Créé le: 29.07.2014
4524 2 1
Je me souviens

Journal personnel

a a a

© 2014-2024 Nicolas Rochey

Le ballet des sages-femmes a rythmé la nuit. Chacune venant se présenter au gré des changements de service. Chacune venant mesurer le col.
Reprendre la lecture

La chambre était superbe, vraiment nickel.

 

Des murs légèrement ocre, un lit, des armoires murales fermées et un jacuzzi à deux places. Cette trentaine de mètre carré aurait pu figurer dans un guide pour hôtels de charme. Le seul bémol était le fauteuil roulant à haut dossier de cuir collant qui semblait m’être assigné. J’en aurai bien aimé un en alcantara qui puisse s’incliner complètement à l’horizontale et tirant sur une manette.

 

On voyait à travers les immenses baies vitrées le soleil se coucher derrière le Jura. La nuit s’est installée lentement, nous laissant profiter de ses dernières lueurs avant demain. Car demain, l’aventure allait commencer.

 

Le ballet des sages-femmes a rythmé la nuit. Chacune venant se présenter au gré des changements de service. Chacune venant mesurer le col.

—Quatre, ce n’est pas pour tout de suite, reposez-vous!

 

Je me souviens de Mado qui se vantait de pouvoir estimer le poids du bébé rien qu’en touchant le ventre. Elle a palpé puis a annoncé sa sentence, irrévocable, certaine. Elle fut effondrée deux jours plus tard en apprenant qu’elle s’était trompée de dix grammes.

 

Nous avons beaucoup parlé, nous nous sommes aussi réjouis en silence. Une appréhension flottait quand même dans l’air.

 

Puis Marie a profité du jacuzzi. Elle a quand même le chic pour ne jamais rater une occasion de se faire du bien. Moi, tendu sur mon fauteuil de cuir collant, j’admirais le dernier ballet d’un dugong dans les bulles. Demain, il aura disparu et Marie serait mère.

 

Nouvelle infirmière, nouvelle mesure. Cinq.

 

Vers quatre heures du matin les contractions ont commencées à être vraiment douloureuses et Marie a demandé à avoir une péridurale. L’anesthésiste a mis un temps de dingue à arriver. Il s’est présenté, il avait un nom valaisan. Instinctivement, j’ai humé l’air pour tenter d’ici déceler des particules de petite Arvine ou de Joannisberg. Marie s’est mise sur le flanc et il a préparé son matériel.

 

J’ai pensé: “Si tu fais du mal à ma femme, je te noie dans le jus de dugong et tu vas vomir ta raclette”.

Lorsqu’il a sorti son aiguille, je faisais moins le fier. “Tu l’as piquée sur le tournage de Kill Bill?” Il a fait son travail, avec douceur et professionnalisme. Marie a juste râlé;

—Aaah comme ça fait du bien, j’aurai du épouser un anesthésiste.

 

Le Benet, ou Bonvin, ou je ne sais quoi se marrait tellement que j’ai cru qu’il allait briser son sabre dans la colonne vertébrale de ma femme.

 

Au lever du jour les contractions se sont accélérées. Nouvelle infirmière, nouvelle mesure, radicale pour le coup.

—Six, ça ne se dilate pas assez vite.

Elle a mis ses deux pouces dans Marie et l’a écartée comme un paquet de chips.

—Et voilà, ça fait dix. J’appelle votre gynécologue.

 

Elle est arrivée très rapidement, suivie de l’infirmière Chips-Zweiffel. Et là s’est mis en place un monde de femme, des gestes précis, un calme absolu, des ordres doux. Chacune avait sa tâche. Alors on m’en a donné une. Je tiendrai la jambe gauche et quand elle dira “Poussez” j’appuierai légèrement sur celle-ci. Elle m’a répété la consigne trois fois, pour s’assurer qu’un homme puisse le faire.

 

Les regards d’encouragement étaient aussi souvent pour moi que pour Marie.

 

A un moment, la doctoresse pratiqué deux coupures nettes et délicates sur le bord des lèvres. Ça semblait si naturel que je n’ai même pas frissonné. Bon, elle ne sentait pas le kir, j’avais vérifié. Soudain elle a dit,

—Ça ne passera pas, il nous faut une ventouse.

 

Les armoires se sont ouvertes et le relai de charme s’est hospitalisé en douceur. La ventouse a été placée et le travail a continué, toujours avec ce calme et cette certitude de faire le geste juste. Du coin de l’œil, l’infirmière Chips-Zweiffel me surveillait.

 

Soudain, ce fut l’expulsion, d’un coup. Avertie par une magie qui relie les donneuses de vie entre elles, deux personnes de plus sont arrivées. Elles ont préparé je ne sais quoi, elles, elles savaient. On m’a tendu le ciseau pour couper le cordon ombilical et je l’ai saisi avec confiance. J’ai été légèrement surpris par la résistance du cordon et j’ai forcé la pression. Le sexe fort, ça presse fort.

 

Je me souviens de cet enfant, reposée sur le sein de sa mère, que son papa découvre pour la première fois.

 

J’ai tourné la tête vers le bas du lit et me suis rendu compte que la doctoresse était toujours là. Les autres s’étaient évaporées. Elle était calme, silencieuse couturière qui achevait son ouvrage. Elle souriait avec toute la discrétion d’une femme qui sait laisser à cet instant, l’intimité nécessaire à une famille qui se crée.

 

J’ai pris l’enfant dans mes bras et l’ai soulevée pour la nommer: “Tu es Pauline”. Ça y est, elle existait, c’était ma manière à moi de l’accoucher. En la nommant au monde.

 

Je me souviens m’être senti si plein d’amour et de fierté pour Marie, dont le courage et l’endurance m’avaient bluffé. Le sexe fort, ça presse fort, mais ça donne pas la vie.

 

Je me souviens aussi de ce sentiment de responsabilité qui m’a envahi à cet instant. Et j’ai cru voir, une part de jeunesse et d’insouciance s’envoler par les immenses baies vitrées.

Commentaires (2)

Chantal Girard
08.11.2020

Il y a quelques années j'avais déjà lu ce texte tellement vrai et doux et tendre et drôle ! Comme la vie… Ce soir en le relisant j'ai retrouvé les mêmes sensations et la même impression : décidemment vous écrivez vraiment très bien !... Un seul regret : pas assez souvent ! S'il vous plaît, reprenez votre plume - ou votre clavier - pour le bonheur de vos lecteurs et lectrices !

Naëlle Markham
08.11.2020

Bonsoir, Et puis, en lien avec le dernier paragraphe, vient l'étape suivante...., celle qui personnellement m'a le plus assommée (voir: Petit billet d'humeur : Le choc) Et la vie qui, effectivement, ne sera plus jamais la même.

Laisser un commentaire

Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire