Créé le: 22.06.2022
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Jézabelle

Nouvelle

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© 2022-2024 Hervé Mosquit

Cette nouvelle est aussi le premier chapitre d'un des mes derniers romans" les 5 vies de Jézabelle" qui nous fait suivre une jeune femme dans 5 époques différentes. Mais ce premier chapitre peut aussi se lire tout seul. Si vous voulez la suite, il suffit de vous procurer le roman....
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Prologue /décembre 2019

 

Il était 7.30h. en ce vilain jour de décembre. L’aube était paresseuse et la nuit n’arrivait pas vraiment à délaisser la ville sur laquelle elle semblait se complaire. Il ventait, il faisait froid et de gros nuages éternuaient des postillons de grésil qui piquaient le visage. La foule était déjà dense mais la température n’encourageait pas les conversations et chacun se pressait, silencieux, pour arriver à l’heure au turbin. La jeune femme s’apprêtait à traverser la route pour retrouver la quiétude solitaire et rassurante de son bureau, à quelques ruelles de là. Une premier groupe emprunta le passage piétons. Jézabelle suivit et s’élança sur la chaussée.

 

Chapitre 1 : 2019

 

Elle s’appelait Jézabelle, avec un z dont elle ne pouvait se débarasser, ses parents l’ayant inscrite ainsi à l’Etat Civil. Elle affichait, depuis quelques années et presque en permanence, une humeur massacrante. Elle avait, assurément, un mauvais, très mauvais caractère.

 

Si le degré de morosité pouvait se mesurer, elle ferait exploser les compteurs. Si la grinchitude, comme on dit chez nous, était primée, elle en décrocherait assurément l’équivalent du Nobel.

 

Un rien l’irritait et tout l’énervait. Elle ne supportait pas d’attendre : dans les bouchons, chez le dentiste ou le médecin, aux urgences de l’hôpital, aux caisses des supermarchés, sur le quai de gare, à la poste et même pour sortir de l’église. Le monde actuel l’insupportait : les impôts évidemment mal utilisés selon elle, la politique, l’écologie, la musique, les arts en général, la jeunesse, la vieillesse. Tout était prétexte à maugréer, rouspéter, tempêter, accuser. Bref, elle faisait preuve d’une misanthropie récurrente qui n’accusait pas le moindre fléchissement malgré les années qui passaient.

 

Et pourtant, âgée d’un peu moins de trente ans, fine et plutôt jolie, on ne pouvait accuser le poids des années pas plus qu’un physique ingrat ou le traumatisme enfantin d’une famille maltraitante. Jézabelle avait grandi dans un petit village de la Gruyère , au sein d’une famille aimante et unie, entourée de ses parent, de deux sœurs et d’un frère. L’espièglerie, l’amabilité, l’ardeur au travail et la joie de vivre dont faisaient preuve tous ces bambins faisaient le bonheur et la fierté de leurs géniteurs. Jézabelle,la cadette, jusqu’à ses dix-sept ans, ne se différenciait en rien de sa fratrie.

 

Ce fut par un beau jour de juin que tout  bascula. Toute la famille était montée à l’alpage, rendre visite au frère cadet de Jézabelle qui travaillait dans un chalet, le temps de l’estive, comme bouebo, autrement dit garçon d’alpage ou manoillon comme on dit en plaine pour tous les travaux manuels ne requérant pas de qualification particulière. Tout le monde se réjouissait de ces retrouvailles et surtout du moment où l’on dégusterait les meringues et la double crème. Travaillant cet été dans le même chalet, se trouvait Sylvain, un jeune du village dont Jézabelle était éperdument amoureuse. Durant toute la journée, le jeune homme la battit froid, lui adressant à peine la parole. Au moment de partir, elle s’arrangea pour le voir en aparté quelques instants et lui demander ce qui se passait.

 

–       Tchô Sylvain, qu’est-ce qui se passe ? Tu me causes pas aujourd’hui ?

 

–       Tchô técolle, pourquoi tu me demandes ça ?

 

–       Mais parce que t’es pas comme d’hab’ mon Sylvain : tu me regardes pas, tu parles pas, t’as même pas chercher à m’embrasser. Il se passe quoi ?

