Chapitre 1

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Chez nous, les hommes devraient naître plus heureux et plus joyeux qu’ailleurs, car je crois que le bonheur vient aux hommes qui naissent là où l’on trouve le bon vin. Léonard De Vinci
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Cher papa, cher parrain,

 

Je vous dédie cette missive à la gloire de nos moments de convivialité partagés, en souvenir de cette discipline chevaleresque nécessaire à l’escrime et surtout de ces moments de plaisir de la table et du vin que vous avez partagés et qui m’ont marquée de leur empreinte.

Une fois le masque retiré et le salut rituel épée dressée exécuté, la fin des assauts avait un goût de sueur. S’ensuivaient les débats autour de chaque touche administrée ou reçue, puis surtout les dégustations de blancs chemisés que personne n’aurait osé courber, empreintes de convivialité et de fraternité au-delà des générations. Il me revient les relents de sueurs, le lavabo qui goûte, le torchon pas toujours impeccable, mais surtout des souvenirs de partages authentiques après un sport sans tricherie possible mais sans concession non plus.

Ces moments de dégustations où le nez, les sensations et goûts en bouche, les caudalies ou leur absence étaient commentés se terminaient immanquablement par une démarche hésitante et une rentrée au bercail incertaine. Au fil de ces soirées inoubliables, notre connaissance s’accrut, nos exigences aussi. De consommateurs de genevois, nous devînmes plus sélectifs et notre goût se porta vers le mono cépage blanc emblématique de la Bourgogne.

Chardonnay, je t’ai découvert lors d’un choix de cadeaux d’entreprise : dégustation soutirée à la barrique, découverte d’un Chassagne-Montrachet d’exception, incroyablement riche et complexe en bouche, immensément long après déglutition, un grand quoi, un vrai !

Papa, t’en souviens-tu ? Nous étions ensuite chaque année de la partie dans l’espoir de soutirer quelques gouttes de cette barrique incroyable au négociant.

 

Si les amitiés se nouèrent à la salle, c’est avec les familles de mes aînés escrimeurs que nous dégustions les quenelles de homard, le saumon fumé artisanal, les plateaux de crustacés, les soufflés et autres entrées servies tantôt avec des Corton, des Chassagne ou des Meursault. Ces crus d’exception – aucun vin autre qu’un premier cru ou un grand cru n’avaient le droit de remplir nos verres – égrenèrent mon apprentissage de jeune adulte. L’exigence augmenta avec la connaissance. Ces moments hors du temps, en compagnie passionnée et passionnante avaient un goût de bonheur teinté de relents de cognac et de fumée de cigares.

Cercle d’amis réunis par l’escrime et les bonnes choses, tu contenais des parcelles prometteuses et d’autres qui se sont étiolées et ont disparu au fil du temps.

Premier disparu, ami dévoué, organisateur incontournable de nos agapes, quasi le plus jeune de nous tous, la maladie t’emporta le premier. Comme une bande de manchots tâtant la mer et s’y jetant, c’est l’un après l’autre qu’au fil des ans que vous vous en allèrent ensuite. Les apéros se dégarnirent peu à peu sous l’œil guilleret des absents dans leur cadre suspendu au mur.

Des découvertes dans les boutiques de la place genevoise, nous passâmes à la dégustation en Bourgogne. Les villages médiévaux préservés au milieu des vignes nous ouvrirent leurs portes.  Nous fîmes rapidement la différence entre les divers étages du vignoble, entre les côtes de Beaune et les côtes de Nuit. Nous arpentâmes des cours pavées, descendîmes des escaliers incertains recouverts d’humidité et visitâmes des caves incroyables tapissées de bouteilles et remplies de tonneaux prometteurs. De chais et vignerons accueillants en caves communales anonymes, nous dégustâmes. comparâmes, ressentîmes, triâmes pour ne garder que quelques adresses à Meursault et à Chassagne.

Au cours des années et des rencontres, nous étions reconnus, attendus, des nouvelles étaient échangées. A l’anonymat des bouteilles se substituèrent le hasard de belles rencontres, le souvenir des sous-sols odorants et glissants, des particularités de chaque parcelle, de l’incroyable faveur de goûter à des saveurs inaccessibles et grandioses, à boire à genoux ! Tels des tableaux de maîtres, nous en savourions chaque gorgée et enrichissions notre savoir que nous partagerions et nous remémorerions ensuite lors de la dégustation des bouteilles sélectionnées.

« Par Noé père de la vigne et par Bacchus, dieu du vin, je vous déclare « chevalier des Tastevins » ». Instants hors du temps, mon papa chéri ! De petite crapule sillonnant sans relâche les pâturages loclois de ton enfance, tu étais devenu un chef d’entreprise reconnu et tasteviné ! Les cadets de Bourgogne en toile de fond et le son des cors sont associés à jamais dans mon souvenir aux soirées mythiques que nous avons passées au Clos de Vougeot. D’habits d’escrime en robe de cocktail et smoking, la vie nous offrait des parenthèses de « grande vie » partagées. Si, pour d’autres, il s’agissait de statut social, notre curiosité se tournait vers la qualité des crus choisis pour le menu. T’en souviens-tu ? Nous nous préservions pour les dernières bouteilles – les meilleures – et ton meilleur ami s’asseyait à côté de maman pour terminer ses verres ? Je dois à l’ambassadeur de Cuba et à son cadeau à chaque convive mon goût révélé pour les cigares cubains accompagnés d’un digestif en fin de repas. La vigne devant le Clos – dont je n’ai jamais goûté une bouteille – conservera encore pendant des décennies dans ses racines les traces de tes passages, papa, car « ce qui a été pris à la vigne doit y retourner », adage auquel tu ne dérogeais que rarement, quels que soient les lieux ou les vins dégustés. Consécration d’une vie dédiée aux plaisirs de la vie et à l’accomplissement professionnel, ces instants de débauche heureuse présageaient cependant de lendemains moins flamboyants.

