Créé le: 19.10.2018
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Isidro chapitre 08/ Adolescence

Roman

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Et voilà la suite des aventures de notre ami Isidro…
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Isidro chapitre 8

Trois mois plus tard, Paolo revenait vivre à la maison mais il marchait et respirait avec peine. Les médecins lui avaient affirmé que jamais plus il ne pourrait travailler dans son métier, gravir des sommets ou arpenter les forêts. C’était un type extraordinaire : il réussit envers et contre tout à garder sa bonne humeur, à ne jamais se plaindre. Il faisait ce qu’il pouvait au ménage et au jardin. Ce fut désormais lui qui prit en charge l’essentiel des tâches ménagères. Il plaisantait même en disant que ce rôle d’homme au foyer était une découverte et un plaisir. La conduite automobile lui étant interdite, il ne faisait que quelques courses d’appoint à l’épicerie du village, ma mère se chargeant des achats hebdomadaires dans un supermarché de Bulle en suivant scrupuleusement la liste dressée par Paolo. En effet, ce dernier se prit de passion pour la cuisine et pendant dix ans, il nous régala de ses trouvailles et de ses recettes.

 

– Tu viens de dire « pendant 10 ans ». Tu vois, j’ignorais son existence, j’étais sûr que tu n’avais que ta maman.

 

– Tu ne pouvais pas savoir. Quand je t’ai connu, il venait de décéder d’un arrêt cardiaque. Il avait huitante-sept ans. Mamounette, ça lui a fait un coup mais elle a tenu bon. S’il y a un paradis, ils doivent s’y être retrouvés maintenant. Allez, sers-moi un verre, j’en ai besoin.

– Ok, mais arrivé à ce stade-là, tu restes chez nous ce soir. Tu ne seras plus en état de conduire. Si tu veux, tu me raconteras la suite un autre jour.

– Non, j’ai besoin d’en parler maintenant.

 

– OK, mais je vais juste avertir ma douce qu’elle ne m’attende plus et que demain matin, nous aurons un invité dans la chambre d’amis. Cela te convient ?

 

– Vale, hombre ! comme disait parfois Mamounette.

 

– Voilà, C’est fait. La chambre d’amis est prête. Et après, comment t’es-tu remis de ces aventures pour le moins pénibles ? On déprimerait à moins que ça, il me semble.

 

– Curieusement, cela n’a pas été trop difficile. D’abord, on oublie vite tu sais, et cela d’autant plus lorsque ton entourage te permet, immédiatement après, de parler beaucoup, souvent et de vider en quelque sorte ces mauvais souvenirs en les crachant dans ce qui devenait parfois une sorte de logorrhée.

 

– Ah bon, je pensais au contraire qu’en en parlant trop, on ravivait ces émotions négatives ?

– Pour d’autres peut-être, mais pour moi, ça m’a bien aidé. Tu sais, on peut vraiment dire que l’attitude de mon entourage s’est s’apparentée aux techniques de débriefing qui sont pratiquées avec des victimes de catastrophes, d’attentats, d’accidents et autres joyeusetés de la vie actuelle. Ce n’est pas la

Ce n’est pas la panacée universelle, mais avec moi, cela a fonctionné.

 

– Tant mieux ! Alors, après ? raconte.

 

– J’y viens…

 

Après quelques mois plutôt chaotiques où la santé de Paolo nous inquiétait, tout semblait rentrer dans l’ordre. Certes, mes résultats n’étaient pas vraiment mirobolants pendant l’année qui a suivi les évènements que je viens de te raconter. Cependant j’avais repris le rythme et assumais tant bien que mal la routine scolaire. Mais le cœur n’y était pas vraiment et je n’attendais que les samedis pour retrouver mes copains des scouts.

 

Xavier aussi avait repris un semblant de vie normale après un soutien psychologique régulier qui lui avait permis, sinon d’évacuer, du moins de ne plus souffrir autant de l’abus dont il avait été victime. Nous formions donc une paire d’éclopés de la vie et nous nous donnions à fond dans toutes les activités de notre troupe, particulièrement dans les défis sportifs, telles les courses d’orientation ou l’escalade qui nous permettaient de mobiliser notre attention et de la focaliser sur une action précise, nous permettant, peu à peu, de retrouver une assurance et une ébauche de confiance en l’avenir.

Le plus à plaindre était Charles Albert dont les parents, effrayés parce qui nous était arrivés, lui interdisaient de nous fréquenter comme si nous portions la poisse ou étions contagieux du malheur à moins que ce ne soit le statut social de nos familles que ces gens-là ne trouvaient pas digne de leur lardon. Charles Albert souffrait de ne plus nous voir et ce d’autant plus qu’il n’avait guère d’amis de son âge au village à part nous. Il profitait malgré tout des transports scolaires en commun pour tenter de cultiver notre amitié. Ses parents l’avaient inscrit dans un club de tennis de Fribourg, préférant qu’il perde du temps en transports publics plutôt que de lui laisser trop d’occasions de nous rencontrer au village ou dans ce chef-lieu de district, Bulle, qui restait, pour beaucoup de Gruyériens, leur « capitale » avant Fribourg.

 

Un avantage de cette période fut d’ordre gastronomique. Comme je viens de te le dire, Paolo, dès son retour à la maison, se prit de passion pour la cuisine, compensant par là son besoin d’activité qu’il ne pouvait plus satisfaire dans ses passions initiales qui étaient la montagne, la chasse, la forêt ou les travaux manuels de menuiserie et de maçonnerie.

 

Chaque soir, en rentrant, c’était la surprise. Je ne savais jamais ce que j’allais manger mais ce dont j’étais certain, était que cela serait non seulement savoureux mais en plus, de manière générale, très saine, Paolo sachant à merveille suivre les saisons et consommer des produits du terroir. C’était un locavore avant l’heure, mais un locavore doué, ouvert et souple. Il ne ressemblait en rien à certains bobos d’aujourd’hui, adeptes des petites graines, ayatollahs de la santé globale et écolos de luxe jetant

l’anathème sur tout ce qui sortait d’un supermarché et n’était pas estampillé « bio ».

 

Ma classe, du moins chez les garçons, était divisée en trois camps. La première était composée essentiellement de fils d’immigrés, portugais, cap verdiens, albanophones du Kossovo et de Macédoine. Tu trouvais dans la deuxième, les soi-disant « purs suisses » de souche auxquels se joignaient parfois, avec peine et insistance, des élèves d’origine italienne, espagnole et même serbes, ces derniers ayant été abreuvés par leurs parents d’une haine tenace envers les kosovars. Le troisième groupe était constitué des filles de la classe qui n’étaient pas amoureuses d’un membre d’une des deux bandes précédentes auxquelles s’ajoutaient Xavier, quelques garçons isolés et moi-même. Les « suisses », à cause de mes origines amérindiennes, m’avaient surnommé « Géronimo ». Ce surnom fut aussitôt adopté par les autres bandes qui ignoraient, comme les premiers, que la Colombie n’était pas la patrie des Apaches. En général, je faisais le sourd et ne répondais qu’à l’appel de mon prénom, d’origine ou francisé.

 

Je ne me reconnaissais nulle part : en tout cas pas dans cet état d’esprit nationaliste et xénophobe, aux confins du racisme, affiché par les ressortissants soi-disant purs suisses de certains villages.

 

Malgré ma peau mat et cuivrée et mes yeux bridés, j’étais ancré dans mon village et me sentais pourtant aussi suisse que n’importe qui.

Je ne pouvais pas non plus m’identifier à certains de ces enfants d’immigrés qui prenaient le contrepied des premiers par des tenues vestimentaires qu’ils imaginaient anticonformistes mais qui finissaient par ressembler à des uniformes . Leurs goûts musicaux penchaient vers le style « rap » côté mélodies mais privilégiant des textes souvent violents et aux relents communautaristes.

 

On pourrait résumer musicalement cette guéguerre comme étant un match rap et reggae contre yoddle et hard rock.

 

J’avais pourtant des amis dans les deux bandes, pour autant que je les rencontre seuls. En groupe, ils tombaient vite dans la surenchère identitaire. J’évitais donc de les fréquenter en dehors de l’école quand ils affichaient de manière trop ostensible à mon goût, pour les uns la chemise « paysanne » typique, symbole de leurs convictions nationalistes et pour les autres, les jeans trop larges, le sweat à capuche et la casquette à l’envers.

 

A l’école, « au cycle » ou « au CO » comme on disait, je travaillais ce qu’il fallait, histoire de me donner un maximum de chances pour l’avenir mais aussi pour ne pas décevoir Mamounette et même Paolo qui tenait le mieux qu’il pouvait son rôle de père de substitution. Chez les profs, il y avait de tout : « à boire et à manger » comme l’affirmait si bien Paolo. J’en admirais certains et me plaisais dans leurs cours à cause de leurs connaissances et de leur autorité naturelle mais surtout de leurs qualités humaines comme l’écoute, l’empathie, l’humour, la patience.

J’en détestais d’autres que je trouvais suffisants, arrogants ou alors confus, peu didactiques et ne prêtant aucune attention aux élèves. Mais, avec beaucoup d’efforts, je parvins à travailler pour moi et pas pour tenter de plaire à mes enseignants, me disant que cette réalité préjugeait bien ce que je trouverai plus tard dans le monde adulte et professionnel : des gens avec qui tu es obligé de collaborer et dont certains seront tes amis et d’autres que tu devras te contenter de supporter. Ce réalisme pragmatique m’a permis de ne pas baisser les bras et d’obtenir des résultats scolaires plus que convenables.

 

A l’extérieur, je continuais les scouts, non pas tant par conviction, mais à cause de l’esprit de camaraderie, de l’espace de liberté et d’aventures que me procuraient ces activités du samedi et surtout pour les camps d’été et de ski. Bref, tout semblait baigner dans une routine à nouveau heureuse et insouciante.

 

Je commençais à m’intéresser au sexe opposé et il m’arrivait plus que de coutume de laisser mon esprit vagabonder au rythme de la démarche chaloupée de mes camarades de classe ou d’autres filles croisées dans la rue ou de laisser mon regard se permettre de brèves incursions dans ces décolletés qui affolaient mes sens.

Il y avait une fille de la classe, Emmanuelle, avec qui je m’entendais assez bien. Passionnés tous les deux d’histoire et de géographie, nous avions préparé ensemble des exposés à son domicile ou chez moi. Elle habitait la Tour-de-Trême, une localité accolée à Bulle par le sud.

Nous avions en commun de n’avoir, tous les deux, vécu qu’avec notre mère pendant plusieurs années. Son père, guide de montagne, était en effet décédé dans une avalanche en emmenant des clients en randonnée hivernale aux confins du Valais et de l’Italie, dans la région du Grand Saint Bernard , laissant une veuve et deux enfants : Emmanuelle et son frère Loïc, de 5 ans son aîné. Sa mère, institutrice, ne s’était pas remariée. Manu, comme nous l’appelions en classe, était ce que l’on peut appeler un « canon » et attirait toutes les convoitises de ces mâles ados aux hormones en folie.

 

Pour ma part, j’étais assez timide avec les filles. Si le contact du bras de ma condisciple pouvait parfois me distraire momentanément de ma tâche, alors que nous potassions nos exposés, je n’avais encore jamais osé m’enhardir à lui démontrer d’une manière ou d’une autre mon intérêt. Je craignais par dessus-tout de perdre cette amitié féminine, dont même Xavier prenait parfois ombrage, par un geste ou une remarque qu’elle aurait jugé déplacés.

 

J’étais si craintif que je n’avais absolument pas remarqué les regards appuyés qu’elle me lançait ni le fait que lorsque nous travaillions ensemble, c’est elle qui se positionnait toujours de manière à ce que nos bras ou nos jambes se touchent.

 

Une bonne partie des garçons de la classe, quel que soit leur groupe « ethnique » de référence, étaient beaucoup moins discrets et ne cachaient pas que leurs intérêts principaux dans la vie se résumaient à l’alcool, un peu au foot, au hockey et beaucoup aux filles.En fait, ils s’intéressaient surtout au

potentiel dégagé par ces dernières de leur permettre ou non, comme ils le disaient si élégamment, de tirer un coup. Ils y allaient carrément de propositions de sorties au cinéma ou aux matchs de hockey qui ne laissaient planer aucun doute sur leurs intentions dernières. Ces grands dadais ne manquaient pas non plus d’humilier et de railler celles de nos compagnes qui ne répondaient pas aux critères de beauté de ces jeunes mâles en rut. Certaines pépettes de la classe gloussaient à ces moqueries mais Manu, le plus souvent, s’en fâchait et défendait ses amies humiliées au grand dam de ces apprentis machos qui auraient bien aimé, vu son physique, la mettre du côté des moqueurs et donc des filles accessibles à leur voracité pubère.

 

De même, en vrais « relous » comme nous les qualifions, ils commentaient l’habillement des filles de la classe avec des remarques dont c’était un euphémisme que de les qualifier de déplacées, lourdes ou « épaisses » comme diraient nos amis québecois.

 

Parmi cette brochette d’emmerdeurs, se distinguait « Caillou », ainsi nommé parce qu’il venait du village de la Roche. Il prétendait au rôle de leader d’une bande de jeunes de son village que l’on pourrait définir comme faisant leurs dévotions à l’esprit de clocher et nourris à la haine de l’étranger.

Jean Rodolphe, de son vrai prénom, affichait à l’égard de Manu, une obsession et une insistance sans faille, multipliant les propositions maladroites, les compliments et les critiques sur les autres garçons, espérant par là attirer un jour l’ attention de l’objet de son désir. Il se ramassait râteau sur râteau mais

ne se décourageait pas. Je lui reconnaissais un certain mérite à s’obstiner ainsi même si je trouvais cette attitude, au fond, vraiment pathétique.