 

Il lui signifia alors calmement qu’elle ne l’intéressait plus et qu’il s’était trouvé une autre copine en la personne de la nièce de son patron, une citadine de Fribourg qui passait parfois ses fins de semaine au chalet. Il affirma sans sourciller, qu’à son goût elle était bien plus jolie mais surtout bien moins farouche et prude que la brave Jézabelle.

 

Jézabelle en pleurs et sans avertir personne reprit le chemin de la plaine en courant, coupant les lacets de la petite route caillouteuse à travers les pâturages, « droit en bas la « dérupe »( la pente) comme disait sa grand-mère valaisanne. Glissant sur les pentes herbeuses ou s’accrochant aux cailloux, elle manqua à plusieurs reprises de se tirer une gamelle, autrement dit un gadin, enfin bref une malencontreuse chute pour parler comme les gens raffinés qui se la pètent en parlant comme les Français.

 

Comme pour ponctuer cette rupture qui allait bouleverser la vie de Jézabelle, de gros nuages noirs s’accumulaient autour du Vanil Noir. Et comme on dit en Valais, il commençait « à donner des gouttes », donc à pleuvoir. Elle lâcha subséquemment une bordée de jurons que la décence interdit de répéter ici mais qui constituèrent les premiers d’une très longue série. Citons juste le moins grossier et le plus audible pour des oreilles sensibles, qui salua cette pisse céleste que déversait maintenant un ciel devenu anthracite :

 

–       Et en plus, Tetcheu y roye ! Tetcheu c’qu’y roye !

 

En d’autres mots, elle prenait le Créateur à partie pour l’intensité de l’averse .

 

Depuis ce jour-là, Jézabelle ne ressembla plus à ses frère et sœurs. Oubliées les parties de rire, les taquineries, les soirées paisibles en famille. Elle relégua la bonne humeur et l’amour de la vie au rayon des accessoires inutiles. Elle les remplaça par l’aigreur, la rancune, la quérulence et une détestation inamovible des autres représentants de l’espèce humaine.

 

Elle continua par contre à soigner son aspect et sa santé en pratiquant la course à pied, la natation, le ski et en mangeant sainement. Elle devint ainsi une fort belle jeune femme à la plastique aussi parfaite que son caractère était insupportable. Elle adorait voir s’allumer cette petite lueur lubrique dans les yeux des garçons sachant qu’elle pourrait leur faire perdre toute confiance en leur pouvoir de séduction par quelques mots méprisants et bien placés. De les voir ainsi désarçonnés procurait à Jézabelle une grande satisfaction tout comme lui faisait aussi plaisir le désarroi des autres filles quand, d’un regard, d’une œillade ou d’un frôlement, elle attirait volontairement l’attention de leurs amoureux.

 

Elle entreprit un apprentissage d’employée de commerce complété par une « maturité » (un bachalauréat) puis décrocha un emploi au sein d’une administration publique où l’on ne tarda pas à lui attribuer des tâches administratives et solitaires n’impliquant aucun contact avec la clientèle. Son bref passage au guichet terrorisa et dissuada en effet bon nombre de citoyens venus en toute innocence et bonne foi se renseigner avant de déposer une demande de permis de construire. Cela dit, elle était une employée modèle, toujours à l’heure, souple sur les dates de ses vacances, ne rechignant pas à accomplir des heures supplémentaires. Elle excellait dans la constitution de dossiers très complets, n’omettant aucun préavis des autres services de l’Etat ni aucune pièce justificative. Elle prenait également un malin plaisir  à rédiger les lettres de refus ou les demandes de compléments d’informations, imaginant avec délectation la mine déconfite des destinataires qui devraient renvoyer aux calendes grecques leurs projets de construction.

 

Ayant quitté sa famille dès la fin de sa formation, elle habitait désormais un trois pièces confortable, au deuxième étage d’un immeuble des années septante, dans le quartier de Pérolles, en ville de Fribourg. Elle retournait voir ses parents à Noël , à Pâques et à la Bénichon ( fête fribourgeoise marquant la fin et la bénédiction des moissons) pour partager le traditionnel et pantagruélique repas. A cette occasion, elle retrouvait aussi son frère, ses sœurs et leurs conjoints respectifs. En dehors de ces moments-là , elle n’entretenait aucun contact avec sa famille, se contentant de messages téléphoniques pour les anniversaires des adultes et de cadeaux envoyés par la poste pour ceux de ses petits neveux et nièces.

 

Sur le plan privé, à quelques rares exceptions près, sa vie  était règlée comme du papier à musique.

 

Le dimanche, elle marchait sur des sentiers pédestres ou visitait une fois par mois une autre ville, activité facilitée par l’achat d’un abonnement général pour les transports publics de toute la Suisse qui lui donnait, parfois, des rabais pour l’utilisation des réseaux ferroviaires des pays voisins.

 

Le dimanche soir, elle établissait une liste des menus prévus pour les soûpers de la semaine, sauf le samedi où elle avait ses habitudes dans un restaurant à deux rues de chez elle.

 

Chaque jour après le travail, elle suivait un programme immuable.

 

Le lundi, elle faisait ses achats hebdomadaires dans un supermarché du quartier.

 

Le mardi soir, c’était  jogging : descente par le bois de St-Jean vers la Sarine, cette rivière qui entoure la partie médiévale de Fribourg, puis retour à Pérolles par la route Neuve. La soirée se poursuivait par un plateau-télé devant une série policière.

 

Le mercredi soir elle nageait, à l’extérieur en été, à l’intérieur le reste de l’année.

 

Le jeudi elle passait à la bibliothèque choisir un livre qu’elle terminait en général en  six ou sept jours. Elle avait une prédilection pour les récits historiques véridiques et pour les romans policiers, comme si elle cherchait dans les uns une justification  passée à sa misanthropie actuelle et dans les autres une évasion et la certitude qu’à la fin, les méchants sont toujours punis pour leurs méfaits.

 

Le vendredi, elle effectuait des heures supplémentaires pour n’avoir aucune tâche en souffrance pour le début de la semaine suivante. En plus, elle adorait le calme des bureaux vides puisque personne ne restait au turbin les vendredis soirs.

 

La journée du samedi, en hiver, elle partait skier. En été elle marchait en montagne, toujours seule. Parfois, elle passait une matinée à faire du shopping pour renouveler sa garde-robe.

 

Le samedi soir, elle mangeait toujours dans le même établissement public puis elle sortait en boîte pour se trouver un homme à séduire, juste le temps d’un soir.

 

–       Elle avait perdu son pucelage après un soûper de boîte vers la fin de son apprentissage. A l’issue de la soirée, un collègue lui avait timidement demandé s’il osait la raccompagner. Ce à quoi elle avait répondu en lui offrant son bras :

 

–       « Mais faites seulement, cher monsieur »

 

Ils finirent la nuit dans le lit de Jézabelle. L’homme ne s’en sortit pas trop mal et ce fut ainsi qu’elle atteignit pour la première fois un orgasme autrement qu’à l’aide de son index ou du majeur, habiles à lui procurer une jouissance sans l’aide de ces mâles prétentieux qui pensent être les seuls à pouvoir le faire. Dès potron-minet cependant, elle le mit dehors et lui signifia qu’elle désirait en rester là,  lui intimant l’ordre de ne plus jamais essayer  d’obtenir d’elle la faveur qu’elle venait de lui accorder.

 

Ce fut la seule fois où Jézabelle reçut un homme chez elle. Pour ses conquêtes du samedi soir, elle se contenta désormais d’une anonyme chambre d’hôtel. Cela lui évitait de partager son intimité et de risquer ainsi l’attachement amoureux avec tous les risques destructeurs de rupture, de désillusion et de déception qu’elle craignait par dessus-tout.

 

Cependant, l’expérience physique en elle-même et le sentiment de détente et de bien-être que cela lui procura lui plurent au point de décider de renouveler la chose régulièrement, malgré l’inconvénient de devoir rechercher à chaque fois un homme éligible pour cet exercice.  En passant, elle se demanda si elle allait, comme pour la pratique de l’onanisme dans laquelle elle se plaisait jusqu’alors, confesser cette nouvelle découverte au curé de la paroisse de son enfance lors de ses rares retours au village. Ce n’était pas tant qu’elle culpabilisât de s’adonner ainsi à ces pratiques masturbatoires mais d’une part elle rassurait sa mère en allant à confesse et d’autre part tirait grande satisfaction à imaginer la gêne de l’homme d’église dont elle avait par ailleurs remarqué, autrefois, le regard lubrique qu’il portait sur certains de ses petits camarades de catéchisme. Elle se dit qu’elle allait remettre cette annonce à plus tard. Elle attendrait d’avoir assez de détails  croustillants à servir à son confesseur pour l’entendre éructer sa morale et ses menaces de damnation. Elle souriait en l’imaginant étouffer de jalousie tout en bandant sous sa soutane, pour autant qu’il en fût encore capable au vu de son amour immodéré du sang de la vigne et autres breuvages fermentés.

 

Bref, Jézabelle, par aigreur, par accident ou par choix, elle ne le savait plus elle-même, s’était organisée une petite vie parfaitement égoïste, rythmée aussi par l’indifférence  dont elle faisait preuve à l’égard de ses frères humains et même parfois par la secrète jouissance que lui procuraient leurs malheurs ou leurs turpitudes.

 

Un beau jour de juin, c’était un samedi car elle ne dérogeait point à son programme, elle se rendit en montagne pour sa marche hebdomadaire. Elle choisit la Berra, ce modeste sommet des Préalpes fribourgeoises. Elle le gravirait en partant de La Roche avant de rejoindre Le Mouret après avoir suivi la Crête jusqu’au Cousimbert puis en redescendant par le chemin forestier qui surplombe Montévraz.

 

Elle avait pris le bus pour rejoindre le parking des remontées mécaniques puis avait attaqué calmement la montée par le chemin qui serpente entre forêts et pâturages. Elle cheminait déjà depuis près d’une heure quand elle entendit une plainte venant d’un peu plus bas dans la forêt. Elle se dit que ce devait être un animal quelconque et reprit sa marche. Quelques mètres plus loin, elle perçut à nouveau les gémissements qui auparavant avaient attiré son attention. Elle fit alors quelques pas en direction du bruit, descendant la pente et enjambant les ronces avec toutes les précautions nécessaires. Et là, tout d’un coup, elle le découvrit. Il était coincé entre les branches basses d’un sapin et un buisson d’épineux, couché sur le dos, la jambe gauche faisant un angle bizarre qui laissait supposer presque à coup sûr une fracture. Il la regardait avec ses grands yeux noirs et murmura :

 

–       Dieu merci ! Je ne croyais plus que quelqu’un pourrait m’entendre. Aidez-moi s’il vous plaît.

 

L’homme qui gisait là, couché sur le côté au pied d’un sapin, pouvait avoir aussi bien vingt-cinq que trente-cinq ans. Svelte, de grande taille, il arborait une touffe de cheveux noirs et bouclés surplombant un visage aux traits doux et réguliers qui apparut à Jézabelle comme beau et apaisant même s’il était, en ce moment précis, presque gris et déformé par la douleur. L’inconnu la regardait intensément de ses yeux bleus écarquillés. Des gouttes de sueur perlaient sur son front. Il était vêtu d’un survêtement de sport rouge vif. Le pantalon était déchiré à l’endroit même où sa jambe semblait avoir pris la tangente. Elle aperçut un peu de sang sur la chair que laissait entrevoir la déchirure du training. Elle eut la tentation fugace de le saluer et de lui faire savoir qu’elle appellerait les secours une fois arrivée au gîte d’Aillères, pour autant que ce restaurant d’altitude fût ouvert aujourd’hui. Une petite voix intérieure lui conseilla, pour une fois, d’avoir un minimum d’empathie. Elle s’arrêta donc et s’adressa au blessé :

 

–       Bonjour, qu’est-ce qui vous est arrivé ?

 

–       J’étais à l’affût, là haut, près de la sortie du terrier, pour prendre des photos de renards quand j’ai perdu l’équilibre et roulé jusqu’ici. Je me suis cogné contre un rocher et j’ai perdu connaissance. Quand j’ai repris mes esprits et ai voulu me relever, ma jambe me faisait horriblement mal et je crois bien que mon tibia a eu droit à sa première facture. Vous pouvez appeler les secours s’il vous plaît ? J’ai perdu mon portable en tombant et je doute qu’on le retrouve dans toute cette végétation. J’ai vraiment mal, vous pouvez les contacter maintenant je vous en prie ?

