Pardonnez-moi. Je le sais, qu’il est à vous, je ne voulais pas le voler ! C’est juste que… il me tendait les mains et… votre femme parlait, avec vous sûrement. Je ne sais pas ce qui m’a prise, je l’ai sorti de sa poussette, pris contre mon sein, et…

 

La disparition – 10

Simon, furieux, veut faire payer à cette inconsciente la peur et la douleur qu’il vient de ressentir. Il se retourne vers elle, hurle :

– Comment avez-vous pu ?! Criminelle, salope !!

 

Elle encaisse les insultes, des larmes quittant le coin de ses yeux coulent sur son visage sans qu’elle fasse le moindre geste pour les essuyer. Ninou par contre, après avoir sorti son sein pour nourrir son petit goinfre, ne peut s’empêcher de s’apitoyer sur cette femme mûre, solitaire, triste et vide, qui a seulement saisi cette unique occasion de sentir quelque chose palpiter dans sa vie.

 

– Calme-toi, Simon, intervient Ninou. Je vous en prie, madame, nous devons parler.

– Vraiment, vous croyez ?

– Mais oui, venez.

Ils s’installent tous les trois, l’enfant glouton entre eux. Ninou s’explique :

– Vous savez, vous m’avez rendu un fier service !

– Comment cela ? Je me sens tellement honteuse…

– Voilà, c’est… comment dire… je n’en pouvais plus, et je pensais même que je n’en voulais plus !

– Arrête, Ninou, tu exagères…, interrompt Simon.

 

La disparition – 11

– Non, non. Se tournant vers lui, elle insiste. Avant sa disparition, je pensais justement au moyen de retrouver notre vie d’avant. Il me gonflait, tu sais ! Simon, je te demande pardon…

 

Simon n’en revient pas ; pour la première fois sans doute depuis plus d’un mois, il regarde attentivement sa femme, prend conscience de sa petite mine, de ses cernes, de son immense fatigue. La serrant très fort, il murmure :

– C’est ma faute ! Je devrais en faire plus, mais je suis tellement pris par le travail. Et puis, je te croyais heureuse…

– Je le suis… enfin, je le suis maintenant que j’ai cru l’avoir perdu ! Je crois que j’ai enfin compris que je ne pouvais plus vivre sans lui.

– Oh Ninou…

 

La grande femme reste discrète, attendrie par ce jeune couple qui doit faire face à un tel changement de mode de vie. Elle attend qu’ils se calment, aimerait intervenir. Si elle osait…

– Mes enfants… Je m’en veux tellement. Je ne voulais pas vous faire de mal, et encore moins à votre fils, il est tellement mignon… J’aimerais trouver le moyen de vous venir en aide.

 

La disparition – 12 – FIN

Ninou regarde Simon, l’interrogeant du regard ; il acquiesce. Elle respire un grand coup et confesse :

 

– Vous le voyez, nous sommes jeunes et nous n’en pouvons plus… Cet enfant prend tellement de place. Peut-être voudriez-vous être sa nounou ? De temps en temps ?

– Oh… oui ! Certainement, oui ! Tous les jours, quand vous voudrez… C’est… c’est merveilleux, merci ! Oh merci, merci… merci !

– Merci à vous ! Je crois que j’aurais fini par le tuer !

 

Et c’est ainsi qu’un jour, sous les platanes de la Plaine, un marmot disparut pour revenir plus fort que jamais. Grâce à cette courte disparition, il avait uni ses parents (après ses efforts pour semer la zizanie, quel exploit !), convaincu sa mère qu’elle ne pourrait vivre sans lui, et acquis une nounou, meilleure qu’une grand-mère puisqu’elle l’avait choisi et ne saurait rien lui refuser.

 

Quand je vous dis que les petits d’homme sont de grands manipulateurs…

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