 

Environ un mois avant la fin de l’année scolaire, trois semaines avant pour être précis, nous avions organisé, comme de coutume, un souper de classe. Destiné officiellement à fêter la fin d’une année scolaire qui se profilait à l’horizon, bénéficiant de la relative bienveillance des parents assortie de recommandations strictes quant à la consommation d’alcool, ces moments restaient effectivement, surtout des occasions de faire la fête, boire et draguer. Pour l’occasion, toute la classe participait et les deux bandes antagonistes, les « suisses » et « les autres », s’étaient engagées à mettre un bémol à leurs querelles et à collaborer à l’organisation de la fête.

 

Nous avions loué à cet effet la cabane d’un club de football d’un village environnant, à deux pas du lac de Gruyère. La plupart des élèves s’étaient faits véhiculer par des parents. Xavier et moi avions enfourché nos vélos, le terrain de foot étant celui du village voisin. Nous avions la permission de regagner nos pénates à deux heures du matin au plus tard. Nous en étions très heureux et satisfaits mais trouvions cette générosité parentale méritée au vu de nos résultats scolaires plus qu’honorables et des efforts consentis dans nos foyers respectifs, pour mettre la main à la pâte en matière de tâches ménagères et ne pas se la jouer ados rebelles et susceptibles.

Xavier vivait une idylle secrète avec une fille de la classe. Il m’avait averti que l’on se retrouverait le lendemain et qu’il préférait ne pas me donner de rendez-vous pour le retour, « au cas où… », me dit-il avec un clin d’œil lourd de signification.

 

Après une grillade arrosée de bière pour les garçons et de jus de fruits, parfois allongés d’un soupçon de vodka pour les filles, nous avions entamé la disco. Les préposés à la musique avait bien préparé leur coup et programmé pour commencer des musiques au tempo rapide pour une danse en solitaire, histoire de fatiguer tout le monde tout en alternant méticuleusement les différents goûts musicaux des participants. Puis, suivirent des slows dansés à la lueur d’une seule petite lampe. La conjonction de la fatigue et d’un peu d’alcool contribuait largement à désinhiber les plus timides et à rendre cette partie de la soirée plus lascive et donc plus intéressante.

 

La musique n’avait pas encore changé que Caillou invitait déjà Manu qui refusa d’abord poliment puis plus sèchement au vu de l’insistance du bonhomme. Ce dernier se consola en invitant l’une des « pépettes » de la classe, ainsi nommées en raison de leur goût immodéré pour un maquillage excessif, des « tops » plaqués au corps et des minijupes à ras la foufoune. Caillou n’en gardait pas moins un œil sur Manu, guettant le moment où il pourrait peut-être, si ce n’est proposer à nouveau ou alors réussir à imposer qu’elle dansât avec lui.

J’attendais bêtement, un verre de bière à la main pour me donner le courage d’inviter Manu quand celle-ci s’approcha, me prit par la main et me dit : « allez, viens danser ». Je surpris le regard sombre de Jean-Rodolphe mais le perdis vite de vue, Manu m’entraînant dans les recoins les plus sombres de la pièce, à l’abri du regard des autres. La musique, forte, annihilait les autres bruits ambiants. Nous nous laissions porter, nous balançant à peine aux rythmes langoureux des morceaux qui se succédaient. Plus le temps avançait, plus nous nous dansions serrés.

Je sentais sa poitrine s’écraser contre la mienne et ses mamelons durcis effleurer mon torse.

Je ne t’explique pas l’effet que cela me faisait. Cela me gênait et parfois je m’écartais un peu de ma partenaires pour ne pas la mettre mal à l’aise. Je me rappelle qu’elle en avait ri avant de me dire

 

« Reste ! ». Elle avait alors posé sa main à plat sur l’entrejambe de mon bermuda en me demandant si j’avais lu les BD de Tintin. Interloqué, je lui répondis que oui, comme tout le monde même si ça datait largement de l’âge de nos grands-parents tout en lui demandant le pourquoi de cette question. Elle me répondit en murmurant à mon oreille qu’elle préférait avoir dans la main le sceptre d’Isidore plutôt que d’être reine de Syldavie et regarder Ottokar trôner avec le sien. Le sceptre en question battait le rythme de mon cœur et j’avais l’impression qu’il allait éclater tant il me semblait se transformer en béton pour la circonstance. D’ailleurs, depuis ce moment précis, je ne peux plus voir un livre de Tintin sans penser à ce soir-là.