 

–       Non !

 

–       Comment non ?

 

–       Non, je ne peux pas appeler les secours.

 

–       Vous ne voulez pas ? !

 

–       Non, je ne peux pas.

 

–       Vous n’avez pas de téléphone portable ?

 

–       Oui, mais je ne le prends jamais quand je marche pour pouvoir profiter du calme et du silence et ne pas être dérangée. J’aime avoir la paix et je déteste autant les imprévus que les importuns.

 

–       Je suis donc un imprévu importun, ça doit faire beaucoup pour vous…

 

–       Oui, ça fait beaucoup pour moi et ça me contrarie. Mais d’avoir maille à la justice pour non-assistance à personne en danger me contrarie encore plus. Donc, je vais trouver le moyen de vous aider. Regardons les choses calmement : soit je me mets à la recherche de votre téléphone, soit je descends au départ des télésièges et je trouverai bien quelqu’un qui pourra appeler les secours.

 

–       Descendez maintenant ! C’est plus sûr et la douleur est vraiment trop forte ! Je ne sais pas combien de temps je vais tenir sans tourner de l’œil. Rechercher ce téléphone risque de prendre bien plus de temps que de rejoindre la gare de départ. Vous en aurez pour 20 à 25 minutes au maximum. Je vous promets que vous ne le regretterez pas.

 

–       Je ne veux pas de récompense. Je m’en fous.

 

–       Je ne parle pas de récompense, je parle de quelque chose d’autre que je peux vous transmettre et qui va changer votre vie.

 

–       Arrêtez votre baratin ! Je vais descendre chercher de l’aide parce que je n’ai pas le choix. Et du moment que vous avez ruiné ma promenade, autant qu’elle serve à quelque chose et que personne ne me reproche de n’avoir pas fait mon devoir de citoyenne, comme ils disent. A bientôt peut-être monsieur…

 

–       José, José Merlin

 

–       Tiens, Merlin, c’est marrant ça comme nom de famille. Enchantée M. l’enchanteur. Quoique, enchantée n’est peut-être pas tout à fait approprié : je ne suis pas particulièrement ravie d’interrompre ma promenade. Cela dit, appuyez-vous contre ce tronc, vous y serez mieux pour attendre.…

 

Jézabelle reprit donc,  sans traîner, le chemin en sens inverse. Douze minutes plus tard, elle croisait une famille en balade, résumait la situation et leur demanda de lui prêter un téléphone pour appeler le 144. Le couple qu’elle avait abordé accepta avec bienveillance et demeura avec elle jusqu’à l’arrivée des secours. L’opérateur la pria de rester en ligne et d’attendre l’hélicoptère de la REGA (garde aérienne suisse de sauvetage) qui allait la prendre en passant pour qu’elle guide les sauveteurs auprès de l’homme accidenté. Les deux enfants semblaient particulièrement excités et réjouis de la tournure que prenait leur promenade, avec la perspective de l’écourter et de voir un hélicoptère de près.

 

Moins d’un quart d’heure plus tard, l’hélicoptère se posait, embarquait Jézabelle qui put les guider sans souci sur un replat déboisé à proximité de l’endroit où se trouvait José Merlin. Une fois ce dernier embarqué sur une civière, l’engin décolla, emportant le blessé vers l’hôpital cantonal. Pour avoir moins l’impression d’avoir complètement raté sa promenade et faire encore un peu de marche, Jézabelle rejoignit le village de La Roche à pied puis prit le premier bus en direction de Fribourg.

 

Ce soir-là, elle renonça à son programme habituel et s’abstint de sortir, non pas tant qu’elle eût perdu le goût de laisser son corps exulter dans des étreintes sans lendemain, mais dans l’instant, le cœur n’y était pas et les derniers mots de José lui trottaient dans la tête, l’empêchant de penser à autre chose.

 

Elle tenta de regarder une série à la télévision mais s’en voulut après coup, réalisant qu’elle n’avait pas été attentive et qu’elle devrait visionner une deuxième fois l’épisode pour pouvoir comprendre la suite. Elle eut un sommeil agité, se réveillant à plusieurs reprises d’un rêve où José Merlin, tantôt grave, tantôt espiègle, lui disait «  vous ne le regretterez pas ».

 

Ce dimanche matin, elle décida de se rendre à l’hôpital cantonal pour rendre visite à « son » blessé de la veille. Elle hésita longtemps avant de prendre cette décision.  Elle menait sa vie en solitaire, s’y était habituée et s’y complaisait. Ce n’était donc guère dans ses habitudes de se soucier du sort de ses semblables et tout ce qu’elle demandait était qu’on lui fiche la paix et qu’elle puisse continuer à vivre comme elle l’avait toujours fait depuis ses 17 ans, depuis ce jour funeste où Sylvain l’avait larguée comme une vieille chaussette. Elle avait vécu cet événement comme une danayon ainsi que  s’exprimait son grand-père pour parler d’une damnation. Quelques jours après avoir subi cette rupture, elle avait décidé de ne compter que sur elle-même pour se construire une vie sans histoires, purgée de relations amoureuses et même d’amitiés durables. Ce genre d’attachements comportait en effet un potentiel de déception et de destruction bien trop important pour qu’elle s’y risquât à nouveau.

 

Mais ce matin-là, la curiosité était trop forte. Le sort du dénommé José Merlin ne la concernait pas vraiment mais elle brûlait d’envie de savoir ce qui se cachait derrière les points de suspension de cette phrase, « Vous ne le regretterez pas… », qui avait réussi, et ce, pour la première fois depuis plusieurs années, à perturber son sommeil.

 

Frustrée de n’avoir pu achever sa promenade de la veille, elle prit la décision de rejoindre l’hôpital à pied en n’empruntant pas le chemin le plus direct. Elle quitta donc son domicile de Pérolles, suivit le boulevard du même nom, passa par la gare, la zone piétonne de la rue de Romont avant d’obliquer à gauche et de déboucher sur la place Python. De là, elle monta la rue de l’hôpital qui tient son nom de l’ancien hôpital des Bourgeois qui la jouxte et abrite maintenant plusieurs services communaux dont la bibliothèque, les psychologues scolaires et d’autres offices municipaux.

 

Longeant les bâtiments de l’université de « Miséricorde », elle se fit la réflexion qu’elle aurait peut-être du choisir de poursuivre ses études plutôt que d’opter pour la formation qui lui paraissait à l’époque la plus simple et la plus rapide pour obtenir son indépendance et quitter son village pour la capitale cantonale. Elle emprunta ensuite le chemin du calvaire, ainsi nommé parce que jadis les condamnés à mort y faisaient halte pour recommander leur âme à Dieu avant d’atteindre le sommet de la colline, le plateau du Guintzet, sur lequel étaient dressés gibets ou échafauds. Elle atteignit bientôt le petit chemin goudronné flanqué de terrains de football, de champs et de places de jeux qui mène jusqu’à l’imposant bâtiment de l’hôpital cantonal.

 

Chemin faisant, elle se dit qu’elle se plaisait dans cette ville dont la partie médiévale est enchâssée dans une boucle de la Sarine, cette rivière qui délimite peu ou prou la frontière des langues. Certes, même avec une population relativement modeste d’environ trente milles âmes, Fribourg offrait tous les avantages de la grande ville : commerces et services de proximité mais surtout un anonymat bienvenu pour une jeune femme en provenance d’un petit village accroché aux flans des Préalpes où tout le monde se connaît et surtout, où personne n’échappe au regard aigu des grenouilles de bénitiers et aux effets dévastateurs des rumeurs et des commérages.

 

Arrivée à l’hôpital, on lui indiqua sans problème la chambre de monsieur José Merlin.

Il eut un grand sourire en la voyant entrer.

 

–       Bonjour ma sauveuse ! Comment allez-vous aujourd’hui ?

 

–       Mal ! je n’ai pas fermé l’œil de la nuit à cause de vous !

 

–       Vous m’en voyez ravi. C’est toujours un plaisir de savoir que quelqu’un se soucie de votre état de santé !