De départs à la retraite en résiliences, le « J’aime à vieillir » devisé au château de Corton fit des ravages parmi les escrimeurs et les haies d’honneur, épées au clair, se multiplièrent ces dernières années, les rangs se décimèrent mais préservèrent tout de même mes deux plus chers aînés, issus de parcelles d’exception.

Découverte et visites de cave, frissons, odeurs d’humus, de fûts et de lie, esprits embrumés, saveurs minérales, de coings, de fruits mûrs et quelques ratées beurrées, quelle fête que ces moments bourguignons en ta compagnie, mon parrain ! A l’heure du repos de la vigne, lors des derniers sursauts de couleurs automnales, nos excusions annuelles permettaient un ravitaillement bienvenu. Chaque parcelle racontée dévoilait ses spécificités avec une dispute éternelle entre mon goût pour le Meursault et ton inclinaison pour un Chassagne très proche de notre Chassagne-Montrachet d’exception.

Nos fêtes en familles se transformèrent peu à peu en apéritifs dinatoire quasi en tête à tête. Les souvenirs de vies de passions sportives, de voyages instructifs, de vendanges épuisantes, de direction d’entreprise s’y égrenaient et se terminaient  plus souvent par le visionnement d’albums de photos que par le cognac d’antan.

Parti simple apprenti en horlogerie, mon parrain, tu étais devenu chef d’atelier chez un grand horloger. Longtemps considéré comme un expert, tu aimais à raconter des années comme restaurateur du musée de l’horlogerie ou ta traversée de l’Atlantique au lendemain de la seconde guerre mondiale. Erudit, tu commentais l’actualité et tu ne manquais pas une occasion de t’instruire.

Sursaut d’envie de voyager, ces toutes dernières années, eurent successivement un goût d’embrun et d’huîtres en Charentes-Maritimes, de marées et de Whisky en Ecosse, de moules en Sardaigne, Nous profitâmes de ces derniers moments avant que le vin de la vie, de nectar au goût de miel et aux caudalies sans fin ne se soit transformé en boisson insipide aux arrière-goûts de grand cru sur le départ.

Malgré l’emprise du temps, les festins aux nouvelles odeurs de décapants et d’urine continuèrent à égrener nos soirées durant lesquelles n’étaient toujours accepté que du vin issu de parcelles connues et ayant été dégusté sur place.

Avec la complicité des aides-soignantes, pour courber le « café complet » du dimanche soir, que de bons moments nous partageâmes encore refaisant un monde qui nous semblait moins mauvais après quelques verres de ton Chassagne préféré et partageant des nourritures non-inscrites au menu de l’institution.

 

Papa, ta mémoire s’est peu à peu retirée, le goût des cigares ne supplantait plus le malaise qui suivait leur consommation. La vie s’en alla à pas feutrés, masquant le goût des choses et le souvenir des fêtes.

 

Les dernières excursions plus hésitantes, les repas moins copieux mais les dégustations toujours aussi pointues accompagnèrent l’automne finissant, tirant une révérence de fin de saison. Un goût gris de fumée et de brouillard envahit les choses et les êtres qui, d’exception, devinrent de simples contenants dont seul le souvenir faisait encore honneur à la qualité des contenus passés.

L’hiver s’était installé, la vie tira sa révérence et au gré d’un tastevin, d’une photo défraîchie, de commentaires de vos professeurs ou de discours éclairés, je vous découvre brillants, enthousiastes, jeunes et immortels tels ces plants de vigne au printemps dont les bourgeons éclatent, orgueilleux et pleins de sève, non recadrés par des sécateurs, dont la croissance n’est pas encore menacée par la maladie et les intempéries.

Vos vies ont passé, vous étiez les deux derniers des Mohicans. Le flambeau transmis brûle encore, mais de la forêt de torches allègres, il ne reste que des brûlots isolés. Les saisons ont défilé, les années ont passé et il ne reste que les souvenirs en forme de gueule de bois de ces moments partagés.

En dégustant la dernière bouteille rescapée de nos agapes, ce sont tous ces souvenirs, tous les goûts des mets et des nectars partagés, toutes les odeurs de nos voyages et de vos derniers lieux de résidence qui me reviennent. La chance d’avoir pu partager tous ces moments de sueur, de joie de vivre et de plaisirs gustatifs me rend nostalgique, mais je sais que vous auriez voulu que j’écrive les chapitres suivants et je vais m’efforcer de continuer à vous surprendre en profitant de chaque moment et en faisant mienne, mon parrain, ta devise rapportée du château de Corton et placardée sur la porte de la chambre de ton établissement médico-social : « J’aime à vieillir ».

Commentaires (1)

Webstory
13.11.2023

Merci de votre participation au concours 2023 – Mémoires. "J'aime à vieillir – Hymne au chardonnay" figurait parmi les dix premières histoires retenues dans la sélection du jury.

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