A partir de là tout s’est accéléré. Nous quittâmes discrètement la cabane par une des fenêtres situées

dans la partie de la pièce restée dans la pénombre. Elle me prit par la main et nous courûmes une centaine de mètres en direction d’un petit bosquet situé au bord du lac. La lune se miroitait dans les eaux sombres et les grillons nous chantaient la sérénade.

 

C’était ma première fois, Louis, et je m’en rappelle comme si c’était hier. Nous ôtèrent nos vêtements et Manu m’enfila un préservatif, sorti de je ne sais où, de ses poches sûrement, preuve qu’elle avait prémédité ou du moins prévu la chose. Pour elle aussi, c’était une première fois. Nous fîmes l’amour, d’abord debout, adossés à un arbre, mais avec tant de douceur et de bonheur que nous en oubliâmes l’âpreté de l’écorce et l’inconfort de la position. Le temps de récupérer et de parler un peu, elle alla quérir dans son jeans un deuxième et indispensable accessoire de latex puis nous renouvelâmes l’exercice, couchés sur la mousse du sous-bois. C’était inattendu, surprenant et juste merveilleux !

 

A peine une heure plus tard, nous regagnâmes la cabane en nous laissant guider par la musique.

Manu avait convenu avec ses parents qu’ils viendraient la chercher vers minuit et demie. Il était presque temps. Elle hâta le pas, serrant ma main pour ne la lâcher qu’à l’approche de la cabane en me disant juste « appelle-moi demain ». Puis elle courut en direction de la petite route qui jouxtait le terrain de football et où l’on apercevait les halos des phares de quelques voitures parentales venant récupérer leur précieuse progéniture.

Je regagnai la cabane, espérant y apercevoir Xavier parmi les couples qui dansaient ou attablé avec les bavards impénitents qui refaisaient le monde ou la prochaine saison de « Gottéron », l’équipe fribourgeoise de hockey, en éclusant les dernières bières du stock prévu pour la fête.

Il n’était pas là et je me décidai à rentrer, cette nuit ne pouvant rien m’offrir de mieux que ce que j’avais vécu. Je me dirigeai tranquillement vers mon vélo, cadenassé à une barrière du terrain, côté lac.

 

Avant même d’atteindre le bout du terrain, je sentis qu’on me tordait les bras dans le dos et que quelqu’un me passait un sac de jute, rêche et puant, sur la tête. Aveuglé, je distribuais des coups de pieds dans le vide et appelais au secours. Mes coups ne faisaient que brasser de l’air et ma voix était étouffée par le sac. Ils me forcèrent à marcher. J’estimai la distance parcourue à deux ou trois cent mètres. Quelques instants plus tard, je me retrouvai les pieds dans la vase, avec de l’eau jusqu’à mi-cuisses, attaché à un arbre qui en cette période de hautes eaux, avait les racines et le bas du tronc immergé. On m’enleva ma capuche malodorante qui avait du contenir des générations de patates et je reconnus Jean-Rodolphe, dit Caillou, et une partie de sa garde rapprochée composée d’une partie de la bande des « suisses » : deux jeunes de son village, trois petites frappes de Bulle et Joao, un transfuge de l’autre groupe qui, moqué par les autres pour son embonpoint, avait rallié la bande adverse. Celle-ci utilisait cette entorse à leurs habitudes pour prouver, disaient-ils, qu’ils n’étaient pas racistes et acceptaient tout le monde.

– Alors Géronimo, on fait moins le fier que tout à l’heure ?

– Quoi, tout à l’heure ?

 

– Allez, je vous ai vis partir avec Manu .Vous étiez où ?

 

– Cela ne te regarde pas !

 

– Et comment que ça me regarde. Manu, c’est ma meuf et pas celle d’un métèque comme toi !

 

– Là, je crois que c’est un peu tard, Caillou ! Manu et moi, on est ensemble si tu vois ce que je veux dire…

 

Le coup de poing m’atteignit juste en-dessous de l’œil, je basculai en avant et les ficelles qui m’attachaient les poignets derrière l’arbre me scièrent la peau et glissèrent de quelques centimètres vers le bas du tronc. Cette brusque tension, combinée au frottement des liens sur l’écore fit que la ficelle céda. Je basculai en avant, battant des bras pour me rattraper à quelque chose.

 

Je tombai sur Joao, qui perdit l’équilibre et tomba à son tour. Je terminai ma chute dans le lac, profond à cet endroit, d’une quarantaine de centimètre. Je tentai de prendre appui pour me relever mais mes mains s’enfonçaient dans la vase. Au prix d’un énorme effort, suffocant mais animé d’un réflexe de survie, je réussis enfin à sortir la tête de l’eau boueuse et me recroquevillai, épuisé , hors

d’haleine, en chien de fusil sur la berge boueuse et à deux doigts de perdre connaissance. Je n’entendis donc pas le bruit mat que fit la tête de Joao sur l’un des gros cailloux qui bordaient la rive.

 

Quand enfin j’émergeai et repris vraiment conscience, il y avait une grande agitation autour de moi. La bande s’était détournée de moi et toute l’attention se portait sur Joao, inanimé à deux mètres de moi. Il était inconscient mais respirait encore avec peine, émettant une sorte de chuintement à peine perceptible. Dans le brouhaha, se détacha soudain la voix de Jean-Rodolphe :

 

– Je crois bien que Joao a son compte. On se casse les gars. On rentre sans passer par le terrain de foot et la cabane. Il faut emprunter le chemin qui traverse le bois. On appellera les secours dès qu’on aura du réseau. On n’aura qu’à dire qu’on a perdu Joao et Géronimo, qu’ils se sont bagarré grave et qu’on les a aperçus partir vers le lac. Rémy tu emportes les cordes et le sac de jute. Hugo tu fais un tour et tu ramasses tout ce qui pourrait prouver qu’on est venus ici. Et grouillez-vous, il ne faudrait pas que quelqu’un vienne jusqu’ici.

 

– Hugo tenta une remarque : On ne peut pas faire ça, c’est trop grave…

 

– Et comment qu’on peut ! Finalement, c’est la faute à ce métèque. Il n’avait qu’à pas me provoquer en draguant Emmanuelle. Il n’avait qu’à se tenir peinard, à sa place, et rien ne serait arrivé. Le premier qui dit autre chose aura à faire à moi. En plus, j’en sais assez sur toutes vos conneries pour que vos

parents vous envoient tous en internat.

 

Je les entendais comme dans un rêve. Je réalisai qu’ils étaient tous partis quand le silence se réinstalla. Ils partirent tous. J’avais de la peine à bouger, J’appelai Joao qui ne répondait pas. J’essayai d’appeler au secours mais je n’avais plus de voix. Je cherchai fébrilement mon téléphone mais constatai que j’avais du le perdre quand ils m’avaient agressé.

 

Je grelottai de froid et pensai que nous allions mourir tous les deux dans ce bosquet avant que les secours n’arrivent.

 

Après environ 45 minutes qui me parurent une éternité, j’entendis des sirènes qui se rapprochaient. Peu après, des bruits de pas, des voix et des lumières me tirèrent de ma torpeur et je fus soudain entouré de policiers et d’ambulanciers. Je sentis qu’on m’emmenait sur un brancard puis dus probablement perdre conscience puisque mon premier souvenir suivant se situe à l’hôpital : Mamounette était là, avec Paolo, les deux assis sur une chaise de chaque côté de mon lit, l’air grave.

 

– Isidro, hijo mio, tu te réveilles enfin ! ça va ? Le docteur nous a dit que tu n’avais rien de grave : un œil au beurre noire, une petite commotion et quelques hématomes équitablement répartis sur tout le corps.

– Je pourrais aller mieux. J’ai un terrible mal de caboche et le fait que tu me causes en espagnol comme quand j’étais petit, ne me rassure pas forcément. Est-ce que je serais retombé en enfance ?

 

– Si tu plaisantes, il faut croire que ce n’est pas si grave. Mais si tu voyais ton œil ! Qu’est-ce qui s’est passé. Les policiers m’ont parlé d’une bagarre et d’un de tes copains qui est dans un sale état. Raconte s’il te plaît ! On a juste le temps : un policier attend en bas, à l’accueil et il m’a fait promettre d’aller le chercher si tu reprenais conscience.

 

Je leur racontais tout en éludant toutefois la conclusion de notre promenade romantique avec Emmanuelle. Ils m’écoutèrent, me crurent et m’assurèrent de leur confiance, de leur amour et de leur soutien. Cela me faisait du bien mais n’a pas suffi à éviter tout ce qui a suivi.

 

Le lendemain, alors que j’attendais de sortir de l’hôpital, je reçus la visite d’un policier. Il me demanda de lui raconter ma soirée. Je lui débitai le même récit que j’avais fait à mes parents. Pendant que je parlais, il m’observait avec attention et je perçus dans son attitude et son regard, un mélange de compréhension, de perplexité et surtout, ce qui ne me rassura pas du tout, de la pitié.

 

Alors que je le questionnai, il me signifia seulement que je devais l’accompagner chez le juge des mineurs et que ma version ne correspondait pas du tout à celle de mes camarades de classe. Il me

dit que mon camarade Joao était toujours dans le coma et je n’eus pas besoin de grands discours pour comprendre qu’on me soupçonnait de l’avoir mis dans cet état au cours d’une dispute.

 

Devant le juge des mineurs, je repris pour la troisième fois la narration de ma soirée. Etonnamment, il semblait me croire mais m’affirma franchement que j’étais le seul à soutenir cette version, la plupart de mes camarades ayant tout au plus constaté mon absence momentanée à la fête. D’autres, « la bande à Caillou » pensai-je aussitôt, affirmaient qu’ils m’avaient vu m’éloigner du terrain de foot en me disputant avec Joao.

 

Les jours, que dis-je, les semaines qui suivirent furent extrêmement difficiles. Je fus suspendu de l’école le temps de l’enquête et placé en foyer d’éducation fermé dans le canton du Valais. Pour tenter de ne pas me morfondre dans mon coin et m’occuper le corps et l’esprit, je suivais les cours proposés sur place afin de ne pas perdre mon année scolaire et participais également aux activités sportives.

 

Emmanuelle m’écrivit pour me dire que ses parents lui interdisaient de voir quelqu’un d’aussi violent que moi et que nous ferions mieux d’en rester là. C’était dur à entendre et à encaisser ! Ma seule consolation avait été de savoir, par Xavier, qu’Emmanuelle avait publiquement remis en place Jean-Rodolphe en lui disant qu’elle ne sortirait jamais avec lui, qu’il ne m’arrivait pas à la cheville et que oui, elle avait fait des trucs avec moi qu’elle ne ferait jamais avec lui et qu’elle pensait même qu’il en était incapable. D’après Xavier, Caillou avait perdu ce jour-là une partie de sa superbe et un peu

de son ascendant sur les garçons de la classe.

Seul Xavier maintenait un contact régulier et me donnait régulièrement des nouvelles de la classe et du village. Partout, il me défendait et tentait de convaincre nos amis communs, à l’école, au village et aux scouts que je n’étais pour rien dans ce qui était arrivé à Joao. Ce n’était pas une tâche facile et je lui demandai même de freiner un peu son ardeur à me défendre, de peur qu’il ne se retrouve, lui aussi, isolé. J’attendais donc avec impatience les jours où les éducateurs me rendaient mon téléphone pour une petite heure. J’en profitais pour parler cinq à dix minutes avec Mamounette et Paolo puis, grâce au Wi-FI du foyer, j’utilisais une application gratuite me permettant de converser avec Xavier.

 

Les vacances d’été arrivèrent sans que la situation n’ait bougé d’un iota. La conclusion provisoire de l’enquête était que j’avais blessé, volontairement ou non, Joao lors d’une dispute n’impliquant que nous deux. Je n’avais aucune preuve me permettant de faire reconnaître ma version des faits.

 

Mon seul espoir était que l’un des membres de la bande craque ou que l’on retrouve le sac de jute et la ficelle qu’ils avaient utilisée pour m’attacher à l’arbre.

Joao était toujours dans le coma. Il était hospitalisé au CHUV à Lausanne et ses parents lui faisaient une visite quotidienne. Son père avait proféré des menaces à mon égard mais sa mère et le frère aîné l’avaient raisonné en lui demandant d’attendre, au moins, que toute la lumière soit faite. Ils trouvaient stupide qu’il prenne le risque de se retrouver lui-même en prison alors que seuls des soupçons et non

des preuves existaient à mon égard. Jean-Rodolphe et sa bande avaient fait une ou deux incursions à l’hôpital, la première semaine, puis avaient laissé leur camarade blessé à son sort.

 

A mi-juillet, Joao décéda sans avoir repris connaissance. Xavier et moi étions effondrés et j’imagine qu’il devait en être de même pour un certain nombre de nos camarades, sans parler de la famille de Joao !

 

A l’enterrement, le grand frère de Joao, Luis, étudiant en médecine, prit la parole pour parler de son frère et lui rendre hommage, certes, mais aussi pour stigmatiser la mentalité de clans et les conduites d’exclusion qui, selon lui, étaient les principales responsables de ce drame. Il ajouta que si quelqu’un savait quelque chose sur les circonstances de l’accident et ne l’avait pas encore dit, c’était le dernier moment pour le faire. Un minimum d’honnêteté serait, disait-il, la moindre des choses pour que Joao puisse reposer en paix et que l’on n’ajoute pas une éventuelle injustice au drame qui touchait sa famille.

 

De la bande « Caillou », seul Hugo était présent. De famille modeste, il ne partait que rarement en vacances et passait l’été à aider son oncle agriculteur. Les autres membres de la bande étaient tous en vacances à l’étranger et personne ne put intervenir et tenter de raisonner, voire de menacer le jeune homme étouffé de culpabilité. Il fondit en larmes et sortit de l’église. Le soir même il appelait Luis et, entre deux sanglots, réussit à lui raconter en détails ce qui s’était vraiment passé.

