Créé le: 23.12.2016
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Juste comme ça

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Dichotomie
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Juste comme ça

Sa main sur ma cuisse, juste comme ça.

Sa main posée sur ma cuisse, sert un peu et s’en va.

Sa main à peine posée sur ma cuisse, l‘effleure, un soupçon de caresse et s’éclipse.

A la longue, c’est devenu un geste anodin, un signe d’encouragement. «C’est bien, continue comme ça, tu fais du bon travail» dit cette main, chaque fois qu’elle se pose sur ma cuisse. Vraiment ?

Tous les lundis soir, à 18h, j’ai ce cours particulier de musique. Mon professeur est un monsieur d’un certain âge, à la retraite. A la retraite de sa profession dans la vraie vie, mais pas pour les cours de musique. C’est un bon musicien, un bon professeur. Je l’aime bien, il m’encourage, m’accompagne dans mes progrès, corrige mes erreurs, me montre comment avancer.

Les autres élèves aussi l’aiment bien. C’est un bon pédagogue, très apprécié des enfants, nous affirment les tenanciers de l’école de musique.

Passée l’odeur bizarre de sueur et d’effort qui se diffuse du fitness d’à côté, quand j’entre dans le local, cette petite pièce où sont donné les cours, je me sens prête à apprendre. Pour moi c’est un rêve qui se réalise, c’est un univers qui s’ouvre. Il y a un côté angoissant et excitant, quand on est tout juste ado, à découvrir un nouveau domaine de connaissance et y progresser petit à petit, en suivant un guide.

Alors pourquoi un jour, au bout de deux ans, cette angoisse soudaine ?

Pourquoi tout à coup le plaisir s’effrite ?

Pourquoi je me mets à pleurer dans la voiture de ma maman qui m’amène à la leçon du lundi ?

Pourquoi cette boule au ventre ?

Sa main sur ma cuisse, juste comme ça.

Juste un encouragement.

Et puis d’autres fois, ses deux mains sur mes épaules, aussi juste comme ça. Une légère pression, pas même un début de massage. Une forme de soutien dans mes progrès.

Alors pourquoi plus de vingt ans après j’y pense encore ?

Pourquoi, quand j’entends des situations bien pire à la radio ou à la télé, ça me met dans tous mes états ?

Pourquoi j’ai toujours ce sentiment d’incompréhension, d’injustice et de doute quand je repense aux tenanciers de l’école et leur «mais non, c’est pas possible, c’est un excellent professeur, on n’a jamais eu de plainte, elle se fait des idées…» ?

Pourquoi, quand j’ai repris des cours de musique plus de vingt ans après, j’ai absolument tenu à ce que mon professeur soit une femme ?

Vraiment, je me faisais des idées ?

Je me suis trompée ?

Mon cerveau s’interroge encore et toujours, alors que mon corps me crie autre chose.

Sa main sur ma cuisse. Juste comme ça ?

Commentaires (5)

Suzy Dryden
11.02.2017

Bonjour Asphodèle. Votre texte rend perplexe.. car il est si vrai. Je l'ai lu plusieurs fois...C'est tout à fait comme cela que ça se passe dans ces situations. Et je trouve que vous avez très bien traduit ce besoin de comprendre, d'élucider le mystère. Encore et toujours. Aller à la source pour retrouver la lumière et avancer vers aujourd'hui et demain. Merci de Suzy

Yveline Delmas
03.01.2017

Un abus est un abus... en mode furtif et répétitif : "juste comme ça". Ce corps d'adolescente l'a bien senti cet abus, bien que nié par tous. Ce corps d'adolescente a bien ressenti cette violence prétendue anodine à son égard. Car il y a bien eu intrusion répétée sur une partie intime du corps (à haute valeur symbolique), envahissement et violation de propriété privée. Ajoutés à cela : le déni de tous ; la minimisation, voire même la non reconnaissance des faits ; la confiance trahie par un adulte et professeur ; la confusion dans le ressenti qui génère cette dichotomie : "geste anodin... caresse... signe d'encouragement... soutien... légère pression" ou abus ? ; la culpabilité d'avoir subi cela ; la culpabilité de "se faire des idées" et de prêter de mauvaises intentions à un adulte hautement respectable ; l'interruption d'une passion musicale et la privation de ce plaisir. C'est violent, d'une violence qui ne dit pas son nom, car elle dissimulée et travestie via des gestes "anodins", c'est une violence diffuse qui crée la confusion. Non, Chère Asphodèle, cela n'est pas "juste comme ça". C'est "injuste comme tout". Et ce corps continuera de crier, tant qu'il n'aura pas obtenu réparation.

Pierre de lune
24.12.2016

Voilà un texte tout en retenue mais à l'effet puissant, car son pouvoir suggestif crispe le cœur. Les mots interrogent, n'accusent pas, traduisent le malaise et véhiculent parfaitement l'ambiguïté. C'est un témoignage sensible et courageux, un énorme point d'interrogation qui laisse un sillage nauséabond. Bravo, Asphodèle !

Asphodèle
23.12.2016

Merci de ne pas faire la promo pour vos textes, mais plutôt de me laisser un vrai commentaire. Ce texte est très sensible pour moi.

Starben CASE
23.12.2016

Chère Asphodèle, je suis sensible à votre histoire et vous remercie de l'avoir évoquée

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