 

–       A ce que je vois, ils ont plâtré et rafistolé votre guibolle et vous n’avez pas si mauvaise mine. Donc, je ne pense pas que j’ai du souci à me faire pour votre santé. En plus, je ne vois pas à quel titre je m’en ferais. Mais je voulais savoir ce que vous entendiez quand vous m’affirmiez que je n’aurai pas à le regretter ?

 

–       Regretter quoi ?

 

–       De vous avoir secouru j’imagine.

 

–       Ah oui ! Désolé, j’avais oublié très chère. Effectivement, en récompense de votre dévouement mais aussi de votre franchise brute de décoffrage, je voulais vous transmettre un don.

 

–       Un don ? A part celui de bousiller ma promenade du samedi, vous avez des dons, vous ?

 

–       A chaque fois que vous répéterez cette attitude, autrement dit oublier votre  misanthropie, avoir un minimum d’empathie et sortir de votre indécrottable égoïsme tout comme de cette épaisse et comique peur des autres et de l’échec, vous pourrez exercer ce don que je vous transmets.

 

–       Ah bon ? Expliquez-moi, qu’on rigole un coup..

 

–       Vous pourrez choisir de briser le carcan temporel dans lequel nous sommes tous enfermés et vous retrouver à une autre époque, tout  en conservant tous les  souvenirs précédant votre « voyage ». Il vous suffira  d’y penser, de l’évoquer et d’avoir, comme je vous l’ai dit précédemment, accompli ce que l’on nomme communément une « bonne action ».Vous ne pourrez par contre pas en choisir ni le lieu ni l’époque précise. Par contre, votre destination aura toujours un lien avec vos pensées et vos préoccupations du moment. Comme toute bonne chose est à utiliser avec mesure, que la bonté a des limites et qu’il ne faut pas non plus pousser José Merlin dans les orties, vous ne pourrez utiliser ce don que 5 fois, sachant que vous resterez à vie dans la situation où vous aura propulsée votre cinquième et dernier désir d’évasion temporelle.

 

–       Ecoutez, monsieur Merlin, je vous remercie mais j’ai croisé beaucoup de charlatans : des magnétiseurs et guérisseurs de tout acabit jusqu’aux chamans auto proclamés, vêtus de loques ou en complet cravate, sans compter les missionnaires et prédicateurs de toutes les religions. Je ne vais pas rallonger  ma liste de menteurs patentés et de vendeurs d’illusions. Mais vous m’avez bien fait rire et je vous souhaite une prompte guérison. Au revoir !

 

–       Au revoir Jézabelle, à bientôt peut-être…

 

–       Mais je ne vous jamais dit mon prénom ! Comment le savez-vous ? Et puis, votre soi-disant don, vous pouvez le garder et vous le mettre où je pense. Je n’en veux pas. Je suis très bien comme ça.

 

–       Que vous croyez Jézabelle, que vous croyez….

 

–       Adieu monsieur.

 

José Merlin se contenta de sourire. Jézabelle sortit de la chambre et dévala les escaliers pour ne pas avoir à attendre l’ascenseur ni à en partager l’espace avec d’autres usagers.

 

En redescendant vers le centre-ville, alors qu’elle s’apprêtait à traverser l’avenue du midi, elle se surprit à penser à Sylvain, son premier amour, et à ce qu’aurait pu être sa vie si ce dernier n’avait pas croisé le chemin de cette maudite séductrice qui lui avait volé son homme et détruit sa foi en le genre humain.

 

Elle n’avait pas fini d’évoquer son amour d’antan qu’elle se sentit légère comme une farfalanna, ou disons plutôt une libellule puisqu’en ville le patois franco-provençal n’a guère plus cours. Le bruit de la circulation s’estompa tout comme disparurent les immeubles environnants. Sans guère plus de transition, elle se retrouva sur la place du village de son enfance, avec une dizaine d’années de moins, habillée comme elle l’était à cette époque. En jeans et sweatshirt de couleur jaune fluo avec des arabesques bleues. Elle était en train de marcher vers la fontaine où Sylvain l’attendait appuyé contre le mur de pierres qui la soutenait.

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