Le lendemain, Luis appelait le juge des mineurs qui ordonna une perquisition aux domiciles de tous les jeunes concernés. Au domicile de Rémy, ouvert, en l’absence de la famille, par un voisin chargé d’arroser les fleurs et de nourrir le chat, on retrouva le sac de jute avec les ficelles à l’intérieur. Hugo répéta ses déclarations au juge qui dut se rendre à l’évidence : elles correspondaient à ma propre version des faits.

 

Le 20 juillet, le directeur du foyer vint en personne me réveiller et m’expliqua la situation. Il tint à me féliciter pour mon comportement lors de ce court séjour et me tendit son propre téléphone afin que j’avertisse mes parents. A midi ils étaient là et m’emmenaient.

 

Au retour de leurs vacances, ce fut la douche froide pour Jean-Rodolphe et les autres. On leur reprocha plus mon agression et l’induction de la justice en erreur que la mort de Joao qui était un accident du à ces circonstances particulières que le juge qualifiait de bêtise crasse et irresponsable. Il furent condamnés à des heures de travaux d’intérêt général à la voirie et à l’hôpital ainsi qu’à un suivi éducatif par des assistants sociaux du Service Enfance et Jeunesse. Leurs parents durent assumer l’ensemble des frais de justice. Ma mère refusa de se porter partie civile , estimant qu’une indemnité n’effaçait pas le tort qui m’avait été fait et que les jeunes étaient suffisamment punis, ne serait-ce que par le sentiment de culpabilité qu’ils traîneraient certainement avec eux pendant longtemps.

La nouvelle année scolaire prit donc tant bien que mal son envol. L’ambiance avait cependant radicalement évolué. Certes, les affinités antérieures subsistaient mais les relations au sein de l’école avaient changé : les bandes n’existaient presque plus et les conflits ouverts n’étaient qu’un mauvais souvenir. Par contre, les grands moments de franche rigolade et les blagues de potaches avaient aussi disparu. Le souvenir de Joao nous submergeait parfois et ouvrait les vannes de larmes que nous ne pouvions retenir, poussées qu’elles étaient par des émotions trop longtemps retenues et maîtrisées. Cette réalité impossible à accepter plombait l’ambiance et nous avait fait grandir trop vite. Nous étions tous plus renfermés, ne nous laissant aller aux confidences qu’avec des amis très proches. Pour moi, c’était évidemment Xavier, et parfois Charles-Albert avec qui nous partagions les trajets, une soirée à discuter, à visionner un film ou à jouer aux cartes, chez moi ou chez Xavier. J’avais pu rediscuter avec Emmanuelle mais quelque chose s’était effectivement brisé et ne permettait pas que nous puissions envisager de reprendre là où nous en étions restés l’été passé. Nous allions l’un et l’autre garder à jamais le souvenir de cette

« première fois » même sans rien en faire de plus qu’une douce réminiscence.

 

Je terminai l’année scolaire avec des résultats convenables qui me permirent d’entrer au lycée.

Ma mère avait obtenu sans problème, au vu des circonstances, que je puisse intégrer un collège de Fribourg malgré les 25 kilomètres nous séparant de la capitale cantonale. Elle pensait judicieux de me permettre de couper avec un lieu lourd de souvenirs douloureux et d’occuper mon esprit en me forçant à m’investir dans un nouveau milieu de vie et d’études.

Xavier continuait au collège du Sud, le lycée bullois. C’était là ma seule réticence à la décision maternelle de me faire poursuivre mes études à Fribourg. Mais comme nous n’habitions qu’à deux cent mètres l’un de l’autre, nous nous promîmes de conserver de bons moments d’échanges et de bavardages.

 

– Eh bien mon nenou, on peut dire que tu as pris un abonnement à l’agence tuiles en tous genres.

 

– Merci, c’est sympa…

 

– Non attends, ce n’est pas un reproche mais presque un compliment : vivre ce que tu as vécu et t’en sortir aussi bien, c’est un vrai cas d’école pour les psys. Dis-moi, à part ça et pour revenir à l’instant présent, tu ne te fatigues pas un peu … ?

 

– Oui, j’avoue que je commence à avoir une méchante attaque de paupières et si ça ne te dérange pas, je crois que je vais profiter de ta chambre d’amis.

 

– D’accord mais à une condition…

 

– Laquelle ?

– Demain c’est congé. Après le petit-déjeûner, je t’emmène aux champignons là-haut et tu me racontes la suite.

 

– -OK, ça marche !

 

– Bonnes nuit le Papé.

 

– Bonne nuit gamin !

 

 (à suivre )

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